Dans une interview qu’il nous a accordée, Jean-Marie Rouart, écrivain et membre de l’Académie française, nous parle de son admiration pour de Gaulle : un homme soucieux d’illustrer la grandeur de la France, possédant une vaste culture, une grande ambition et un grand sens de l’histoire mais qui a pu se montrer, durant les guerres d’Indochine et d’Algérie, machiavélique, dur et violent.
Revue Politique et Parlementaire – Quel est votre rapport à de Gaulle ?
Jean-Marie Rouart – Ma position est complexe. Je ne suis pas historien, mais j’ai un regard d’écrivain sur l’histoire : j’ai écrit trois biographies (Napoléon ou la Destinée, Bernis le Cardinal des Plaisirs, Morny, un Voluptueux au Pouvoir) et de nombreux textes sur les hommes politiques contemporains. Je pense qu’il ne faut pas avoir trop de révérence pour l’histoire et je mettrais en exergue de tout ce que j’ai pu écrire, un mot de Napoléon : « l’histoire c’est un mensonge qu’on ne conteste plus ».
Je pense qu’en matière historique nous sommes souvent dans un mensonge qui n’est pas conscient, dans un roman national dont beaucoup d’éléments sont des légendes. C’est la formule de La Fontaine : les gens sont chauds pour les mensonges, froids pour les vérités. Et il y a, selon moi, plus de mensonges que de vérités. Mais c’est passionnant car les images d’Épinal comptent autant dans l’imaginaire français que les vérités qui sont parfois mal vues. On leur préfère les légendes. En tant qu’écrivain cela pourrait me séduire car j’ai toujours préféré la vérité à l’exactitude.
Charles de Gaulle fait partie des hommes d’État qui avec Napoléon m’ont le plus passionné. Il est vrai qu’il y a entre eux des points communs : ils possèdent une vaste culture, une grande ambition et un grand sens de l’histoire. La littérature est pour eux un vecteur de la grandeur. Cependant, leur personnalité et les circonstances sont totalement différentes : paradoxalement, je trouve qu’il y a parfois chez de Gaulle une dureté, une intransigeance, parfois plus grande que chez Napoléon.
Néanmoins je me sens très gaulliste. À la manière de Romain Gary, qui s’est converti à la France en partie grâce au général de Gaulle. Celui-ci incarne en effet pour moi la plus belle des conceptions de la France : cette idée façonnée par les siècles, par l’histoire, avec des fondations judéo-chrétiennes fondamentales qui contiennent une forte valeur culturelle dominée par le principe qu’esthétique et éthique sont inséparables. C’est l’idéal grec passé par Rome et adopté par le christianisme. Je crois que les conceptions politiques de de Gaulle ont été enrichies et élargies par ses lectures. Il s’est imprégné de Michelet, de Bainville, de Barrès et plus largement de tous les grands écrivains. Il est d’ailleurs frappant de voir que lorsqu’on lit Histoire de trois générations de Bainville, on a le sentiment de lire du de Gaulle. Il a cette espèce d’acceptation raisonnable de la République, – loin d’être une adhésion essentielle – comme le proclamait Thiers, « c’est le régime qui nous divise le moins ». Il a sur la République et la démocratie les mêmes réserves que Bainville. Puisque la monarchie est désormais impraticable, il faut les accepter mais les contrôler et essayer de limiter leurs erreurs.
RPP – Le grand écrivain de Charles de Gaulle c’est Chateaubriand ce qui nous ramène à Napoléon.
Jean-Marie Rouart – Oui, Chateaubriand pour le style. Car politiquement il y a plusieurs Chateaubriand. L’adhésion à Chateaubriand, c’est l’adhésion au style, mais aussi à l’idée qu’il exprime à la fin des Mémoires d’outre-tombe : nous sommes à un moment où il faut tout reconstruire car nous sommes passés d’une époque à une autre et surtout refonder ce qui a constitué notre société après la disparition – du moins la mise en veilleuse – du christianisme.
L’idée de Dieu a disparu de la société alors qu’il en était l’élément de soutien. L’injustice sociale, l’inégalité, n’étaient tolérables que par l’espérance d’une vie dans l’autre monde.
