Il est toujours difficile pour la discipline historique de décrypter sur le moment même la signification d’un événement et, a fortiori, d’en dégager la portée et donc d’en décréter l’importance éventuelle. Faut-il pour autant qu’elle renonce à analyser une séquence, surtout quand celle-ci a déjà plus de deux mois d’épaisseur chronologique au moment où ces lignes sont achevées (29 janvier) ? Ce serait d’autant plus intellectuellement préjudiciable que le rôle de l’historien du contemporain, sur des objets dont il partage la copropriété avec d’autres sciences sociales comme la science politique ou la sociologie, est de remettre ceux-ci en perspective et de fournir ainsi d’autres éclairages que ceux apportés par la lumière rasante du commentaire à chaud.
Retours vers le futur ?
Si l’on écrit souvent, et à juste titre, que comparaison n’est pas raison, la mise en résonance avec d’autres moments de l’histoire nationale permet de replacer la séquence dite des « gilets jaunes » dans des temporalités plus larges. À condition, bien sûr, de ne pas être trop englobant dans ces forages vers l’amont de cette histoire, et l’on aurait tort d’en faire des retours vers le futur. Ainsi, remonter aux Sans-culottes de la Révolution française relève d’un péché intellectuel majeur, celui d’anachronisme. Certes, un tel exercice permet d’utiles réflexions – et distinctions – sur « le peuple » ou « la foule », mais les contextes, à plus de deux siècles de distance, sont trop éloignés, voire aux antipodes l’un de l’autre : premiers pas d’une vie politique en régime démocratique dans un cas, soubresauts d’une République vieille de soixante ans dans l’autre, s’inscrivant de surcroît dans le prolongement d’une démocratie libérale installée en France depuis 1870. La comparaison avec certaines des journées révolutionnaires du XIXe siècle, rarement faite dans les commentaires et les analyses des observateurs, permet probablement de plus utiles mises en perspective : 1830 et la soudaineté des Trois Glorieuses, 1848 avec, après février, une réelle incompréhension entre une partie des classes urbaines et les élites libérales alors victorieuses. Cela étant, le simple rappel que de tels événements ont eu lieu dans une société encore largement préindustrielle et que le mouvement social actuel a éclaté, en revanche, dans une société en voie de désindustrialisation suffit à confirmer les limites de l’exercice.
Sur ce point, en va-t-il de même pour le XXe siècle ? À bien y regarder, la réponse doit être nuancée, car trois des événements qui s’y tinrent fournissent, sinon des clés, en tout cas des accroches possibles. Le premier est le 6 février 1934. Le parallèle avec lui a été, jusqu’ici, rarement avancé, car le nombre des morts ce jour-là – quatorze manifestants – décourage d’emblée la mise en perspective. Surtout, la tonalité explicitement antiparlementaire de la manifestation a entraîné, pour un tel travail de perspective, un réel effet pervers : évoquer 1934 aurait pu paraître développer une analyse négativement connotée, or l’historien a, dans l’exercice de son métier, un devoir de neutralité.
Il y avait pourtant bien là une piste à explorer : le mouvement des « gilets jaunes » s’intègre, en tout cas par nombre de ses slogans, dans une logique d’hostilité à la classe politique, qui rappelle à bien des égards le milieu des années 1930, au moment où le pouvoir était plutôt incarné par le Parlement.
