La question de l’intercommunalité est étroitement liée à la question de la ruralité mais aussi de la conception que l’on se fait de la décentralisation.
L’éparpillement historique des communes en France dans des territoires à la géographie parfois très contrastée, comme le fait que la moitié des communes ait encore en 2019 moins de 500 habitants, ont posé depuis longtemps la question de savoir comment faire pour que de petits villages isolés ne soient pas les victimes du processus de concentration urbaine qui s’est développé dans tous les pays industrialisés. L’intercommunalité est apparue progressivement comme la solution idéale, alliant la souplesse à l’efficacité – ce qui n’a pas été pendant longtemps le cas des fusions de communes – pour organiser les services publics au niveau local.
Sans que l’on puisse revenir ici sur la longue histoire de l’intercommunalité, on doit rappeler que l’on est passé d’une logique de coopération et de gestion, qui était celle des traditionnels syndicats de communes apparus à partir de 1890, qui prenaient en charge à moindre coût certains services publics, à une logique d’aménagement du territoire et de planification pilotée par l’État et ses préfets à partir de 1959 avec les premiers districts urbains qui constituent le prototype des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre. Les intercommunalités intégrées disposant d’une fiscalité propre et de compétences obligatoires, notamment en matière d’aménagement foncier, ont été conçues à l’origine pour organiser le fait urbain puis étendues au milieu rural. Avec la loi du 6 février 1992, qui crée les communautés de communes et les communautés de villes, on passe à une troisième époque de l’intercommunalité reposant sur une logique de projet et de libre association contractuelle devant faire vivre la décentralisation, avec, notamment, la possibilité ouverte de choisir entre trois régimes fiscaux différents. L’idée d’une libre décision locale va s’évanouir assez vite et laisser la place à une reprise en main de l’aménagement par l’État. La loi du 16 décembre 2010 vise à mettre un terme à la prolifération anarchique des intercommunalités dont les périmètres ont été estimés trop petits par les réformateurs, entend achever une véritable carte des intercommunalités, rend l’adhésion à ces dernières obligatoire pour toutes les communes à l’horizon 2014 et revient à l’idée d’un avenir purement urbain en créant les métropoles et les pôles métropolitains.
On est donc très vite passé d’une formule locale et rurale à une formule étatique et urbaine.
La loi NOTRe du 7 août 2015 parachève cette évolution en étendant le champ de compétences des EPCI à fiscalité propre tout en faisant passer le seuil démographique de leur création de 5 000 à 15 000 habitants ce qui implique l’élargissement de leur périmètre comme des processus de fusion et de redécoupage des frontières sous le contrôle étroit des préfectures dans le cadre d’une nouvelle génération de schémas départementaux de coopération intercommunale. D’après les chiffres de la Direction générale des collectivités locales, le nombre total des EPCI à fiscalité propre est ainsi passé en dix ans de 2 588 fin 2007 à 1 268 fin 2017. Si l’intercommunalité peut donc apparaître comme une solution idéale pour profiter d’économies d’échelle et rationaliser l’offre de services publics, elle est cependant vivement contestée par les maires ruraux. Elle pose en effet la question de savoir quel est désormais le sens de la décentralisation et si celle-ci ne conduit pas déjà à hiérarchiser les élus locaux.
Les maires ruraux contre les intercommunalités
La crise profonde que traversent les maires des communes de moins de 500 habitants s’est imposée dans le paysage politique français à partir de 2017 même si ses ressorts principaux étaient déjà présents depuis des années. On connaissait depuis longtemps les difficultés économiques et sociales du monde rural confronté à la disparition des services publics, à l’exode des jeunes n’y trouvant plus d’emploi, à la difficulté, parfois surmontée par les municipalités, d’attirer des familles et de faire vivre des villages qui restent les témoins d’une histoire et d’un patrimoine fort riches. Mais la crise de 2017 s’est inscrite sur le terrain politique de manière inédite : les maires eux-mêmes démissionnaient en grand nombre ou annonçaient leur volonté d’abandonner leur mandat en 2020.
L’enquête menée fin 2018 par le Centre de recherches politiques de Sciences Po pour l’Association des maires de France1 a montré en effet que 54 % des maires des communes de moins de 500 habitants avaient l’intention d’abandonner tout mandat électif lors des prochaines élections municipales. L’enquête a révélé un état d’esprit morose et une colère sourde de la part d’élus qui ne dénonçaient plus seulement les conditions économiques mais également la transformation même de leur rôle. Cette crise touche tout particulièrement le monde rural et n’est pas aussi aiguë dans des communes de taille plus importante.
La proportion de maires voulant cesser toute fonction élective passe en effet à 35 % dans les communes entre 3 500 et 5 000 habitants puis à 17 % dans celles de plus de 10 000 habitants.
De la même façon, 64 % des maires des communes de moins de 500 habitants estiment que la situation de leur commune va empirer dans les cinq prochaines années contre 45 % des maires de communes de plus de 3 500 habitants.
On est confronté ici à un véritable affaissement de la démocratie locale car ces maires sont fort peu politisés (84 % d’entre eux n’ont jamais été membres d’un parti politique contre 43 % de leurs homologues dans les communes de plus de 10 000 habitants). Environ 43 % sont des retraités2 et il s’agit pour l’essentiel de salariés ou d’indépendants modestes voulant rendre service à titre presque bénévole, puisque leur indemnité ne dépasse pas jusqu’à présent les 650 € par mois. Ils constituent le dernier maillon de la démocratie représentative en contact direct et quotidien avec les administrés, ce qui n’est pas le cas de tous les maires des villes où les cabinets de collaborateurs et les fonctionnaires territoriaux offrent aux élus une barrière de protection à l’égard de la rue.
Dans cette crise, le rôle joué par les intercommunalités comme leur renforcement par la loi NOTRe sont décisifs. Si 69 % des maires des communes rurales estiment que la réforme des services déconcentrés de l’État est négative ou que 74 % d’entre eux pensent de même en ce qui concerne les transferts de compétences de l’État vers les collectivités locales, on en trouve 80 % pour juger négatif le poids donné aux intercommunalités par la loi NOTRe. C’est d’ailleurs le président de l’intercommunalité qui a, aux yeux de ces maires, l’influence la plus forte sur la gestion de leur commune.
Graphique 1 – Les acteurs ayant une influence forte ou très forte sur la gestion des communes de moins de 500 habitants selon leur maire (%)

Lorsqu’on les interroge, dans le cadre d’une question ouverte, sur le bilan qu’ils font à titre personnel de leur expérience, les maires font figurer parmi les motifs d’insatisfaction le renforcement des intercommunalités, sujet qui arrive en termes de fréquence en seconde position après la réduction des moyens financiers. Les témoignages sont nombreux et souvent très parlants. En voici quatre exemples :
- « La lourdeur administrative, la lenteur des réponses de l’administration. La loi NOTRe avec toutes ces applications nous prive de tous les pouvoirs en les transférant aux communautés de communes. Nous avons réellement l’impression de passer notre temps en réunion de CDC pour ne pas y servir à grand-chose et de regarder toutes les décisions prises par une minorité de communes dominantes. Le plus grave c’est que, au nom de l’économique, nous sommes en train de faire des déserts autour de ces bourgs ou métropoles influents. Toutes les subventions sont absorbées par ceux-ci, les dossiers de demande devenant de plus en plus complexes, les grandes agglo possèdent des services adaptés pour étudier toutes les possibilités et lorsque nos petites communes de campagne arrivent, tout est déjà attribué. Si rien ne change il n’y aura plus assez de volontaires pour être conseiller municipal et plus personne ne voudra prendre la responsabilité de maire car il ne restera que les tâches de représentation, le relationnel avec la population et toutes les responsabilités juridiques. » (homme, 66 ans, premier mandat, profession libérale, commune de 123 habitants dans l’Aube).
- « Aucun moyen financier (petite commune). Fusion des intercos : sentiment d’abandon de l’esprit communautaire, 3-4 gros bourgs se partagent l’enveloppe budgétaire et les petites communes n’ont quasiment plus aucun service. Sentiment que les vice-présidents de l’interco ne comprennent rien aux enjeux de la société actuelle et sont juste « placés » pour avoir un poste avec indemnité intéressante mais aucun travail effectué (aucun suivi de l’enjeu majeur que représente en zone rurale le déploiement de la couverture mobile, haut voire très haut débit, question de la mobilité, enjeux autour du vieillissement de la population, maintien des services publics et nouveaux services à créer, etc.). Confusion dans le mélange des genres : la préfecture demande à la communauté de communes et/ou aux conseillers départementaux de transmettre les informations de l’État aux communes… Impression de ne plus exister ! Sentiment que la suppression des petites communes est l’étape suivante alors que notre proximité avec la population nous permet de maintenir (souvent) de la cohésion sociale et de freiner les tendances à se tourner vers les partis extrémistes… » (femme, 54 ans, premier mandat, cadre de la territoriale, commune de 234 habitants dans l’Ariège).
- « Loi NOTRe : obligation de se constituer en communautés de communes XXL alors que nous avions constitué des communautés de communes par bassin de vie, en créant les services nécessaires pour la population et les communes adhérentes. Depuis le 1er janvier 2017, nous avons fait un bon en arrière de 21 ans en supprimant tous les services y compris le transport des personnes âgées vers des supermarchés et marchés locaux hebdomadaires (existant depuis 1983). Nous assistons à une recentralisation du pouvoir, l’application de normes inconcevables et la création de nouvelles taxes et dépenses. » (homme, 74 ans, sixième mandat, cadre des services publics, commune de 315 habitants dans les Hautes-Pyrénées).
- « L’intercommunalité chronophage en temps (réunions – dossiers à étudier) pour un résultat qui reste perfectible au niveau du service rendu (surtout pour les petites communes : les zones d’activités et les équipements sont regroupés généralement sur les pôles centres). L’harmonisation des compétences obligent la création de services, d’équipements qui font augmenter les coûts de fonctionnement avec à terme une répercussion sur les impôts. La loi NOTRe avec notamment la prise de compétence « eau » au niveau intercommunal va faire augmenter le prix du service pour les mêmes raisons que ci-dessus. » (femme, 67 ans, second mandat, cadre du privé, commune de 318 habitants dans le Lot).
Les nouveaux enjeux de la décentralisation
Ces témoignages, pris parmi tant d’autres, sont révélateurs des problèmes posés par l’intercommunalité et son évolution récente. L’impact immédiat sur les maires des communes rurales est de nourrir un sentiment d’impuissance et d’inutilité car les compétences économiques comme celles touchant à l’environnement et même celles touchant à la vie quotidienne des habitants, comme le réseau d’assainissement ou la voirie, leur échappent au profit des intercommunalités dont le fonctionnement, par ailleurs, génère un coût fiscal supplémentaire. À eux seuls, les EPCI à fiscalité propre employaient en 2016 environ 213 000 agents. On sait que l’augmentation globale des effectifs de la fonction territoriale sur le long terme, bien que freinée à partir de 2014, est en partie liée à la croissance vertigineuse des recrutements dans les intercommunalités. Entre 2002 et 2014, les communes ont recruté 90 000 agents supplémentaires alors que les communautés de communes en recrutaient 130 000 de plus.
Le débat sur ce terrain est complexe car les transferts de compétences des communes vers les intercommunalités n’ont pas empêché les transferts de compétences de l’État vers les communes comme le besoin pour ces dernières de recruter afin de faire face à de nouvelles politiques publiques décidées par l’État telles que la transformation des rythmes scolaires ou la définition de normes plus contraignantes en matière de protection de l’environnement. Il demeure que le sentiment prévaut dans l’opinion que la multiplication des niveaux de compétence a rendu l’action publique illisible, coûteuse et inéquitable, ne profitant qu’aux habitants des centres-villes ou des banlieues bien desservies en transports publics. Le mouvement des « gilets jaunes », très territorialisé, est d’ailleurs parti de cette rupture dans la chaîne de la redistribution, les services s’éloignant et générant des coûts de transports et un temps considérables de déplacement en milieu rural. On est arrivé ici à la limite de la lecture macro-économique de la décentralisation et à sa logique hiérarchique.
Les intercommunalités posent ensuite la question de la hiérarchie des communes selon leur poids démographique. Si 76 % des maires des communes de moins de 500 habitants sont d’accord ou tout à fait d’accord avec la proposition selon laquelle « l’intercommunalité a beaucoup d’influence sur la commune », ils ne sont en revanche que 16 % à penser que « la commune a beaucoup d’influence sur l’intercommunalité » alors que leurs homologues des communes de plus de 3 500 habitants souscrivent à 57 % à cette dernière proposition. Le principe selon lequel les communes sont représentées au sein des conseils communautaires proportionnellement à leur importance démographique crée de facto une stratification des élus, tendant à constituer une strate supérieure et une strate inférieure où les maires ont le sentiment de n’être plus que de simples exécutants de décisions prises ailleurs et par d’autres. Dans ces conditions, il ne reste plus grand-chose de la logique originelle de la décentralisation qui devait conduire à localiser les décisions au plus près des populations concernées. La décentralisation conçue comme la mise en œuvre des libertés locales est devenue pour de nombreux maires ruraux une technique de délégation de l’État ou des EPCI aux communes des tâches d’exécution sans avoir la maîtrise des moyens financiers ni des services techniques tout en assumant la totalité des risques juridiques.
Cette instrumentalisation des maires ruraux a eu des effets politiques importants. Le premier, le plus visible, est la fracture qui s’est instaurée entre les petites communes et l’État et dont ont témoigné autant le Congrès des maires de France de décembre 2018 que les entretiens que le président de la République a pu avoir avec les édiles locaux en janvier 2019 lors du lancement du « grand débat national ». Le second, plus souterrain mais plus redoutable, est la fracture entre les administrés et les maires ruraux.
Ces derniers sont devenus tout simplement incapables de répondre aux demandes et aux attentes des habitants de leur commune dans la résolution de questions simples concernant la voirie ou l’éclairage.
À ce titre, l’enquête du Cevipof met au jour deux phénomènes symétriques. D’une part, les deux tiers des maires des communes rurales qui en sont au moins à leur second mandat disent que leur investissement dans le travail municipal leur semble plus important, ce qui n’est d’ailleurs pas compensé ni par les indemnités ni par la possibilité réelle de se consacrer pleinement à une vie professionnelle parallèle. D’autre part, les trois quarts d’entre eux soulignent que leurs administrés ont des exigences excessives, qu’ils sont gagnés par le consumérisme sans qu’il y ait souvent beaucoup de gratitude à en attendre en retour. Cela se traduit par des mises en cause personnelles voire des actions en justice ou des attaques sur les réseaux sociaux. Cette situation ronge le tissu fin de la démocratie de proximité, exaspérant les demandes de démocratie directe et de populisme.
En réponse aux demandes des associations d’élus locaux, le gouvernement a lancé le projet de loi « Engagement et proximité ». Celui-ci cherche à compenser la perte de pouvoir des maires ruraux par la possibilité d’augmenter leurs indemnités (plafond relevé de 50 % dans les communes de moins de 500 habitants dans la dernière version votée par l’Assemblée nationale en décembre 2019), d’établir un « pacte de gouvernance » au sein des EPCI autorisant des délégations de signature pour certaines dépenses. Le texte prévoit également de répondre à des demandes récurrentes de prise en charge par l’État d’une assurance juridique fonctionnelle, de formation, d’élargissement du droit de police par le biais d’amendes administratives pour sanctionner les incivilités des administrés. Le fonctionnement des intercommunalités devient plus souple, leur périmètre plus malléable. Mais le texte envisage également, au grand dam du Sénat, de leur transférer les compétences « eau et assainissement ». Il reste encore à savoir comment seront mises en œuvre concrètement ces délégations, soumises à des votes majoritaires au sein des conseils de communautés.
Du point de vue de la ruralité, l’intercommunalité reste synonyme de subordination pour la plupart des maires.
Ce n’est évidemment pas le cas pour les communes au-dessus des 3 500 habitants qui ont les moyens d’en profiter et de réaliser des projets ambitieux d’aménagement impossibles à mener de manière isolée. On voit bien à travers cette tension que la décentralisation n’a plus le même sens pour les uns et pour les autres. On est passé en milieu rural à une quasi-déconcentration des fonctions de l’État et des EPCI alors même qu’émerge dans le pays une demande majoritaire pour davantage d’horizontalité dans la conduite de l’action publique3.
Une nouvelle étape de la décentralisation devient désormais nécessaire pour retrouver un compromis entre la dimension économique et la dimension politique de la décentralisation. Malgré le « fléchage » des représentants communautaires instauré lors des élections municipales de 2014, les EPCI restent très opaques pour l’électeur moyen. Faudra-t-il alors aller dans le sens d’une fusion accélérée des communes en transformant les maires ruraux en maires délégués ou bien aller dans le sens d’une véritable dévolution de grandes politiques publiques aux régions et faire des communes des instances de décision secondaires soumises à la hiérarchie de leur région de tutelle ? Tel est sans doute le sens des futurs débats où la question politique est revenue en force.
Luc Rouban
Directeur de recherche au CNRS
Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof)
- Enquête menée auprès d’un échantillon représentatif sur le plan géographique et démographique de 4 657 maires dont 2 145 maires de communes de moins de 500 habitants. Les principaux résultats de l’enquête sont disponibles sur : https://www.sciencespo.fr/cevipof. La question des maires dans les communes rurales a été traitée dans : Luc Rouban, Les maires des communes de moins de 500 habitants, rapport d’enquête, Cevipof – AMF, décembre 2018, disponible sur le site du Cevipof. ↩
- D’après le Répertoire national des élus de 2019. Cette proportion de retraités ne commence à baisser que dans les communes au-dessus de 3 500 habitants. ↩
- Il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux résultats de la vague 10 du Baromètre de la confiance politique du Cevipof de janvier 2019. Derrière la crise générale de confiance, qui n’épargne relativement que les maires, se dessine une demande très partagée de démocratie directe et de proximité aux élus. Voir : Luc Rouban, La matière noire de la démocratie, Paris, Presses de Sciences Po, 2019. ↩