À force de dire que l’histoire ne se répète pas, nous avons fini par oublier tout ce qu’elle nous apprenait. Nous n’avons pas voulu voir le retour de la barbarie. L’Irak : 500 000 morts en vingt ans. Yémen : 380 000 en sept ans. L’Ukraine : 500 000 morts en deux ans. Les Grands, lacs : un million en cinq ans. Le Soudan, l’Érythrée, des millions de victimes. La troisième guerre mondiale est en route.
Le 24 février 2022, la Russie attaque l’Ukraine. Stupeur. Le 7 octobre 2024, le Hamas attaque Israël. Désarrois. Ces deux dates resteront dans l’histoire. L’Occident découvre qu’il est attaqué à l’est et au sud par deux barbaries et ce n’est pourtant une surprise que pour les autruches qui gouvernent le monde. L’arrivée des soldats nord-coréens sur la frontière de l’Ukraine avec la complicité tacite de son allié chinois n’est qu’un indice, un de plus, de notre naïveté : la Corée est liée par un accord d’assistance réciproque avec la Russie.
Les camps des démocraties, perclus de fatigue, se sont aveuglés.
Nous n’avons pas voulu voir les intentions belliqueuses de Poutine, pourtant claires depuis la Tchétchénie, la Syrie et l’annexion de la Crimée en 2014. Il a d’ores et déjà amputé 20 % de territoire de la Géorgie, menace la Moldavie et manipule les élections à Tbilissi. Par ailleurs, nous n’avons pas voulu mettre le holà aux visées agressives des mollahs, pourtant en place en Iran depuis 45 ans ! Nous n’avons pas anticipé la débandade française en Afrique. Quant au Moyen-Orient, l’histoire de ces dernières décennies illustre la cécité des démocraties occidentales incapables d’imposer aux deux camps un traitement équilibré du problème palestinien.
Kissinger disait : quand on ne sait pas où on va, tous les chemins mènent nulle part.
Pour tout arranger les Etats-Unis ont sonné la retraite après leur échec en Afghanistan et leurs refus d’obstacle en Syrie en 2013. L’Europe ne s’est même pas perdu en cours de route : elle ne s’est jamais trouvée. Dans son inconscience, elle dépense moins de 2 % de son potentiel de richesse à sa propre défense, et dans le plus grand désordre. L’Allemagne de Mme Merkel, poussée par des élites mercantiles et parfois corrompues, a commis la faute impardonnable de biberonner le pays au gaz russe. Et elle a continué à vendre ses automobiles en Chine au moment même où celle-ci étranglait Hong-Kong ! La France a cru naïvement qu’en déroulant un tapis rouge devant le Président Poutine à Versailles (2017) ou à Brégançon (2019) elle allait le charmer. En retour, il s’est bien moqué de nous. En Tchétchénie, en Syrie, en Géorgie, à Munich, à Minsk à propos de la Crimée ou du Donbass, les dirigeants occidentaux se sont constamment fait avoir par le maître des Kremlin. Il est difficile – en évoquant tous ces épisodes peu glorieux de faire la part du manque de lucidité et du manque de courage.
L’Occident a maintenant devant lui quatre cavaliers de l’apocalypse qui cherchent à unir leurs destins en semant le chaos : le tsar de toute la Russie, l’empereur de Chine, l’ayatollah de Téhéran et le clown de Pyong Yang.
Leur point commun : la mort ne leur fait pas peur. Le Sud Global, parlons-en. Il est de bon ton de railler son hétérogénéité. Erreur, une fois encore ! Comment ne pas voir le ciment qui lie tous ces pays : la haine de l’Occident, qui fait oublier toutes leurs différences. Avec pour comparses plus ou moins fourbes la Turquie de M. Erdogan et l’Inde de M. Modi, artistes du double jeu.
Tous haïssent ce que nous sommes : la liberté, la démocratie et les droits de l’homme. À leurs yeux, l’Occident ne doit sa prospérité d’aujourd’hui qu’à la colonisation d’autrefois. Et doit être châtiée. De ce point de vue, les Ukrainiens comme les Israéliens se battent… Pour défendre nos valeurs. Ils mériteraient au moins d’être salués pour cela ! Or, l’Amérique elle-même hésite à se mobiliser et pratique le service minimum : les échecs d’Irak et d’Afghanistan l’ont rendu égoïste. Il est vrai que l’armée américaine n’a su gagner aucune guerre depuis des décennies !
L’Ukraine a le droit de se défendre. Israël a l’obligation de se défendre. Nous avons le devoir de les défendre. Mais ni l’un ni l’autre n’ont le droit de commettre des crimes de guerre. Lorsqu’un ministre de la Défense israélien traite les Palestiniens « d’animaux humains, il ne grandit pas sa cause. Les cavaliers de l’apocalypse n’ont pas besoin de nervis.
Au moment où le front ukrainien flanche, où le cancer islamiste diffuse ses métastases sur toute la planète que faisons-nous pour prévenir la grande conflagration qui vient ?
Des discours, des communiqués, des palabres. L’ONU est bloquée, l’OTAN hésite. Nous assistons, fascinés, mais inactifs à la dissémination de l’arme nucléaire, de la Corée du Nord à l’Iran… Quant à la France, elle s’apprête à réduire le budget de défense consacré aux « opérations extérieures ».
« Que faire » disait Lénine ? Beaucoup plus que réarmer. Il faudrait retrouver la force morale qui fut celle des grands chefs qui ont su, il y a quatre-vingts ans, libérer le monde de la peste brune.
Il est loin, le temps ou les GI se faisaient tuer sur les plages de Normandie. Pour gagner au combat, les armes sont nécessaires, mais ne suffisent pas. Il faut aussi une détermination mentale dont nous sommes dépourvus. Les sociétés occidentales, avachies, sont en plein désarmement moral. Or, l’histoire a tranché : Sparte l’emportera toujours sur Athènes.
Un grand chef de guerre américain résumait en deux mots l’explication de toutes les défaites militaires : « Trop tard ». Si l’Occident ne se réveille pas de toute urgence face aux « cavaliers de l’apocalypse, nous aurons à rendre des comptes aux générations qui nous suivent. Elles nous traiteront de lâches. Et elles auront raison.
Bernard Attali