La relation de la Ve République aux modes de scrutin présente trois caractéristiques principales : une domination du scrutin majoritaire uninominal à deux tours concernant les élections nationales, une présence non négligeable de scrutins de liste avec des aspects proportionnels aux autres élections, un rapport très opportuniste des élites politiques aux modes de scrutin, avec de nombreuses réformes1. Ainsi, l’étude des modes de scrutin et des réformes les concernant sous la Ve République nécessite de les mettre en relation avec les évolutions de la vie politique.
Une domination de l’uninominal à deux tours pour les élections nationales
L’instauration de la Ve République en 1958 est l’occasion d’une réforme importante du mode de scrutin pour les élections législatives, avec le rétablissement du scrutin uninominal à deux tours (dit scrutin d’arrondissement), qui fut celui utilisé durant la grande majorité des élections législatives sous la IIIe République, en particulier celles de 1928, 1932 et 1936. Après 1945, ce mode de scrutin n’était plus utilisé que pour les élections cantonales. Cette réforme, dont l’objectif était de minorer la représentation du parti communiste, fut le résultat d’un compromis entre les différentes forces soutenant le général de Gaulle. Les radicaux et les socialistes SFIO étaient en faveur du rétablissement de l’uninominal à deux tours, alors que le CNI voulait un scrutin départemental de liste et que Michel Debré était en faveur de l’uninominal à un tour (à l’anglaise), le général ayant toujours eu une position pragmatique sur cette question2. Ce mode de scrutin a depuis été utilisé à toutes les élections législatives sauf celles de 1986, organisées avec un scrutin proportionnel départemental. À cette domination de l’uninominal à deux tours aux élections législatives, s’est ajouté son établissement pour l’élection présidentielle, au suffrage universel à partir du référendum de 1962, avec la règle contraignante que seuls les deux candidats arrivés en tête au premier tour peuvent se maintenir au second.
1958-1979 : un durcissement du système
Les années 1958-1979 ont été marquées à deux reprises par un resserrement important des conditions d’accès au second tour pour les élections législatives : en 1966, où ce seuil passe de 5 % des suffrages exprimés au premier tour à 10 % des inscrits et en 1976, où il est porté à 12,5 % des inscrits. Parallèlement, le seuil d’accès au second tour est également relevé pour les élections cantonales à 10 % des inscrits. Les élections municipales pour les grandes villes connaissent également un mouvement de durcissement de l’accès au conseil municipal et de majoritarisation, avec la suppression de la proportionnelle dans les grandes villes : pour les municipales de 19593, la représentation proportionnelle n’est conservée que dans les villes de plus de 120 000 habitants, les autres connaissant un scrutin plurinominal de liste à deux tours avec panachage et fusion de listes possibles entre les deux tours ; puis en 1964, en vue des municipales de 1965, un scrutin majoritaire de listes bloquées à deux tours sans possibilité de fusion ni de panachage est imposé dans toutes les communes de plus de 30 000 habitants, la proportionnelle étant totalement supprimée. À ces réformes des modes de scrutin s’est ajoutée en 1976 celle des conditions de candidatures au premier tour de l’élection présidentielle, en particulier avec le relèvement de 100 à 500 du nombre de parrainages d’élus et leur publicité.
De 1979 À 1986 : une dynamique de proportionnalisation
Un premier changement a lieu lors de la première élection du Parlement européen au suffrage universel en 1979, avec l’adoption d’un scrutin proportionnel national (avec seuil à 5 % des suffrages exprimés). Cette réforme impulsée par le pouvoir giscardien après sa victoire aux législatives de mars 1978, réforme à laquelle le RPR était opposé, s’inscrivait dans une volonté de réorganisation de la vie politique française qui se serait concrétisée après la réélection escomptée du président Valéry Giscard d’Estaing, avec la destruction du RPR chiraquien et celle de l’alliance entre socialistes et communistes. La défaite de Valéry Giscard d’Estaing et l’élection de François Mitterrand en mai 1981 ont mis fin à cette hypothèse, mais accentué la dynamique de proportionnalisation. Conformément à leurs engagements, les socialistes au pouvoir ont opéré de très importantes réformes électorales : réforme du mode de scrutin municipal avec établissement d’une part importante de proportionnelle et rétablissement de la possibilité de fusionner des listes entre les deux tours, élections au suffrage universel et au scrutin de liste proportionnel des conseils régionaux et du conseil des Français de l’étranger, puis instauration de la proportionnelle de liste départementale (avec seuil à 5 % des suffrages exprimés) pour les élections législatives (1985). Ainsi en 1986, après cinq années de pouvoir socialiste, la présidentielle et les cantonales étaient les seules élections au suffrage universel qui restaient au scrutin uninominal4.