Chateaubriand disait « j’aime le peuple, je suis prêt à mourir pour lui à la condition de ne jamais le rencontrer ». Cela pourrait être du de Gaulle. Je pense que c’est en lisant Chateaubriand et Barrès que Charles de Gaulle a façonné son style harmonieux où il peut y avoir de l’esprit, de l’humour, mais ce n’est pas un facétieux. Chez Napoléon, il y avait du jeu, de l’amusement, ce que l’on ne retrouve pas chez de Gaulle. Certes, il a un esprit très ouvert, il a lu les grands philosophes, Nietzsche, Schopenhauer, Hegel, mais l’homme privé reste curieusement sinon petit bourgeois du moins assez conventionnel.
RPP – Quels sont, selon vous, les ressorts psychologiques qui font ce qu’on appelle les grands hommes ? Y a-t-il des particularités communes entre eux ? Et qu’est ce qui fait qu’à un moment ces hommes peuvent se transcender ?
Jean-Marie Rouart – C’est l’hubris. C’est cette passion extraordinaire d’un homme pour qui la conquête du pouvoir est essentielle. Tout le reste lui semble n’avoir pas beaucoup d’intérêt.
Certains hommes politiques contemporains comme Chirac ou Sarkozy ont cet hubris ; d’autres ne l’ont pas. C’est certainement le cas d’Hollande qui ne s’est pas représenté pour un second mandat présidentiel. Je n’ai jamais vu un homme d’État qui n’aille pas jusqu’au bout.
Après tout, perdre fait partie du jeu. Napoléon n’a-t-il pas passé son temps à perdre ? En Égypte, à Fontainebleau, à Waterloo, il perd, mais il ne lâche pas. Pour les grands hommes l’identité politique est l’identité supérieure, elle devient presque une mystique de soi-même, ils savent qu’ils portent quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes.
RPP – Mais de Gaulle ne lâche-t-il pas à deux reprises ? En 1946 lorsqu’en désaccord avec l’Assemblée constituante il quitte le pouvoir et en 1969.
Jean-Marie Rouart – Pour moi, en 1946, il s’agit d’un repli stratégique. Il a mésestimé l’agacement et le rejet qu’il avait pu provoquer dans la classe politique. Mais il a surestimé le peuple par rapport au système des partis, système qu’il n’avait d’ailleurs pas vraiment pensé à refonder, il l’a fait après. Quant à son départ en 1969, je pense que c’est de l’ordre de la psychanalyse. Il a trouvé le meilleur prétexte pour partir. Il ne pouvait pas abandonner le pouvoir puisque dans le projet de référendum qu’il proposait il y a toute une partie de ses idées d’intégration des forces actives et syndicales ainsi que la participation qui était un système tellement important pour essayer de changer le capitalisme. C’est l’aspect visionnaire de de Gaulle. Il y a des phrases que j’aime beaucoup qui vont dans ce sens : « Les possédants sont possédés par ce qu’ils possèdent » ou encore dans un ordre différent « si j’ai pu sauver la France à une heure grave de son histoire c’est grâce au tronçon d’un glaive et à la pensée, je dis bien à la pensée-française ». C’est magnifique car ce sont des phrases d’écrivain au sens où la beauté de la phrase contient une vérité.
RPP – Le général de Gaulle aurait-il pu avoir sa place à l’Académie française ?
Jean-Marie Rouart – Il méprisait trop l’Académie, même s’il comprenait parfaitement le génie de Richelieu de l’avoir créée. Il a d’ailleurs eu cette phrase « Tous ces gens qui travaillent pour le bien de la France y compris ces académiciens, qui parfois peuvent être médiocres, et bien nous tous, eux comme moi, nous portons quelque chose de plus grand que nous-mêmes ». C’est d’une grande justesse ! On sent que c’est un homme qui a médité. Et je ne vous parle pas des dialogues avec Malraux où il se montre d’une intelligence supérieure lorsqu’il lui demande « Où en êtes-vous avec Napoléon ? » et Malraux lui répond « Un grand esprit, mais une petite âme » et de Gaulle rétorque : « Pour l’âme, il n’a pas eu le temps ». C’est très intéressant. Il dit aussi que c’est grâce à Napoléon, à l’idée de la France qu’il a enrichie, que les Français sont venus le rejoindre à Londres.
Je suis également d’accord avec lui pour penser que ce sont les écrivains, les penseurs, qui ont, en grande partie, créé cette idée de la France qui lui est chère, liée à l’idée de justice.
