Pédopsychiatre de service public pendant plus de trente ans, je peux témoigner de mon inquiétude devant l’augmentation des nouvelles pathologies rencontrées chez les jeunes enfants. Je précise d’emblée qu’il s’agit des enfants les plus jeunes, exposés massivement aux smartphones, tablettes et TV. Ces effets ne doivent pas être confondus avec les effets que l’on déplore chez les adolescents, ni avec les effets chez les adultes, ce sur quoi chacun d’entre nous peut se questionner, mais qui n’a aucune commune mesure avec les effets dévastateurs sur le développement des jeunes enfants.
Pourquoi cette alarme?
D’abord parce que le jeune enfant ne peut se construire qu’avec et dans la relation avec un adulte attentif : ce qui malheureusement n’est pas le cas pour des adultes captés par les programmes et applications numériques, conçues pour être addictives.
Ensuite parce que le développement se construit sur des étapes successives, chacune (si elle est acquise) permettant la suivante ; si l’une est « ratée », la suivante ne pourra se mettre en place. Par exemple, le langage doit se mettre en place pendant la 2ème, voire la 3ème année ; après 5 ans, ce ne sera plus possible. Les enseignants et psychologues témoignent de la situation de ces enfants qui, pour 50% d’entre eux, arrivent à l’école à la rentrée 2022 (après les confinements et une surexpositions aux écrans de leurs parents, et à leurs propres écrans ) sans langage : que vont-ils devenir, quels soins vont-ils nécessiter ?
Aujourd’hui, les enfants reçus dans une consultation de pédopsychiatrie présentant des symptômes nouveaux, répétitifs, apparus de manière massive depuis cinq à dix ans : enfants de moins de 3 ans, exposés aux écrans de six à douze heures par jour – tablette, télévision, smartphone, ordinateur, qui présentent des troubles du développement inquiétants, allant jusqu’à évoquer des signes autistiques.
Ces enfants sont dans leur monde, ils ne regardent pas toujours l’adulte, semblent absents de la relation à l’autre, ne répondent pas à l’appel de leur prénom et présentent d’importants retards de langage : ils ne parlent pas ou s’expriment dans un pseudo-langage (qui peut faire illusion et même rassurer quant à leurs compétences), répétant en écho, sans les comprendre, des mots et des chiffres en anglais. Leurs jeux sont pauvres et répétitifs : ils alignent des petites voitures, placent longuement des objets devant leurs yeux, les jeux de construction ne les intéressent pas, ils n’inventent pas de scénario, ne développent pas de jeux symboliques…
Ils ont peu d’échanges avec leurs parents, eux-mêmes plongés dans la consultation de leur smartphone, ce superbe médicament aux effets puissamment indésirables : à la fois sédatif et addictif, anti-stress et toxique, qui donne l’illusion de la relation permanente et isole en même temps.
Cette présence du numérique est particulièrement visible pour chacun de nous dans les transports en commun, les lieux publics, les restaurants : les enfants, dans les poussettes, sont rapidement placés devant un écran s’ils manifestent inconfort ou impatience, notre société supporte mal un enfant qui pleure ou qui dit « non ». De même que les adultes feignent de croire que leurs écrans peuvent les soulager de leur fatigue, de leur ennui, ou de leur solitude, de même on voudrait croire que ces objets n’ont que des effets positifs pour les petits : cela est faux ! Le souci de protection des tout-petits est pourtant très présent dans d’autres domaines : on les emmène chez le médecin, on les vaccine, on surveille de près leur alimentation, on se soucie de leur mode de garde… Mais, malheureusement, on prête moins attention à leurs interactions.
Or, les enfants ne sont pas des adultes en miniature. Ils ont des besoins bien spécifiques, notamment affectifs et relationnels.
Des parents désemparés mais réactifs
Les parents parlent moins à leur enfant, donc, et jouent moins avec lui. Dès lors, comment pourrait-il développer son langage, indispensable pour s’intégrer socialement ? Il faudrait qu’il apprenne tout seul, de lui-même ? C’est oublier que l’apparition et le développement du langage se font dans un contexte d’interactions, de manière progressive, au cours des deux premières années de la vie. Il y a d’abord la découverte des objets, la jubilation de l’expérimentation, puis de la maîtrise de ces objets ; ensuite, le désir de les partager et de comprendre leur utilisation, à l’aide des adultes. L’enfant sollicite son parent par son regard, puis par son doigt pointé, pour obtenir le nom de l’objet et si possible un petit scénario qui raconte son utilisation. Le langage est trouvé et construit à deux.
Par ailleurs, ces enfants qui passent des heures devant des écrans ( 3H par jour en moyenne à 3 ans selon l’IFOP en 2021) ne font plus d’expériences motrices qui permettent d’associer l’image, le son, le sens du mouvement et les positions du corps qu’il suppose. Ils expérimentent moins les relations avec les autres enfants, n’ont plus besoin de parler, ne font plus l’expérience de leur pouvoir sur les objets et le monde concret.
On lit souvent que ce serait de la carence parentale : un discours qui vise à culpabiliser les citoyens de façon individuelle. Pourtant, nous sommes tous susceptibles de développer une addiction au numérique ; il conviendrait donc, comme pour l’alcool ou le tabac, d’en protéger les plus jeunes et les plus fragiles, car les écrans sont présents dans tous les milieux et toutes les familles pensent qu’ils sont bénéfiques.
Les parents finissent par découvrir l’enfermement et l’addiction de leur enfant aux écrans, mais ont de plus en plus de mal à l’en détacher et se retrouvent souvent en grande difficulté face à ses explosions de colère et de frustration.
Souhaitant dans leur grande majorité le meilleur pour lui, les parents, désemparés, acceptent les conseils beaucoup plus facilement qu’il y a trente ans et les mettent en pratique, avec de bons résultats. Cette réactivité étant facile à mobiliser, il est d’autant plus révoltant que rien ne soit fait sur le plan national pour informer les parents.
Informer : une urgence
Les PMI, les crèches, les psychologues scolaires et les pédiatres alertent sur cet état de fait qui leur apparaît comme un problème majeur de santé publique. L’explosion du nombre de diagnostics de troubles du spectre autistique (1 enfant sur 100 aujourd’hui, contre 1 sur 10 000 il y a trente ans) ne, trouverait-elle d’ailleurs pas là l’une de ses explications ? Les troubles les plus graves peuvent êtres réversibles à l’arrêt des écrans si celui-ci intervient tôt. La Haute Autorité de santé semble rester sourde à ces inquiétudes. On entend et on lit souvent des propos émanant d ‘« experts » n’ayant aucune pratique auprès d’enfant jeunes, et qui entretiennent cette confusion entre les âges. Contrairement à ce qu’on entend souvent (« il n’y a pas d’études »), des centaines d’études existent la plupart en anglais ; en France, l’étude ELFE ( INED et Inserm, 2018) met en relation le temps d’écrans avec le retard de langage, les troubles du sommeil, les troubles de l’attention, et les troubles du comportement.
Les conditions de vie des jeunes parents sont difficiles (transports, emplois peu gratifiants), ils sont touchés tous les milieux par la précarisation, l’éloignement des familles élargies et ce qu’on appelle la prolétarisation (la perte progressive des savoirs-faire, du pouvoir décisionnaire et créatif de chacun, même hors domaine professionnel, et de certains éléments de la transmission comme la cuisine, les chansons, les comptines, le jardinage) : tout cela pose la question du soin au niveau sociétal et politique, le soin étant défini par l’attention des aînés et des plus forts aux plus jeunes et aux plus fragiles.
En 2004, les propos du responsable de TF1 sur « le temps de cerveau disponible » de ses téléspectateurs pour la publicité ont fait polémique, à juste titre.
Mais capter le temps de cerveau disponible des bébés est source de dégâts bien plus importants encore que d’aliéner celui des adultes.
C’est du temps perdu pour leur développement, leurs expérimentations, leur découverte du monde, leur pouvoir d’agir sur ce dernier, leur socialisation, leur prise d’autonomie, leur créativité. Ce n’est pas, bien sûr, ce que souhaitent les parents.
Qu’attendent donc les pouvoirs publics pour s’emparer de ce problème de santé publique et de société et pour informer clairement les parents et les éducateurs à son sujet ?
Les écrans existent et personne n’imagine raisonnablement les supprimer.
Mais leur consommation, au même titre que la consommation alimentaire, a ses limites et demande à être encadrée. « Mangez 5 fruits et légumes par jour », recommandent les messages publicitaires pour les produits alimentaires (surtout pour les plus gras et les plus sucrés!). Pourquoi ne pas inscrire sur les écrans, dans le même esprit : « Jouez avec vos enfants, parlez leur 5 fois par jour »? Il appartient aux adultes, c’est leur responsabilité, de connaitre les écrans, de limiter leur usage et de fixer des règles, individuellement et collectivement.
Marie-Claude Bossière
Pédopsychiatre
Associée à l’Institut de Recherche et d’Innovation
Membre du collectif CoSE
Auteure de « Le bébé au temps du numérique », éditions Hermann, 2021.