La réforme du mode de scrutin législatif de 1985 n’obéissait pas qu’à des convictions idéologiques, mais avait aussi des objectifs tactiques et stratégiques en prévision d’une future cohabitation : limiter en termes de sièges la défaite attendue aux élections de 1986, prendre acte de la division de la gauche et de la rupture avec les communistes, favoriser l’émancipation de l’UDF barriste de l’alliance avec le RPR et rendre plus difficile l’obtention par la droite UDF-RPR d’une majorité à l’assemblée sans le FN. De plus, cette proportionnalisation du système politique s’inscrivait chez François Mitterrand dans une volonté de relativisation du pouvoir présidentiel consciemment mis en œuvre avec la cohabitation (1986-88 et 1993-95)5.
Depuis 1986 : une nouvelle tendance au durcissement
Deux éléments se sont avérés décisifs dans la rupture avec la récente dynamique de proportionnalisation et le retour à une logique de verrouillage majoritaire de la vie politique française : la soumission des centristes de l’UDF au RPR dès 1986 et la perte de contrôle du PS par François Mitterrand à partir de 1988 au profit d’une logique interne d’affrontement d’écuries présidentielles dont les leaders (Rocard, Fabius, Jospin) étaient tous convertis au « fait majoritaire » et acquis à la logique présidentielle du régime.
À la suite de son retour au pouvoir en 1986, la coalition UDF-RPR menée par le Premier ministre Jacques Chirac rétablit le scrutin majoritaire uninominal pour les élections législatives dès 1986. Il n’aurait pas pu le faire sans l’acceptation des centristes du CDS qui ont ainsi acté leur vassalisation par le RPR. Dès sa réélection en 1988 face à Jacques Chirac, François Mitterrand, en même temps qu’il a nommé Michel Rocard à Matignon, a promu l’ouverture au centre, favorisé la formation d’un groupe autonome du CDS à l’Assemblée et la formation d’une liste centriste derrière Simone Veil pour les élections européennes de 1989. Mais il a perdu le contrôle du PS sur cette question de l’ouverture dès 1988 (élection au poste de premier secrétaire de Pierre Mauroy, soutenu par Lionel Jospin et Michel Rocard, contre Laurent Fabius soutenu par l’Élysée) et la liste Veil a fait un résultat décevant (8,9 %) aux européennes de juin 1989. Avec la montée des écologistes à partir de 1989, le principal objectif des dirigeants socialistes a été de maintenir leur domination au sein de la gauche. C’est pourquoi les tentatives de Pierre Joxe, à nouveau ministre de l’Intérieur, de mettre la proportionnelle aux cantonales ont encore échoué et que François Mitterrand, qui avait tenté de diviser l’opposition de droite en organisant un référendum sur le Traité de Maastricht en 1992, n’a pu rétablir la proportionnelle aux législatives en vue du scrutin de 1993. Les dirigeants socialistes voulaient briser la dynamique des écologistes, même au prix d’une lourde défaite en sièges. Ils ont parfaitement réussi.
À partir de là, la dynamique de verrouillage de la vie politique va s’accentuer face à l’affaiblissement des grands partis et la montée des contestations d’extrême droite, écologistes et souverainistes.
Les socialistes ont joué un rôle décisif dans cette dynamique à partir de leur retour au pouvoir derrière Lionel Jospin après leur victoire aux législatives de 1997.