Et ce ne sont pas les tribunaux qui l’ont illustrée, car dieu sait qu’ils se sont trompés en condamnant Sirven, Calas et le chevalier de La Barre. C’est Voltaire, Montesquieu qui ont maintenu cette idée de justice, rejoints par Victor Hugo, Zola ou Mauriac. Les juges en France ont commis beaucoup d’erreurs qui souvent ont été réparées par les écrivains. Si on a retenu l’importance de ces écrivains c’est parce que, plus que dans d’autres pays, en France l’écrivain est mystérieusement relié à l’État, comme s’il existait par le biais de la langue française, des connexions secrètes entre eux. C’est pour cela que l’idée de l’Académie par Richelieu est géniale. Il y a – ou il y avait – un lien fort entre l’État, la religion catholique et la littérature.
RPP – Votre fascination pour Napoléon comme pour de Gaulle, ne vient-elle pas finalement du fait que ce sont deux hommes qui entretiennent une relation très étroite avec le pouvoir de l’imagination et de l’imaginaire ? Napoléon dit « Je tiens mon pouvoir de l’imagination du peuple ».
Jean-Marie Rouart – Il a dit aussi « Nous naissons, nous vivons, nous mourrons au milieu du merveilleux » et « Je fais mes plans de bataille avec les rêves de mes soldats endormis ». Il a compris que le Français est un homme d’imagination. La campagne d’Égypte est une œuvre d’imagination, c’est devenu une légende. Tout le monde croit que ce sont des victoires extraordinaires, mais Aboukir est une catastrophe et ensuite il a réussi à tout transformer.
C’est aussi le cas pour la campagne de Russie. Napoléon a compris que l’histoire, c’est de la légende, et cette légende est nécessaire pour vivre. Nous vivons avec la légende. Les règnes très pacifiques et très paisibles, comme celui par exemple de Louis-Philippe, ne laissent pas un souvenir exaltant. Je pense que les Français sont un peuple guerrier qui est divisé et qui a besoin de légendes pour se réunir. Il était réuni par quoi ? Par l’État, la religion et la littérature. J’ai connu cette époque où d’Ormesson faisait l’éloge d’Aragon, il y avait, par delà les opinions et les passions politiques, une entente sur la littérature.
RPP – Quelle est la relation de de Gaulle avec l’imagination ?
Jean-Marie Rouart – Il fait attention à la légende de son personnage. Ses successeurs à l’Élysée, et je l’ai beaucoup écrit à propos de Sarkozy, ont eu du mal à maintenir ce caractère quasiment monastique du pouvoir, ce caractère religieux, mystérieux du pouvoir. Ne pas trop parler, laisser faire les autres. Pour l’hommage à Jean Moulin, le général de Gaulle laisse parler Malraux. Ce n’est pas lui qui parle et d’une certaine façon c’est bien mieux comme cela. Et l’idée du choix de Malraux, qui est quand même un choix extraordinaire, c’est quasiment napoléonien comme légende.
Il a parfaitement compris que l’exercice de la politique est une action dans la médiocrité, dans la médiocrité des faits et des choses.
Il faut à côté de la politique quelque chose de transcendant, de quasiment religieux, un écrivain et un écrivain qui est dans le rassemblement et pas dans les petites querelles des prix littéraires.
RPP – Contrairement à Napoléon III qui avait contre lui Hugo, de Gaulle avait avec lui Mauriac et Malraux, on peut les opposer de ce point de vue là au moins. De Gaulle avait certains des grands écrivains de son côté.
Jean-Marie Rouart – J’étais journaliste à l’époque de de Gaulle. Il avait le peuple pour lui qui étrangement avait une réaction plus intelligente que les élites. Les élites en général étaient dans les petits trafics politiques. C’est grâce à une entente entre le peuple et de Gaulle qu’on a pu aboutir à des institutions qui ont montré comment finalement il fallait gouverner si l’on voulait parvenir à un peu d’efficacité. C’est une entente extraordinaire. Il a toujours été soutenu, il a gagné presque toutes les élections même quand il a adopté sur l’Algérie une position qui désavouait sa promesse de garder l’Algérie française. Mais le peuple a compris la nécessité de ce revirement. En dehors de Malraux et de Mauriac, il était très peu soutenu par les écrivains et pas du tout par l’intelligentsia.
RPP – Est-ce un désaveu volontaire de sa part ou est-il guidé par l’incapacité à maîtriser les événements ?
Jean-Marie Rouart – Je pense qu’il était plus machiavélique que cela. Il a caché son jeu. Mais sans doute ce jésuitisme était-il nécessaire. Je peux comprendre ces nécessités de la politique. Je comprends moins sa dureté envers ceux, surtout les militaires, qui se sont sentis trahis.
RPP – Vous avez fait un parallèle entre Louis-Philippe et de Gaulle. Louis-Philippe c’est un règne assez heureux, assez pacifique et on va entendre Lamartine et Tocqueville dirent quelques semaines avant sa chute que la France s’ennuie. Pour de Gaulle on a la même chose avec Viansson-Ponté en 1968. Est-ce que vous feriez un parallèle entre Louis-Philippe et de Gaulle et la manière dont l’un et l’autre ont quitté le pouvoir ?
Jean-Marie Rouart – Non. Louis-Philippe n’a laissé injustement aucune légende. Il ne correspondait pas à cette idée romantique dont les Français ont besoin. Le mot d’ordre « Enrichissez-vous » ne leur suffit pas. Ce sont soit des guerriers, soit des hommes qui ont besoin qu’on les rassemblent dans un vaste projet. C’est pourquoi Napoléon a en partie si bien correspondu à leur attente.
On reproche au projet napoléonien d’avoir fait des morts, mais il en a fait moins que la guerre de 1914. Les guerres ont été largement dues à l’hostilité intraitable de l’Angleterre, mais elles ont eu le mérite de souder le corps social : sinon il y aurait eu une guerre civile permanente.
Comment voulez-vous régler la question des biens nationaux sans une guerre civile. Deux vérités s’opposaient et il faut reconnaître l’habilité géniale de la fusion du monde aristocratique spolié et du monde républicain jacobin qui ont fini, y compris physiquement, par se marier ensemble. C’est une synthèse qui n’a pu étrangement se produire que par ces guerres durant lesquelles beaucoup d’aristocrates se sont ralliés. Napoléon disait d’ailleurs des aristocrates : « Seuls ces gens savent servir ». Il aimait faire ces guerres, mais il adorait également construire.
En Égypte il fait désembourber le futur canal de Suez. Il adorait l’aspect civil des choses, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a institué la Légion d’honneur contre l’avis de tout le monde. Lorsqu’il rentre d’Égypte il dit d’ailleurs : « Le prochain chef d’État ne doit pas être un militaire, ça doit être un civil ». Au moment où il arrive au pouvoir, Napoléon correspond parfaitement aux aspirations de la France : sécurité, enrichissement, etc.
RPP – Et de Gaulle aussi ?
Jean-Marie Rouart – De Gaulle arrive à son heure dans la deuxième partie de sa vie. Mais ce qu’il y a d’ennuyeux, c’est qu’il porte une partie de la responsabilité de l’échec de la IVe République en matière coloniale. À mon sens, il a commis plusieurs erreurs. La première concerne l’Indochine. De Gaulle n’a pas fait partie des soldats coloniaux. Il a vis-à-vis de l’Empire français une position qui lui vient de Londres. C’est tout ce qu’il garde comme héritage. Il a la France comme idée, mais comme territoire la seule chose qui lui reste ce sont les colonies de l’Empire français. Il va donc s’arc-bouter pour les garder.
En Indochine lors de la mésentente entre Leclerc et d’Argenlieu, de Gaulle choisit le second. C’est un choix désastreux, vraiment regrettable, parce qu’il va finalement déboucher sur la guerre d’Indochine. Par une erreur de jugement, qui d’ailleurs est la seule qu’il ait reconnue – il l’avouera à Sainteny favorable à un accord : « C’est vous qui aviez raison » – de Gaulle va avoir cette responsabilité de laisser s’enclencher tout un processus qui va amener Hô Chi Minh à tomber dans le camp des Chinois et du système communiste alors qu’il pouvait très bien s’insérer dans un premier temps dans l’Union française en évitant la présence américaine.
Curieusement par son absence de lucidité sur la question coloniale, il a sa part de responsabilité dans la guerre d’Indochine. C’est terrible à dire et, en tant que gaulliste, cela m’attriste. C’est un grand pari manqué.
RPP – N’a-t-il pas finalement une conception assez proche de celle de la droite vis-à-vis de l’aventure coloniale au XIXe siècle ? À l’époque, la droite n’était pas colonialiste, en l’occurrence c’était plutôt la gauche républicaine qui l’était. N’est-ce pas cet héritage politique qui fait qu’il a une forme de distance par rapport à l’empire colonial et que son horizon c’est quand même l’Europe ?