Ce n’est, du reste, un paradoxe qu’en apparence que de constater que le « dégagisme » de 2017, sans relever exactement des mêmes processus, a pu contribuer à creuser le lit de l’actuel torrent. Une démocratie libérale est bien davantage fragile qu’il n’y paraît en première analyse, et les retours de balancier y sont d’autant plus imprévisibles qu’on a davantage touché à ses rouages profonds. Le parallèle avec 1934 est, d’ailleurs, éclairant à un autre titre : la démocratie libérale qu’était la IIIe République a surmonté la crise – dont le 6 février n’était, au demeurant, qu’un des symptômes – parce que, précisément, ses rouages ont fonctionné une fois encore : en 1936, le peuple souverain a tranché entre la droite républicaine et les gauches unies, avec la victoire du Front populaire. La préservation, malgré la crise, de ce jeu binaire a été l’une des clés du dénouement, celui-ci étant également facilité par le fait que les classes moyennes et les couches populaires ont conservé tout au long de cette période troublée une représentation politique à travers ces partis de gauche et de droite. L’antiparlementarisme a certes connu alors une flambée, mais des forces politiques enracinées et des cultures politiques restées solides ont servi de garde-fou. Quid de la situation en 2019, avec un paysage politique en partie effondré à la suite de son implosion en 2017, et des cultures politiques qui peinent à survivre, car trop assimilées à « l’ancien monde » ?
Cela étant, la comparaison avec 1934 n’est donc recevable que dans une sorte de raisonnement en creux : ce que 2019 emprunte à 1934 aggrave la situation mais ce en quoi aujourd’hui diffère de ce milieu des années 1930 l’aggrave encore davantage. Plus fructueuse, au bout du compte, est la comparaison avec le moment Poujade, vingt ans plus tard. Ce moment est probablement celui qui se prête le mieux – ou le moins mal – à une comparaison terme à terme. Et ce, pas seulement en raison du caractère originellement antifiscal du mouvement poujadiste. Celui-ci, bien plus largement, était en fait le reflet de la grande mutation qui s’amorçait alors dans la France des Trente Glorieuses. Quand Pierre Poujade, « le papetier de Saint-Céré », commence à agréger des mécontentements divers et des frustrations multiformes, il apparaît vite que, dans cette France en métamorphose, il tire sa force cinétique du fait qu’il rassemble autour de lui certains des oubliés et des soutiers de cette métamorphose. Une partie de la société française n’en perçoit, de fait, dans un premier temps que les effets pervers, sans en toucher, au moins dans ce premier temps, aucun des dividendes : travailleurs indépendants et petits paysans sont, à cet égard, les catégories les plus touchées. D’autant qu’à ce malaise social s’ajoute une sorte de crise de l’identité nationale, stimulée par la décolonisation qui s’amorce après le désastre de Diên Biên Phu.
À la faveur de ce double trouble de la communauté nationale, Pierre Poujade parvient à s’immiscer dans le jeu politique, et aussi dans le jeu de rôles qui schématise la situation française en ce milieu des années 1950 : Poujade versus Mendès France, la part du pays qui se sent incomprise et délaissée contre celle qui entend favoriser la réforme et accélérer la modernisation. Mais l’analogie avec 2019 trouve précisément ici ses limites : le mouvement actuel n’a pas trouvé d’incarnation, ce qui lui interdit de facto une réelle percée politique. Surtout, la métamorphose des années 1950 produisit rapidement des effets fastes et, après la fin de la guerre d’Algérie, c’est le pays tout entier qui baigna dans le liquide amniotique des 4 P engendrés par une croissance de 5 % l’an : paix, prospérité, plein emploi, progrès en ligne d’horizon.
C’est, du reste, la raison pour laquelle la comparaison avec 1968, souvent avancée, n’est, en définitive, pas davantage pertinente : spasme idéologique et surtout vaste mouvement social apparus au sein d’un pays enrichi, Mai 68 fut un soulèvement à maints égards générationnel, et le ressenti d’une éventuelle exclusion socio-économique n’a pas été son moteur principal, même si les impatiences et les frustrations de la classe ouvrière ont joué un rôle important, qui fut trop longtemps minimisé ensuite par les historiens.
