Ce qui se joue au Haut-Karabakh est révélateur de l’extrême confusion du moment géopolitique que nous traversons. Le Président Aliev, qui a manifestement décidé de passer à la vitesse supérieure, profite tout à la fois de l’inertie occidentale et de l’enlisement Russe en Ukraine pour s’efforcer de solder à son profit un conflit vieux de trente ans.
Le cessez-le-feu qui est intervenu ces dernières heures remet Moscou dans le jeu puisque les pourparlers entre les parties prenantes se déroulent sous l’égide Russe mais la configuration n’en demeure pas moins lourde d’aléas. Du coté de Poutine, qui entretient des relations plutôt de bon aloi avec les Azéris et les Turcs qui soutiennent les premiers, l’exercice est pour le moins acrobatique car il s’agit d’une part de ne pas se couper la route de ses « alliés » et d’autre part d’éviter que les Arméniens, déçus et délaissés par la Russie, ne se rapprochent que de trop de l’Occident – ce qui de facto semble néanmoins se préciser.
Même s’il s’en défend, le régime de Bakou vise à procéder à une épuration ethnique.
C’est ce qu’a rappelé l’ambassadeur arménien à l’ONU, quand bien même le Président de l’Azerbaïdjan a donné des assurances au Kremlin sur la sécurité des Arméniens. Les développements du conflit, le troisième depuis 1991 et la chute de l’URSS, ne peuvent qu’entretenir le plus fort doute sur les réelles intentions d’Aliev. A ce stade ce sont près de 10 000 personnes qui ont été évacuées de l’enclave.
Par-delà le sort dramatique des populations arméniennes du Haut-Karabakh, un autre motif d’inquiétude se profile à l’horizon, à savoir le risque de poursuite de l’expansion territoriale au sud de l’Arménie afin d’assurer un continuum de la Turquie à la mer Caspienne. Il va de soi que dans cette affaire l’Azerbaïdjan a trouvé dans le conflit ukrainien, qui mobilise Occidentaux et Russes dans une lutte sans fin, une fenêtre d’opportunité pour déployer son projet territorial, avec l’appui avéré d’Erdogan. La faiblesse des réactions européennes et américaines depuis des mois ne pourra renforcer le constat avéré que décidément sur la scène internationale les déclarations de principes sont indexées d’abord sur les systèmes d’intérêts des Etats et sur les alliances que les circonstances dictent aux protagonistes du « grand jeu ».
Chacun ménage le maître d’Ankara parce que tout le monde a besoin de lui et pense tirer profit de cette indulgence.
Le pouvoir azéri, soutenu par le « Reis » réélu en mai de cette année, peut opérer ainsi en toute tranquillité sous couvert de la protection ottomane, sous-traitant de la puissance régionale turque et contribuant à l’élargissement de la zone d’influence de cette dernière. L’écheveau est d’autant plus complexe qu’il révèle toute une tectonique où se dessinent de ces liens paradoxaux dont l’histoire explique les arabesques en apparence surprenantes : l’Iran chiite du côté des Arméniens chrétiens pour contenir l’expansionnisme de la Turquie ; Israël qui tout en démentant prendre parti fournit néanmoins des armes à l’Azerbaïdjan, Tel-Aviv et Bakou partageant la même crainte quant aux visées de Téhéran et de son régime théocratique. Sur fond d’indifférence américaine en raison de l’inexistence de matières premières dans son sous sol et d’impuissance mâtinée de lâcheté européenne, le Haut-Karabakh est sacrifié.
Le déshonneur des Occidentaux qui se gargarisent si souvent de grands mots pour couvrir des aventures guerrières aux conséquences aussi improbables qu’incertaines n’est que le reflet de la situation de déclin moral dans laquelle ils se sont placés depuis plusieurs décennies. Seul le déni dans lequel ils s’enferment leur permet de conserver leur « bonne conscience » en recourant à cette forme de « mauvaise foi », décrite en son temps cliniquement par Jean-Paul Sartre comme le meilleur alibi à l’acceptation tacite de toute aliénation…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne
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