Paris croule sous les ordures ménagères, triste reflet symbolique de l’état du « cher et vieux pays » à la veille d’une étape décisive dans le conflit autour de la réforme des retraites, mais le malaise gagne avec l’impression que peu importe la triste image renvoyée au reste du monde d’une France abîmée, clivée, en train de s’affaisser inexorablement du moment que l’exécutif aura pu passer envers et contre l’opposition majoritaire fédérée par l’union syndicale son projet de loi rejeté par tous ceux qui défilent dans les rues pour la 8e fois en l’espace de deux mois ! Le bras de fer sera assumé quoiqu’il en coûte jusqu’au bout…
Quelles que soient ses conditions d’adoption, recours au 49.3 ou pas, la loi sera marquée à jamais par le choix de l’exécutif de procédures de restriction du temps du débat, le vote bloqué au Sénat constituant la cerise sur le gâteau indigeste du 47.1 servi aux parlementaires ; vote de responsabilité et non d’adhésion ni blanc seing d’une majorité « naturelle », toutes les formules incantatoires masquent mal un climat d’incertitude prégnant et la fébrilité des acteurs de ce gâchis d’une ampleur spectaculaire qui restera dans les annales des deux mandatures comme une des illustrations de l’échec de la macronie à rassembler le pays autour d’un projet d’avenir partagé.
En guise de rebond, cette réforme bâclée souligne encore plus l’état de délabrement du débat politique après qu’il ait été lamentablement escamoté lors des deux scrutins focaux de 2022.
Elle scellera vraisemblablement le naufrage définitif de l’ex droite de gouvernement à qui nombre d’électeurs reprocheront d’avoir apporté son soutien aux promoteurs d’un texte dont on découvre les lacunes au fur et à mesure où on en discute les détails, et paradoxalement elle offrira à l’ex gauche de gouvernement effondrée le 24 avril 2022 une opportunité de rebondir dans la perspective de 2027. Des deux principales victimes de l’entreprise initiée en 2017 de démolition des composantes « traditionnelles » de l’exercice des responsabilités en France, celle de droite qui a survécu au Sénat et au niveau local paiera avec son implosion probable le prix le plus cher à terme de ce malentendu majeur dont la genèse remonte à l’élection du 24 avril 2022 par défaut et non par adhésion univoque au programme du candidat vainqueur. Qui trahit quoi et pour qui dans ce jeu de dupes dont le seul objectif retenu par l’opinion demeurera le report de 2 ans de l’âge de départ car pour le reste il y a fort à parier que bien peu sont ceux qui se retrouveront dans l’exégèse du texte complexe de ce projet de réforme ? On aura entendu proférer toutes les inepties dont la plus cynique est la qualification de « réforme de gauche » pour cette proposition de loi adoubée par une commission mixte paritaire où tout aura été concédé à l’ex droite de gouvernement en dernière minute pour obtenir le résultat sans surprise d’un accord (10 voix pour, 4 contre) avant le vrai combat dans l’hémicycle du Palais Bourbon où le dénouement de ce psychodrame se jouera, certes rien qui contrevienne à l’ordre du jeu parlementaire. Mais les ides de mars sont souvent synonymes de période de grande confusion et de danger, propice à toutes les trahisons…
De plus en plus impopulaire et marquée au fer rouge de l’estampille d’injustice, ce qui est certain, c’est que cette réforme ne constituera une victoire pour personne en définitive.
Après le soufflet de la fin de non-recevoir des syndicats sous couvert de respecter le processus parlementaire en cours, l’exaspération risque de grandir ; le pouvoir, la technostructure hors sol et les soutiens du projet de réforme, assimilés dangereusement à la « France d’en haut », celle qui peut se permettre des bras d’honneur face aux difficultés de survie de « ceux qui ne sont rien », parce qu’elle est relativement préservée pour le moment des secousses de l’inflation galopante et de la récession, escomptent que le soufflé de la contestation retombera de lui-même une fois la séquence du vote passée et tablent sur la résignation et l’essoufflement du mouvement. Tout rentrerait dans l’ordre donc avec les tours de passe-passe et de communication usuels ? C’est oublier que quand on a semé le vent de la colère avec une telle constance dans une marche perçue comme forcée à tort ou à raison, en tout cas maladroite, on finit toujours par récolter la tempête tôt ou tard…
Demain, la porte risque bien de s’ouvrir sur une radicalité qui sera proportionnelle à la rancœur accumulée au cours d’une crise où rien n’aura été maîtrisé ni conduit de manière correcte.
Dans le climat actuel de violence qui imprègne le débat public pour autant qu’il ne tourne pas au dialogue de sourds, la notion de légitimité démocratique peut prêter à bien des interprétations et elle s’avère dangereusement fragile quand se dessine un tel divorce entre ce que certains qualifient avec mépris de « rue » et les institutions.
Pour résorber ce cauchemar dans lequel le « cher et vieux pays » est en train de perdre son âme et nettoyer pas seulement les rues de Paris, mais l’ensemble de la maison France, il faudra un sacré coup de balai dans l’exercice de la gouvernance et sans trop tarder, sous peine de sombrer dans le chaos…
Eric Cerf-Mayer