Tout d’abord dès 1998, suite aux régionales de mars, en utilisant le prétexte des alliances droite-FN lors de l’élection de certains présidents de région, pour revenir sur leur propre réforme en établissant un scrutin à deux tours à dominante majoritaire. Ensuite, dans l’objectif de rétablir la domination présidentielle dans la vie politique, fortement affaiblie par les cohabitations successives (1986-88, 1993-95, et surtout depuis 1997), Lionel Jospin a combiné la réduction du mandat présidentiel à cinq ans à l’inversion du calendrier électoral (les élections législatives étaient prévues en mars 2002, en raison de la dissolution de 1997) ce qui vassalise définitivement les élections législatives à l’élection présidentielle et écarte de fait toute possibilité (ou risque…) de nouvelle cohabitation. De plus, les socialistes n’ont pas tenu leur promesse faite à leurs partenaires communistes et Verts d’introduction d’une part proportionnelle aux législatives6. La droite revenue au pouvoir en 2002 a continué dans la même direction en affaiblissant la proportionnalité du scrutin européen (combinant la réduction du nombre de sièges attribué à la France à la suppression de la circonscription nationale au profit de circonscriptions régionales) avant les européennes de 2004, puis en fusionnant fin 2011 les conseillers généraux et régionaux en un conseiller territorial élu dans un cadre uninominal.
Revenus au pouvoir en 2012, les socialistes ont certes rétabli la séparation des élections des conseillers régionaux et des conseillers généraux (devenus départementaux), mais ils n’ont pas voulu introduire de proportionnelle dans l’élection de ces derniers, instaurant un scrutin binominal majoritaire à deux tours sous la double pression de l’Élysée qui exigeait le respect de la parité H/F et des sénateurs présidents de conseils généraux soucieux de conserver leurs majorités absolues sans avoir à négocier avec les écologistes ou le Front de gauche. De même, François Hollande n’a pas respecté sa promesse d’introduire une dose de proportionnelle dans le mode de scrutin législatif. En 2017, ce système verrouillé entre le PS et la droite UMP puis LR-UDI a explosé.
Le projet de réforme du mode de scrutin législatif : les armes de Jupiter
Le projet gouvernemental de réforme des élections législatives, tel que nous le connaissons, n’a que l’apparence d’une ouverture proportionnaliste. Il s’agirait de combiner une forte réduction du nombre de députés, de 587 à 404, à l’introduction d’un scrutin mixte dans lequel l’immense majorité des sièges (343) resterait pourvue au scrutin uninominal à deux tours et les autres à la proportionnelle de liste.
Remarquons tout d’abord que ce mode de scrutin ne serait nullement moins majoritaire dans ses effets que le précédent, car la forte réduction du nombre de circonscriptions uninominales (de 587 à 343) sur le même territoire aurait pour effet d’accentuer fortement la dynamique majoritaire du scrutin uninominal en réduisant sensiblement les opportunités pour les forces minoritaires de décrocher des sièges. L’adjonction de 61 sièges à la proportionnelle dans un scrutin distinct (sans système de compensation comme dans le scrutin législatif allemand) ne ferait, au mieux, que compenser quelque peu l’accentuation de la dynamique majoritaire de la partie à l’uninominal.
Le mode de désignation des élus à la part proportionnelle sera un choix important et significatif dans la gestion de la majorité présidentielle et gouvernementale « macronienne ». Jusqu’ici, on parlait d’un scrutin distinct (deux votes). Dans ce cas, le scrutin de liste proportionnel couplé avec le premier tour de la partie uninominale permettrait à chaque force minoritaire de la coalition gouvernementale (libéraux, centristes, écologistes ? socialistes ?) de se compter séparément, d’afficher une existence, et à la (future ?) majorité de donner le spectacle du pluralisme, car ce seront les résultats du scrutin proportionnel qui seront affichés le dimanche soir dans les médias. Cependant, cette indépendance affichée serait en bonne partie illusoire, car la grande majorité de leurs élus éventuels le seraient dans le cadre du scrutin uninominal, dans la totale dépendance d’un accord de répartition de circonscriptions avec LREM, avant le premier tour des législatives, qui se dérouleront toujours dans la foulée du scrutin présidentiel.
Mais on évoque maintenant également un scrutin où « l’électeur ne mettrait qu’un seul bulletin dans l’urne, et son vote serait crédité en même temps pour le candidat choisi et pour la liste nationale que celui-ci soutient »7.
Dans ce cas, il s’agirait d’une nouvelle tentative de verrouillage. Les forces adjacences de la majorité seraient de fait contraintes au choix brutal entre la soumission totale à LREM dans le cadre d’une liste nationale unique de la majorité pour la proportionnelle et une répartition de circonscription au premier tour, et une liste indépendante pour la proportionnelle avec concurrence généralisée avec LREM au premier tour au niveau du scrutin uninominal.
Mais une réforme du mode de scrutin législatif peut donner au pouvoir une autre arme redoutable, non évoquée jusqu’ici publiquement : l’abaissement du seuil d’accès pour le second tour. Le haut niveau du seuil d’accès au second tour (12,5 % des inscrits pour les candidats hormis les deux premiers à l’issue du premier tour) associé au faible niveau de la participation électorale a pour conséquence que dans la quasi-totalité des circonscriptions seuls les deux candidats arrivés en tête peuvent se maintenir au second tour. En 2017, cela signifiait que face au candidat de LREM, soit un seul candidat de gauche (PS, PC ou LFI) ou de droite (LR ou FN) pouvait se maintenir. Il n’y avait aucune contrainte pour les forces de gauche ou de droite à conclure des accords de désistements. C’est pourquoi la percée de LREM en 2017 n’a pas eu les mêmes conséquences de structuration d’alliances électorales que celle des gaullistes en 1962 (seuil de 5 % des suffrages exprimés) qui avait contraint la gauche non communiste (socialistes et radicaux) à des accords de désistement entre les deux tours avec les communistes, induisant durablement une politique d’alliances électorales incontournables à gauche.
Mais l’abaissement du seuil d’accès au second tour à 5 % ou même 10 % des suffrages exprimés, comme l’attestent les résultats du premier tour de 2017, provoquerait une pression irrésistible aux accords électoraux à gauche et surtout à droite, entre LR et le FN.
Le PS et LR seraient alors contraints de choisir entre les forces radicales de leurs camps respectifs (LFI et FN) et le centre gouvernemental macronien, choix qui ferait l’objet de débats incontournables avant l’élection présidentielle.
Pierre MARTIN
Politologue au CNRS, IEP de Grenoble, Laboratoire Pacte
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- Cf. Pierre Martin, Les systèmes électoraux et les modes de scrutin, Paris, Montchrestien, 3e édition 2006. ↩
- En 1945, il était en faveur de la proportionnelle départementale afin de permettre aux socialistes d’échapper à la contrainte de l’alliance avec les communistes. ↩
- Cf. Pierre Martin, Les élections municipales en France depuis 1945, Paris, La documentation française, 2001. ↩
- Pierre Joxe, ministre socialiste de l’Intérieur de 1984 à 1986, était favorable à la proportionnelle aux élections cantonales, mais les présidents de conseils généraux socialistes s’y opposaient vigoureusement. ↩
- Même s’il a profité pleinement du pouvoir présidentiel, François Mitterrand y restait hostile, le considérant comme fondamentalement dangereux. N’oublions pas qu’il n’a jamais eu la possibilité de modifier la Constitution sur ce sujet, car il a toujours eu à faire face à une majorité sénatoriale de droite et s’est retrouvé minoritaire dans l’opinion dès 1982, ce qui interdisait le recours au référendum. ↩
- Il en sera de même lors de leur retour au pouvoir de 2012 à 2017. ↩
- Cf. « Les farces et attrapes de la grande réforme électorale », Le Canard enchaîné, 11 avril 2018, p. 3. ↩