La fièvre obsidionale
La cause semble donc entendue. Ce n’est pas la comparaison avec d’autres moments de l’histoire nationale qui livrera les clés de l’analyse du mouvement en cours. Si en souligner ainsi la singularité ne confère pas pour autant automatiquement à celui-ci son statut d’événement historique, cette singularité lui donne bien une autre forme d’importance, qui justifie que soit poursuivi son examen par l’historien : sa nouveauté. Celle-ci, il est vrai, génère une autre difficulté intrinsèque : ce ne sont pas seulement les analogies tirées de la science historique qui se révèlent ici inefficientes, mais également certaines des notions forgées ou véhiculées par la science politique. Par rapport aux revendications exprimées, que peuvent signifier, par exemple, les notions de démocratie représentative ou d’État de droit ? Plus largement, du reste, ce sont même les principes qui structurent une culture républicaine communément partagée, souvent brandis au fil des périodes précédentes comme des balises pour caractériser les objectifs des mouvements de protestation ou de contestation, qui sont ici inopérants : ainsi la référence à la volonté générale – et les moyens de la dégager et de la mettre en œuvre – ou le rappel du consentement au principe majoritaire. Non que le constat de leur quasi-absence dans les revendications et les slogans des « gilets jaunes » entraîne la disqualification morale de ceux-ci ou leur ostracisme historique par rapport aux genres supposés nobles de la confrontation politique ou sociale. Une telle absence, en fait, est moins un stigmate qu’un symptôme.
Nous touchons, en effet, à l’essentiel. Si la mission assignée à ce texte était en premier lieu d’explorer la voie analogique, le constat de l’impasse que celle-ci représente constitue aussi indirectement un indice de la véritable nature du mouvement.
Si les analogies historiques se révèlent infructueuses, c’est bien que ce mouvement est doublement nouveau : la fièvre qui a enflammé une partie du tissu social est une fièvre obsidionale inédite ; et ses effets sont d’autant plus pernicieux que les enfiévrés sont des naufragés de l’espace-temps.
Certes, le mouvement s’inscrit, à sa manière, dans la série des soubresauts qui ont secoué, par phases, la communauté nationale et que l’historien Michel Winock a nommés « fièvres hexagonales », mais la poussée, ici, est d’une nature particulière. On qualifie, on le sait, d’obsidionale la fièvre qui s’empare de la population d’une ville assiégée, coupée du monde et bientôt en proie aux rumeurs les plus délétères. Or, la dégradation de la situation de nombre de familles françaises a pris, dans certains cas, une forme pérenne, puisque ce sont plusieurs générations en leur sein qui se sont trouvées, tour à tour mais aussi bientôt en même temps, au chômage. Ces familles, de ce fait, sont devenues autant de citadelles ayant le sentiment de ne plus jamais pouvoir sortir d’une situation d’encerclement sociologique. Certes, les observations faites sur les ronds-points n’y ont pas pointé, loin de là, une majorité de chômeurs. Mais la fièvre obsidionale touche bien plus largement tous ceux qui, dans la société française actuelle, ressentent une situation de déclassement, voire d’exclusion, pour eux comme pour leur descendance : en d’autres termes, chez soi et aujourd’hui mais aussi chez les proches et demain. Et si l’avenir est ainsi perçu comme étant sans issue, le desserrement de l’étau doit se faire ici et maintenant. Les fièvres précédentes misaient le plus souvent sur des lendemains qui chantent ou, pour le moins, sur l’amélioration à venir. Étymologiquement, l’avenir était ainsi porteur de progrès : le temps jouait en faveur des luttes, qui pouvaient donc miser sur lui.
Pour le mouvement en cours, l’avenir dessine une ligne d’horizon anxiogène et l’amélioration doit se faire au présent : changer ma vie et non contribuer à changer la vie. Pour des vies qui se sentent assiégées, le mouvement prend la forme d’une tentative de sortie désespérée. Rien à perdre, en fait, et l’espoir d’inverser le cours des choses en faisant nombre : se montrer et se compter pour ne plus s’en laisser conter, faire masse pour sortir ensemble de la nasse. D’autant qu’une lente déconnexion par rapport à la mutation française en cours jointe au coup de grisou électoral de 2017 a fait s’effondrer – au moins momentanément – les cultures politiques existantes.
