Une agression du président de la République, des déclarations à forts relents complotistes de Jean-Luc Mélenchon, un « influenceur » parmi d’autres en roue libre sur les réseaux : on n’en finit plus de recenser les signes de tensions dont le débat public, ou ce qui en tient lieu, est l’objet.
La dégradation ne date pas d’aujourd’hui, mais elle prend une forme désormais soutenue par sa répétition. On ne débat plus, on s’invective, on s’enferme dans ses propres certitudes, on se cadenasse dans ses préjugés, on ne s’écoute plus, on ne prend plus le temps de laisser passer le temps de l’émotion, on réagit… Certes, un regard rétrospectif nuancera nécessairement cette perception. Les passions dégradantes n’ont pas manqué d’investir l’arène démocratique par le passé, mais elles étaient souvent annonciatrices de périodes troublées.
L’époque n’est plus vraiment à l’argumentation mais à la démolition de l’autre, plus vraiment non plus à la rationalité mais à la pulsion. Le champ intellectuel, qui lui-même a connu ses affrontements sans concessions, non sans prurits sectaires, peine aujourd’hui à se faire entendre, couvert qu’il semble être par un brouhaha incessant où l’immédiateté inhibe la réflexion, où le seul présent coupe la route à toute profondeur historique, où la « punchline » reflète l’immense paresse d’une société gagnée par le choc de ces communautés fracturées. Bien sûr, l’écosystème médiatique qui combine instantanéité, viralité, visibilité facilite cette dégradation. Il ne suffit pas à l’expliquer. C’est bien souvent le fruit d’une paresse intellectuelle que d’en imputer toutes les causes aux dispositifs numériques. Ceux-ci émergent, se développent, deviennent dominants alors que la crise du politique dans sa capacité à représenter et à faire s’accentue.
Cette collision est au principe de cette situation critique que nous traversons. Deux de nos meilleurs intellectuels, Marcel Gauchet et Pierre Nora, ont annoncé voici quelques mois qu’ils mettaient fin à l’aventure de l’une de nos grandes revues, la revue Le débat, signifiant par-là une énième « étrange défaite » : celle de la pensée, du respect, y compris dans la confrontation, de l’échange. Nous vivons un retour des tribus au pire, des féodalités au mieux, dans tous les cas quelque chose qui s’apparente non pas à un désordre, le désordre étant nécessaire à l’ordre, comme l’ombre à la lumière, mais à un chaos entropique.
La démocratisation de l’espace public, louable en soi et dont l’ère numérique est l’un des symboles, s’est opérée sur un double fond, de défiance dans la représentation, de rejet progressif des corps intermédiaires et d’abandon des fondamentaux éducatifs. Nous en payons « cash » la facture, faute d’avoir réparé la démocratie d’une part, et préservé d’autre part une transmission exigeante. Pensant libéraliser la société, avons-nous sans doute oublié que celle-ci ne pouvait approfondir sa liberté qu’à condition qu’elle s’accompagne d’une aptitude à ne rien abdiquer des exigences de la citoyenneté : le politique ne peut penser à côté des peuples, les peuples ne peuvent penser sans qu’on leur ait fournit les instruments de leur émancipation. Oubliant les peuples, on a négligé l’éducation ; négligeant l’éducation, on laisse tomber la démocratie. Ce double processus ensemence toutes les intolérances, corrode l’esprit public et crée un appel d’air pour les imbécilités de la violence.
C’est « l’âme désarmée » pour reprendre le beau titre du livre prophétique, paru dans les années 1980, du philosophe américain Allan Bloom que nous pénétrons dans une ère incertaine. À nous autres de la rendre plus lisible pour la rendre plus vivable. Les prolégomènes de la pré-campagne présidentielle n’augurent à ce stade rien de prometteur. Aux acteurs de cette matrice républicaine de nous apporter la démonstration qu’ils seront en mesure de ramener la démocratie dans une toute autre tonalité que celle de ces derniers jours inquiétants.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et parlementaire