Jean-Marie Rouart – Oui tout à fait, mais il est quand même curieux que la colonisation lui ait paru une façon d’asseoir le pouvoir de la France. Lyautey et Gallieni avaient compris qu’il y avait quelque chose d’incohérent dans les principes fondamentaux qui animaient la colonisation : à la fois on développait la théorie du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et on maintenait ces peuples colonisés sous tutelle, de plus sous tutelle d’argent puisque c’étaient les grands propriétaires qui avaient la main mise sur la politique, dans des conditions souvent discutables d’ailleurs.
Sachant cela, il est étonnant de la part de de Gaulle de ne pas avoir réfléchi à la manière de décoloniser en gardant l’idée de l’Union française.
Le drame pour l’Algérie, c’est d’avoir parlé de l’Algérie française et rapidement procédé à son indépendance. Il s’est montré d’une grande violence dans cette césure. Peut-être parce que lui-même se sentait mal à l’aise de s’être déjugé. On peut trouver que les Français d’Algérie ont mal réagi, mais en l’occurrence c’était sinon légitime du moins compréhensible. Sous les ordres du général Ailleret, on avait demandé à l’armée de s’impliquer dans la pacification, de construire des écoles. On a exigé des militaires un travail pour lequel ils n’étaient pas fait et ils l’ont accepté. Ils ont montré un grand dévouement et beaucoup d’abnégation. Beaucoup d’entre eux avaient connu la défaite de 1940, ensuite le désastre de l’Indochine où ils avaient été complètement abandonnés par le pouvoir à Cao Bang et Dien Bien Phu dans des conditions lamentables, puis on les a envoyés en Algérie. Là ils ont essayé de retrouver foi en un idéal militaire terriblement malmené. Ils ont cru dans les promesses de de Gaulle. D’où le désespoir devant le virement de bord.
Enfin il y a la question des harkis qui restera, dans l’histoire du général de Gaulle, comme une tâche indélébile, parce qu’il a laissé se commettre, en connaissance de cause, un véritable massacre.
Les Accords d’Évian ont été faits d’une telle façon qu’on a laissé toute latitude au FLN de régler ses comptes. Et il y a des textes du général de Gaulle qui sont terribles. ll parle des harkis comme d’un magma complètement inutile. On peut se demander pourquoi les subalternes n’ont pas non plus fait preuve d’humanité : c’est Joxe qui a donné des ordres pour punir les officiers qui aideraient les harkis en demandant à ce que ça ne se sache pas. Lorsque le Président Macron parle de crime contre l’humanité dans la guerre coloniale c’est, à mon avis, un peu rapide car ce n’est pas contextualisé. Nous sommes là dans l’abandon d’hommes qui avaient servi la France, qui s’étaient battus pour nous, et envers lesquels nous avions des devoirs. C’est une question de l’honneur de l’armée, de l’honneur de la France. C’est invraisemblable qu’un homme comme de Gaulle qui était tant attaché à l’honneur l’oublie subitement. On a l’impression de ne plus avoir affaire au même homme.
L’explication psychanalytique et réaliste qu’on peut donner, c’est que de Gaulle accède au pouvoir à 67 ans et qu’il se dit qu’il arrive trop tard, qu’il doit se dépêcher. Il veut à tout prix avoir les mains libres sur le plan international parce que sa passion, c’est remettre la France à niveau dans le concert des nations. Comme les Américains ont passé leur temps à nous torpiller sur l’Algérie et déjà sur l’Indochine, il va tout liquider sans prendre le temps de se préoccuper des questions humaines. Il devient un monstre froid au service d’une passion intransigeante.
RPP – L’indépendance de l’Algérie était un processus inéluctable, ce sont les conditions dans lesquelles elle a été réalisée qui sont incompréhensibles, mais de Gaulle ne croyait pas du tout à l’intégration à la « Soustelle ».
Jean-Marie Rouart – Nous étions dans une époque où nous mélangions tout. Peyrefitte s’est rendu compte qu’il avait été roulé dans la farine par de Gaulle qui avait fait sortir l’article sur la partition uniquement pour que le FLN ait peur et négocie plus vite. Sur le fond de Gaulle avait raison, l’indépendance de l’Algérie était inéluctable : la maintenir française était aller à l’encontre de l’un de nos principes fondamentaux, mais sur la méthode c’est d’une violence difficilement tolérable.
RPP – Le jeune journaliste que vous étiez à l’époque était-il conscient de tout cela ?
Jean-Marie Rouart – En 1967 j’étais journaliste politique au Figaro. Les conférences de presse du général de Gaulle et ses discours me donnaient le sentiment de la grandeur, de cette extraordinaire mise en scène de la France que je n’ai jamais jugé ridicule. Il semblait soucieux d’illustrer cette grandeur de toutes les manières. Par exemple, de prendre des ministres avec beaucoup d’allure physique : Mesmer, Fouchet, Couve de Murville, étaient le contraire des petits bonshommes binoclards et barbichus de la IVe République. Et puis il y avait Malraux. C’est quand même une idée géniale. Cela montre un côté presque napoléonien d’attachement aux symboles. Il voulait frapper les imaginations. Il se disait que les Français avaient toujours besoin de rêver et il les a fait rêver avec quelqu’un qui avait eu un destin extraordinaire. Les successeurs de de Gaulle n’ont pas compris que le pouvoir, c’est bien sûr une vision, une action, mais aussi une mise en scène symbolique. Pour moi, ce dont les chefs d’État se sont le plus éloignés de de Gaulle à leur détriment, c’est en ne comprenant pas la nécessité du mystère et parfois du silence. Surtout il ne faut pas tuer les mots par trop de mots, les mots doivent rester quelque chose de rare, de simple, d’imagé, et de directement compréhensible.
Aujourd’hui lorsque les hommes politiques s’expriment, je ne les comprends pas.
J’ai beaucoup d’estime pour le Président Macron, c’est quelqu’un de très intelligent, mais j’ai du mal à retenir ce qu’il dit. Il est trop verbeux, trop théorique à mon sens. La démocratie implique des discours qui sont très simples et qui disent rapidement des choses. D’autre part les présidents qui ont succédé à de Gaulle semblent ne pas se rendre compte qu’ils sont les héritiers des rois qui guérissaient les écrouelles. Il est resté dans notre vision du pouvoir un élément sacré hérité des rois thaumaturges. Il ne faut pas croire que l’on efface tout, ce n’est pas vrai, on n’efface pas le temps des cathédrales.
La preuve c’est que la plupart des débats que nous avons en France, sur le voile notamment, semblent des débats théologiques qu’on a laïcisés. On a le sentiment que les Français continuent leurs querelles qui ont presque toujours un soubassement religieux. On décortique pendant des heures les mots alors que c’est aussi éloigné de la réalité que la théologie. Et beaucoup de questions en France ont tendance à devenir quasiment théologiques.
Le modèle mis en place par de Gaulle basé sur le principe non avoué de la monarchie élective est une idée à mon sens remarquable parce qu’elle réconcilie la monarchie et la République. Cela permet à la démocratie d’être efficace avec un chef de l’État qui peut gouverner. Mais il fallait à mon sens maintenir le septennat avec toutes les prérogatives du Président de la République et le rôle du Premier ministre. Avec la cohabitation on a détruit ce système. Accepter la cohabitation, c’était renier l’acquis du général de Gaulle en se cachant derrière le facile alibi de la pérennité constitutionnelle. La lettre y était, pas l’esprit. Cette dérive a amené le quinquennat, ce qui modifiant le rapport entre le Président de la République et le Premier ministre, tend à complètement dénaturer le système. On a souvent l’impression que dans ces conditions, la démocratie arrive à un aboutissement, à une paralysie qui est au fond génératrice d’une sorte d’anarchie. Ce n’était pas le but des institutions. Une anarchie qui se diffuse, chacun tire vers lui, vers son intérêt. Et comme c’est le poison français de tirer chacun vers soi, on a le sentiment de ne plus avoir une communauté. De Gaulle avait réussi à asseoir sa constitution sur trois piliers qui ont toujours été constitutifs de la nation française : l’État, le catholicisme, ou plutôt le judéo-christianisme, la pensée française, illustrée par la langue et la littérature. Ces piliers fondateurs semblent en bien mauvais état aujourd’hui.
Jean-Marie Rouart
Écrivain auteur de Les Aventuriers du Pouvoir (Col Bouquins Laffont)
Membre de l’Académie française
Propos recueillis par Arnaud Benedetti et Éric Anceau
Photo : Wikimedia Commons