La semaine qui s’achève est caractéristique d’un trait d’époque. Sur les crêtes incertaines de l’immédiateté et du stress collectif que cette dernière génère, nous rencontrons les pires difficultés à prendre la distance indispensable à la bonne compréhension des événements. Trop souvent, par illusion ou plus grave par une forme de lâche évitement, nous confondons notre appréciation de l’instant avec le réel, prenant pour le dire plus trivialement nos désirs pour une réalité qui de facto nous échappe…
Il en va ainsi de plusieurs éléments constitutifs de l’inquiétante période qui s’est installée depuis les attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre contre Israël. Tous ont partie liée à la marche organisée par le Président du Sénat et la Présidente de l’Assemblée nationale contre l’antisémitisme le dimanche 12 novembre. D’aucuns, commentateurs et acteurs politiques, ont voulu y voir un sursaut significatif, symbole d’une unité nationale retrouvée. Or l’observation simple des faits invite à la prudence et ce pour au moins plusieurs raisons : la participation relative, 180 000 sur l’ensemble du pays, qui contraste avec les 200 000 manifestants de 1990 à Paris seulement après la profanation de Carpentras et encore plus, toute mobilisation confondue pour l’année 2023, avec les imposants défilés des Français pour la défense de leur régime de retraite – un constat qui relativise fortement au demeurant le poids de l’appel des institutionnels à l’origine de cette initiative civique ; la sociologie des cortèges ensuite témoigne d’une composition où la France de la diversité comme celle des classes populaires auront été les grandes absentes – ce dont il faut tout à la fois s’inquiéter et regretter ; les controverses ayant présidé à la préparation de la journée ont en amont révélé l’ampleur des fractures d’une société dont il serait vain et bien naïf d’espérer qu’un simple appel à défiler, pour une cause aussi noble soit-elle, suffise comme par la grâce de la communication à les cicatriser.
Ainsi, le récit politico-médiatique ne peut dissimuler une réalité bien plus nuancée et moins irénique que celle véhiculée par les lectures post-événement.
Il en va de même des explications présidentielles pour justifier sa non-participation. La justification délivrée pour l’occasion par l’Elysée relève d’un biais également. Non pas d’un biais d’optique mais de l’un de ces biais intellectuels ou moraux qui traduit bien plus une impuissance qu’une capacité à maîtriser l’histoire. Implicitement, en recourant à sa position de surplomb et en suggérant qu’il ne voulait pas par sa présence susciter le sentiment de prendre parti, le Chef de l’Etat s’est fait le greffier d’une situation dont il est comptable : les divisons du pays qu’il a refusé de voir durant des années et ce faisant, de traiter avec l’énergie indispensable à leur résolution. Cette justification est doublement mauvaise : parce qu’en creux elle en déduit qu’une marche contre l’antisémitisme opérerait comme un facteur de fracturation et qu’elle illustre ensuite l’insigne faiblesse d’un État qui n’est plus en mesure au plus haut niveau d’assumer la protection de ses valeurs. Cette défaite, d’évidence, de la raison et de la volonté peut néanmoins trouver un baume consolateur. Le déploiement hystérique dont les rues londoniennes communautarisées à l’excès ou les universités américaines wokisées, parfois de manière débridée, sont le théâtre rend justice en retour au modèle universaliste français qui, tout en étant l’objet d’amples entreprises de dénigrements et de subversions, n’en demeure pas moins encore un amortisseur, relatif certes, mais qui limite les embardées telles qu’on peut les observer de l’autre coté de la Manche d’une part et de l’Atlantique d’autre part.
S’il ait un enseignement à retenir de ce constat, c’est peut-être et d’abord surtout que notre meilleur tuteur demeure cette histoire que nos prédécesseurs nous ont légué et que d’aucuns voudraient liquider…
Nous tenons encore un peu bien plus par les hommes du passé que par ceux du présent. Tout simplement parce que les premiers étaient des hommes d’avenir – ce que les seconds ont peut-être oublié d’être…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne