Pour Pierre Larrouy, économiste et essayiste, la frénésie sondagière est plus que la forme technique moderne de la gouvernance par les nombres et la relation entre pouvoir politique et opinion, elle est le front avancé de la guerre idéologique du libéralisme mondialisé.
Les citoyens le ressentent. Sans être capables de le formuler clairement, ils le traduisent par un désamour voire une mise en cause des élites dont la définition est associée à des mécanismes relationnels qui les excluent alors même qu’ils prétendent les mettre au centre du jeu. Ils ont l’impression de ne pas être écoutés, pas compris. Pire, ils se sentent influencés et manipulés par un système tyrannique dont ils ont conscience d’être complices. C’est un véritable syndrome de Stockholm comme on le constate avec la question de la souveraineté des données.
Alain Supiot décrit l’histoire de la gouvernance par les nombres. Pour lui, “les gouvernants sont tiraillés entre la représentation quantifiée de la société et ce qui reste de représentation démocratique des gouvernés”. Certes les tentatives de quantification de l’action individuelle comme collective n’est pas récente. Elle est inhérente à l’organisation de l’action publique mais aussi à la rationalisation de l’activité économique et sa quête permanente d’efficience.
Tentons une hypothèse – lorsque le progrès technique ou technologique d’une période est compris et accepté, lorsqu’il rime avec une perception du futur dans laquelle les citoyens se trouvent dans le partage d’une espérance collective et peuvent se projeter, la démocratie est apaisée et peu mise en cause, lorsque ce progrès technique inquiète, est incompris, il se traduit par une peur de l’avenir et est jugé déshumanisant les conséquences sont contraires. Fracture de confiance, crise de la représentation et de la démocratie, perte d’identité et interrogations sur les repères et l’autorité.
Dans des contextes qui s’enorgueillissent d’avancées disruptives, le risque de crise démocratique devient évidence.
La réponse de bon sens semblerait de calmer le rythme de changement et de faire des efforts d’inclusion importants. Mais ce serait sans compter avec les contradictions internes du système libéral mondialisé. Son rythme (son temps – le temps réel) et son espace imposent une fuite en avant. Cette dernière, telle une pulsion de mort, est intégrée aux algorithmes qui régissent cette dynamique planétaire. Cette intelligence artificielle sans conscience n’est pas non plus dotée des correctifs psychiques de la pulsion de vie (cf. Bernard Maris La pulsion de mort en économie).
Ceci amène à préciser lorsque l’on parle de société d’opinion, d’une part ce qui est propre aux techniques d’analyse, de sondage et donc d’aide à la décision, d’autre part en quoi ce corpus technologique et son développement exponentiel représentent le discours politique du libéralisme mondialisé.
C’est l’analyse que propose Achille Mbembe (Le Brutalisme) qui décrit l’émergence d’un nouvel animisme qui n’est plus articulé sur le culte des ancêtres mais sur le culte de soi, “ce nouvel animisme se confond avec la raison électronique et algorithmique”. La technologie apparaît comme la destinée ontologique de l’ensemble du vivant. On comprend mieux la démarche consistant à écarter tous les référents psychanalytiques ou philosophiques. Il s’agit bien d’une démarche idéologique “militarisée” du libéralisme mondialisé.
Il s’agit d’objectiviser le subjectif et l’intime au risque de la confusion. Ainsi les sondages écartent de plus en plus les approches projectives (fondée sur des bases psychologiques et psychanalytiques). La communication politique s’appuie sur des sondages sensés présenter la démocratie de la rue, une démocratie d’opinion avec son juge – le tribunal médiatique. Cela donne tout son charme à la formule de Lacan, “communiquer c’est niquer le commun”.
“Le réel est dans l’écran de télévision et l’opinion est dans le sondage” disait Jacques Pilhan (L’écriture médiatique). Aujourd’hui il faut traduire écran tv par réseaux sociaux et sondages augmentés par les algorithmes.
La virtualisation de la perception de la réalité par les citoyens s’accentue.
Dans un article pour la revue La Célibataire, en 1999, j’avais choisi un titre d’actualité Le virtuel c’est le populisme mais le déploiement de la société algorithmique en a considérablement accentué les conséquences.
Toutefois cet impérialisme algorithmique et l’organisation planétaire qui en découle, semble se heurter à de sérieuses difficultés mal anticipées.
La diversité des crises sociales semblent avoir un fond commun que l’on a du mal à nommer. Pourtant on ressent abstraitement une sensation de présence de ce socle commun qui ne peut que finir par se découvrir. Il se cache derrière le mystère occultant que fait planer l’intelligence artificielle et ses ressorts.
L’exigence climatique et les dégâts de l’anthropocène tendent à en devenir les symboles les plus palpables.
Assisterait-on à une revanche du vivant qui balaierait un modèle productif et politique obsolètes ?
La pandémie du coronavirus serait-elle un démonstrateur ou une bande annonce des limites d’une interdépendance généralisée qui efface l’humain ? Peut-être va-t-on constater que l’inconscient a encore de beaux jours devant lui ?
L’animisme algorithmique devra-t-il avoir à faire avec les ancêtres aussi pour que son chemin maîtrisé ne s’arrête pas aux premières rebellions des hommes ou de la nature et puisse dans un objectif de “progrès juste” ne pas se voir affublé du badge honteux de la tentative de déshumanisation ?
Pierre Larrouy
Économiste et essayiste