Un tel constat explique, à cet égard, le paradoxe apparent : le mouvement est à la fois individualiste et collectif. La fraternité des ronds-points ou des manifestations hebdomadaires est un moment de rencontre de destins atrophiés ou contrariés, plus qu’opprimés, et l’ensemble constitue bien un agrégat d’individualités en recherche d’un mieux-être immédiat et du supplément de dignité qui en découlerait. La sur-vie supposée des puissants ne doit pas se faire aux dépens de la survie de plus en plus aléatoire des plus faibles : une telle vision relève certes davantage de l’incantation que d’une analyse raisonnée de la société française contemporaine, mais l’historien sait que, dans les périodes de crise, la perception compte plus que la réalité objective, et que c’est elle, le plus souvent, qui est le moteur de l’Histoire.
Une telle vision, surtout, paraît dispenser d’un corps de doctrine. La citadelle assiégée n’a pas forcément besoin d’une projection commune dans l’avenir, et encore moins de faire appel à son passé. Seuls comptent les assiégeurs supposés, les « ils » rendus responsables de tous les maux. À la tête de ces « ils », le responsable ne peut donc qu’être un contemporain : le siège est un événement du présent, il ne peut être le fruit de ce qui précède et ce qui suit est forcément secondaire, ne pouvant survenir que si le siège est levé. Et le contemporain le plus en vue ne peut être que le contemporain en chef, en d’autres termes le président de la République. D’autant que deux traits concernant celui-ci viennent encore aggraver, si l’on peut dire, le contentieux. D’une part, son profil socioprofessionnel – un haut fonctionnaire devenu « banquier » quelques années à peine après sa sortie de l’ENA – fait de lui un double « il » : le pouvoir central et la finance. Bien plus, d’autre part, l’intéressé est parvenu très jeune tout en haut de ce pouvoir central, et son âge, qui a pu être l’indéniable atout de l’irrésistible ascension, s’est, dans l’épreuve, retourné contre lui : la cité assiégée ne veut pas être une ville dont le prince est un enfant.
Cela étant, en bonne logique, une fièvre obsidionale affaiblit plus qu’elle ne renforce, d’autant que le « présentisme » du mouvement, relevé par nombre d’observateurs, lui confère une autre faiblesse structurelle, qui, précisément, explique la fragilité du recours à l’analogie historique pour en caractériser la nature. Ce mouvement, on l’a vu, n’a pas de repères dans le temps, puisque lui-même ne se nourrit pas de références au passé et ne dessine pas de véritable projet pour l’avenir. Or une culture politique, même en gestation, a besoin d’une lecture partagée de ce passé et d’une projection commune dans le futur. Bien plus, elle a besoin aussi de lieux : lieux de mémoire de ce passé partagé, lieux symboliques des luttes du présent. Un rond-point, tout comme un sketch de Raymond Devos, n’indique aucune direction particulière et ne peut incarner de ce fait aucune projection dans l’avenir.
Privés ainsi de repères dans l’espace, et sans références tirées du passé, les « gilets jaunes » ne sont pas seulement, à bien des égards, les soutiers de la France actuelle, ils sont donc aussi des naufragés de l’espace-temps, dans un monde globalisé et au sein de cultures politiques actuellement sinistrées, et cet état rajoute encore à leur aliénation et, de ce fait, à leur détresse sociale.
Leur mouvement est bien, à cet égard, un signal de détresse, mais qui pose, au demeurant, une question beaucoup plus large : n’est-ce pas l’écosystème républicain tout entier, forme française de la démocratie libérale, qui se trouve aujourd’hui confronté à cette sorte de dérèglement spatio-temporel qui affecte aujourd’hui les États-nations dans ce monde globalisé ?
Jean-François Sirinelli
Historien
Professeur émérite des Universités à l’IEP de Paris
Auteur de Les Révolutions françaises. 1962-2017, Odile Jacob, 2017 et Vie et survie de la Ve République. Essai de Physiologie politique, Odile Jacob, 2018