Du redoutable moment géopolitique que nous traversons, il faut prendre conscience qu’il relève de ces forces telluriques qui se soulèvent de loin, c’est-à-dire des souterrains profonds de l’histoire.
De l’Ukraine en Israël, en passant par l’Arménie et pour une part aussi en Afrique, les plaques tectoniques ne cessent de bouger, entrechoquant partout une planète par ailleurs bousculée par d’autres de ces mouvements qui la saisissent dans sa globalité : enjeux environnementaux, migratoires, technologiques, sanitaires convergent pour stresser un monde qui dans le même temps voit se réactiver de très anciennes querelles tout autant territoriales que de civilisations.
La terre ne se soulève pas, elle se convulse, prise d’assauts tout à la fois par l’irréductibilité et par l’irréversibilité : l’irréductibilité de ce que chaque époque transporte d’interrogations qui lui sont propres et l’irréversibilité de ce qui depuis la nuit des mémoires ne cesse de tarauder les peuples.
Les traumas passés, présents et à venir se concentrent dans une même et exceptionnelle temporalité – ce qui rend tout aussi imprévisible qu’incertain le monde de demain.
C’est à l’épreuve de leur maîtrise que sont confrontées toutes les sociétés : maitrise d’une scène internationale où l’Occident n’est plus nécessairement le tensiomètre, maîtrise en conséquence de la cohabitation des civilisations à l’heure où la globalisation rebat les cartes de la géopolitique, maîtrise de la technologie dont les avancées revisitent la relation de l’homme à son anthropologie, maîtrise d’un système productif dans son rapport à l’environnement mais maîtrise aussi de la nature dans sa relation à l’humanité… Les questions sont toutes innombrables, et de la bifurcation décisive que prendra notre destinée collective dépend évidemment le sort général d’une humanité qui se retrouve confrontée à l’équivalence historique que fut le XVIe siècle, époque où l’espoir humaniste fut porté par des découvertes décisives certes, mais catapultée aussi par des conflits tout aussi sombres dont les guerres de religion ne furent pas les moins dramatiques au point qu’ils continuent sous une autre forme à sourdre encore le terrain de notre contemporanéité.
Sans doute pour avancer devons-nous comprendre que nous sommes engagés dans l’une de ces zones de passage qui constituent une forge primordiale où tout se joue, tout se noue, tout s’intrique pour faire advenir demain.
Faut-il en avoir conscience déjà pour fabriquer les outils dont nous manquons pour reconsidérer nos organisations et nos modes de régulation. Faut-il surtout ne rien céder aux facilités de l’immédiateté et de ses emportements pour à l’aide de l’histoire retenir que la Cité ne peut que régresser si elle ne solde pas les blessures du passé alors qu’elle se confronte déjà à de nouvelles épreuves. C’est dans cet étroit labyrinthe que nous avançons, en tâtonnant, de manière chaotique avec d’un côté le retour de l’histoire dans ses formes les plus violemment préoccupantes et de l’autre l’avènement de défis pour lesquels nous sommes encore en quête de solutions. Plus que jamais le politique n’a été aussi indispensable et plus que jamais est-il apparu aussi désemparé, tant dans son ordre interne qu’international. C’est pourtant à travers lui et seulement à travers lui qu’il nous sera possible de retrouver un chemin d’avenir.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne