La science politique et la philosophie politique ont consacré beaucoup de réflexions et d’analyses à propos des concepts d’espace public et d’opinion publique. Ces deux notions sont liées et la ligne de séparation ou de complémentarité entre les deux n’est pas toujours simple à tracer. La sociologie politique, quant à elle, a considérablement documenté, par des enquêtes et des protocoles d’observation, la manière dont l’opinion publique se forme. La formation du jugement politique que les électeurs se font (en dehors ou pendant les campagnes électorales), le rôle des socialisations de longue durée, de moyenne durée et de courte durée avant le jour du vote, la pluralité des facteurs qui rentrent en compte pour comprendre le rapport des citoyens à l’action publique et à l’action politique, constituent des domaines de recherche très solidement ancrés dans les théories de l’opinion publique et de sa formation.
Les effets des sondages sur l’opinion publique
Mais que sait-on aujourd’hui du rôle de l’opinion publique dans la vie démocratique et dans les modalités de fonctionnement de l’espace public ? La profusion d’informations disponibles, liée à l’expansion des techniques et moyens de la communication politique, et les transformations du rapport des citoyens vis-à-vis de cette profusion d’informations ont rendu plus fluides et plus incertaines les frontières de l’espace public. Il ne passe pas une semaine sans que l’actualité ne soit rythmée par la publication de sondages d’opinion ; en période électorale ce sont plusieurs sondages d’opinion par semaine qui sont publiés, voire plusieurs par jour.
Cette démocratie « sondagière » n’est sans doute pas à confondre avec la définition plus large d’une « démocratie du public » où la préoccupation des acteurs politiques pour ce que pensent les citoyens serait devenue omniprésente.
Mais elle soumet tous les acteurs politiques à un jeu de contraintes très important. L’injonction à prendre en considération les points de vue du « public » est, de fait, devenue une donnée fondamentale de la vie démocratique aujourd’hui. Des méthodes alternatives à celles des sondages d’opinion classiques ont d’ailleurs progressivement émergé, rendant le jeu de contraintes et de contradictions potentielles plus complexe encore : débats délibératifs, conventions citoyennes, consultations du « public » en ligne complètent à présent la panoplie des instruments dont les gouvernements se dotent pour comprendre le « public », en particulier lors de graves crises ou à propos d’enjeux politiques ne faisant pas l’objet de consensus.
Avant d’aborder la question des contraintes nouvelles, que la prise en compte de l’opinion publique fait peser sur les épaules des gouvernants, revenons tout d’abord sur l’une des questions habituellement les plus fréquemment abordées, celle du rôle des sondages d’opinion sur la liberté d’opiner en matière électorale.
Les recherches consacrées aux effets des sondages sur l’opinion publique pendant une campagne électorale distinguent habituellement deux principales conséquences : l’effet « bandwagon » qui incite l’électeur hésitant et « conformiste » à rejoindre le camp du vainqueur annoncé et l’effet « underdog » qui, au contraire, consiste à porter secours au perdant annoncé. La publication des sondages d’intentions de vote joue ici le rôle d’une variable qui va activer chez les électeurs un filtre évaluatif différencié selon que le candidat préféré est en bonne ou en mauvaise position. Ces questions sont proches de celles relatives à la part rationnelle ou attitudinale du vote et à la question du « vote stratégique » (voter ou pas pour le candidat dont on se sent le plus proche plutôt que pour celui qui a le plus de chances de gagner l’élection même s’il n’est pas le candidat préféré de l’électeur). L’analyse des dynamiques de campagnes électorales montre également que les effets « bandwagon » et « underdog » peuvent jouer dans des sens opposés à leurs directions habituelles.
La dynamique de l’élection et la nature de l’offre électorale peuvent contrecarrer ces effets et les réorienter dans des sens opposés : une partie des électeurs peuvent vouloir que la victoire du candidat probablement élu ne soit pas trop écrasante (pour qu’il ait la victoire modeste) tandis qu’une autre partie des électeurs va finalement lâcher le candidat trop loin de la victoire ou du podium final (considérant son cas comme désespéré). Un troisième effet potentiel de la publication des sondages d’opinion (en période de campagne électorale) peut s’exercer sur l’abstention : la mobilisation des différents électorats si les sondages laissent penser à une élection aux résultats incertains et serrés, la démobilisation d’autres parties de l’électorat si la victoire annoncée d’un candidat semble largement acquise. Malgré tout leur intérêt et leur profusion, toutes ces directions de recherche ne parviennent pas à montrer que les effets de la publication des sondages d’opinion soient parfaitement identifiables et stables dans leurs manifestations empiriques : ces effets sont en fait médiatisés par les préférences partisanes, la sensibilité à des enjeux mis en avant par les candidats, la fidélité idéologique ou partisane, la socialisation politique et le profil sociologique des électeurs.
Résumant l’état de la recherche, Gérard Grunberg et Nonna Mayer concluent d’ailleurs à un bilan global « nuancé » : « les sondages ont incontestablement des effets, à commencer par celui d’informer sur les intentions des autres électeurs. Ils illustrent ce que Diana Mutz appelle “l’influence interpersonnelle”. Ce que nous savons du monde aujourd’hui vient de moins en moins d’une expérience directe de la réalité, d’un contact personnel avec les proches comme cela était à l’époque de l’ouvrage pionnier de Elihu Katz et Paul Lazarsfeld, Personnal Influence. Ce sont les sondages, la presse, la télévision, de plus en plus le net et les réseaux sociaux qui nous apprennent comment vivent et pensent les “autres” »1.
Les sondages sont devenus un élément structurel de l’espace public
On peut ajouter que « l’effet sondage » a été amplifié au cours de la dernière décennie par les évolutions de modes d’information et de l’espace public : les chaînes d’information en continu commandent et publient elles-mêmes des sondages, les sondeurs et les experts des sondages ont été progressivement intégrés à leurs programmes comme des consultants ou des analystes ; les rédactions de ces médias sont également sensibles et très réactives à la publication des sondages sur les tendances de l’opinion et sur les intentions de vote ; les réseaux sociaux sont devenus des balises et des signaux que les rédactions suivent de près afin de connaître les tendances du débat public et des controverses liées à la publication de sondages.
Les sondages d’opinion et les analyses de l’opinion publique sont ainsi devenus un élément structurel de l’espace public, au sens fort du terme : non seulement parce qu’ils occupent une place importante et très régulière dans l’information télévisée et digitalisée, mais aussi par le rôle qu’on leur fait jouer dans le cadrage des débats publics et la structuration des controverses qui s’y jouent.
Les plateaux télévisés mettent ainsi de plus en plus en scène l’information sondagière comme élément d’objectivation des préférences et des préoccupations du « public » dont les médias se présentent comme des chambres d’écho, les porte-paroles. Le sondeur ou l’expert en sondages, le « politologue » (qu’il soit réellement un politiste universitaire ou un « politologue » parfois auto-proclamé), est ainsi devenu le médiateur entre une information sondagière pléthorique, parfois incohérente (popularité de l’exécutif qui remonte, puis redescend pour remonter encore dans un autre sondage), et le « public ». Le plateau télévisé étant devenu la place publique où se joue cette médiation mise en scène pour un public dont une partie reste branchée sur le canal en diffusion permanente ou presque.
Si, malgré la difficulté empirique de l’isoler d’autres déterminations du vote, cet « effet sondage » semble avéré sur le comportement des électeurs dans certaines situations, il est encore plus avéré sur le personnel et les formations politiques. Comme le font très justement remarquer Gérard Grunberg et Nonna Mayer, loin de constituer « une arme aux mains des acteurs politiques, les sondages représentent tout d’abord pour eux une contrainte supplémentaire dans leur action ? Une contrainte lourde et souvent douloureuse »2. La production et la publication, à la fois massives et régulières (voire omniprésentes) d’enquêtes d’opinion accentuent en effet la tension fondamentale de la démocratie d’opinion : la tension entre le jour du vote et l’état de l’opinion pendant le mandat.
Cette tension est soulignée par Bernard Manin qui l’exprime ainsi : « la voix que le peuple conserve en dehors de ses représentants est plus constamment présente que dans les autres formes du gouvernement représentatif »3. À la fois ressource à très haute valeur ajoutée potentielle pour les gouvernants et contrainte terrible, l’opinion publique et ses mesures par les sondages deviennent ainsi un acteur politique clef, non-élu et non-identifié très clairement et qui pourtant impose un étau de fer aux gouvernements. Les sondages d’opinion et la prise en compte de l’opinion publique jouent également d’importants effets sur la sélection des candidats aux élections et la vie interne des partis politiques : les partis politiques, notamment ceux qui se sont édifiés autour d’une personnalité charismatique ou qui ont accentué leur dimension de « partis attrape-tout », s’en remettent de moins en moins à leurs « grass roots » pour arbitrer les procédures de sélection des candidats aux postes exécutifs et considèrent les sondages d’intentions de vote comme l’arbitre des compétitions internes.
L’obligation pèse de plus en plus sur les gouvernants d’ouvrir la boîte noire du “decision making”
La prise en compte des sondages d’opinions, et plus largement des données relatives à l’état de l’opinion publique, agissent de manière puissante à bien d’autres niveaux de l’action politique et de l’action publique. Elles jouent même un rôle décisif dans plusieurs domaines relatifs au fonctionnement du gouvernement. C’est ce que rappelle de manière très synthétique Céline Belot4 dans ses travaux sur la relation entre opinion publique et politiques publiques. Elle distingue quatre principaux usages des enquêtes d’opinion publique par les gouvernants, dont trois nous semblent les plus importants. Les enquêtes d’opinion sont tout d’abord un « outil de communication » dont les résultats vont alerter les gouvernants sur le besoin de communiquer (suivi des cotes de popularité), les modifications de l’opinion publique ou vont leur indiquer les sujets sur lesquels ils peuvent disposer du soutien de l’opinion et les segments de l’électorat dans lesquels ce soutien est le plus important. Au-delà d’un simple suivi communicationnel de l’opinion publique, les enquêtes d’opinion servent ici d’élément fondamental de « cadrage » de l’action gouvernementale5.
Les enquêtes d’opinion constituent également un « instrument de prévision » des risques encourus par les gouvernants lorsque leur agenda de réformes risque de ne pas passer auprès des citoyens ou de rencontrer des obstacles : tentatives d’anticiper le « blâme » des électeurs, mise sur l’agenda gouvernemental de contre-mesures ou de mesures de compensation à ceux qui se considèreront comme les perdants d’une réforme, instrumentalisation du soutien des citoyens (« les français veulent que… », « les français nous ont élus pour… ») afin d’imposer au Parlement ou aux autres acteurs du jeu politico-institutionnel des réformes ou des méthodes de réformes.
Enfin, les enquêtes et sondages d’opinion sont mobilisés dans les dispositifs d’évaluation des politiques publiques. Les dispositifs d’évaluation de l’action publique peuvent faire un triple usage des enquêtes d’opinion publique : collecter des données afin de les confronter à l’argument qui a motivé l’action publique (évaluer la pertinence ou l’urgence de cette action), connaître la sociologie des récipiendaires de l’action publique (évaluer si l’action publique a atteint sa cible), disposer du matériau permettant des analyses statistiques identifiant l’effet des politiques publiques sur leurs bénéficiaires (évaluer le bénéfice de l’action publique vis-à-vis de son coût en particulier).
Ces différents usages des données relatives à l’état de l’opinion publique constituent une tendance de fond assez lourde dans la plupart des démocraties contemporaines.
Il n’en reste pas moins vrai que cette prise en compte continue d’engendrer de sérieux conflits d’interprétation dans l’espace public à propos de ce que pense le « public ». L’obligation pèse de plus en plus sur les gouvernants d’ouvrir la boîte noire du « decision making » et de justifier davantage la correspondance entre les choix effectués et les données sur lesquels ils reposent. Cela ne vaut pas que pour les données relatives à l’état de l’opinion, mais en ce domaine la pression s’est accrue considérablement. Les évolutions techniques font que réaliser un sondage d’opinion (en ligne) est aujourd’hui beaucoup moins onéreux qu’il y a 15 ou 20 ans. Certaines formations politiques (par exemple la LFI) revendiquent même une expertise interne pour produire leurs propres sondages d’intentions de vote.
Les controverses relatives à l’intégration européenne constituent une bonne illustration de ces conflits d’interprétation à propos de ce que pense de l’Europe le « public ». La question de l’opinion publique est fortement articulée à celle du déficit démocratique européen dans les débats publics et dans les travaux académiques. Cette question constitue même la principale question de recherche des travaux de sociologie politique de l’intégration européenne qui ont accumulé un très solide ensemble de résultats sur la sociologie du soutien (et de l’absence de soutien) à l’Europe parmi les populations des pays membres ou candidats. De manière paradoxale, la figure de « l’opinion publique européenne » est mobilisée dans une perspective légitimatrice par l’Union européenne elle-même : le discours produit par les institutions européennes sur la prise en compte des préoccupations, des demandes ou des préférences des citoyens (et cette mise en exergue de cette figure du citoyen) ont constitué depuis le début des années 1990 (et les ratifications du Traité de Maastricht) un thème central de la communication des institutions européennes. Une « bataille de l’opinion publique » existe dans de nombreux pays européens, la France en particulier : pour certains travaux de recherche, « l’opinion publique européenne » ne s’exprime qu’incomplètement dans les enquêtes d’opinion comme l’Eurobaromètre. Cette « bataille de l’opinion publique européenne » s’est intensifiée au moment du rejet par la France du Traité sur la Constitution européenne en 2005 ; elle n’est pas uniforme et va d’une contestation de la prétention des enquêtes d’opinion publique (comme l’Eurobaromètre) à saisir leur « peuple » européen6 et ses opinions au développement de méthodologies alternatives pour recueillir la « parole citoyenne »7 (débats ou conférences citoyennes). Mais l’idée s’est installée dans une partie du « public » et finalement même des dirigeants que le Traité de Lisbonne, ratifié après le rejet du Traité constitutionnel par la France et les Pays-Bas, avait consisté à « s’assoir sur le suffrage populaire » exprimé en mai 2005.
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Pour comprendre le rôle joué par la question de l’opinion publique dans l’espace public aujourd’hui, il faut en fait renoncer à deux théories extrêmes : « l’opinion publique » n’est pas l’ombre portée du « peuple » qui interdirait aux gouvernants de développer les programmes sur lesquels ils ont été démocratiquement élus ; « l’opinion publique » n’est pas non plus un pur artefact sondagier qui interdirait aux gouvernants de comprendre la complexité et les profondeurs de l’espace public. Une voie moyenne peut être pensée : c’est par la pluralité des mesures de l’opinion et par une formation des décideurs et des dirigeants à la lecture des données de l’opinion publique que l’on pourra progresser vers une démocratie plus intégrante des préoccupations des électeurs. L’élection et la ritualisation « sacrée » du suffrage universel qu’elle met en œuvre reste la pierre fondatrice et angulaire de la légitimité démocratique. Mais la légitimité démocratique doit être pensée comme un processus dont l’élection est le point de départ. Les étapes qui restent à franchir aux lendemains des élections sont également essentielles. Si la prise en compte des états de l’opinion publique n’est sans doute pas la seule modalité de la construction et du développement de ce processus, elle occupe néanmoins une place de choix. Jamais la question de la réaffirmation régulière du lien démocratique tracé le jour du vote n’a semblé aussi essentielle à consolider.
Bruno Cautrès
Chercheur CNRS au Cevipof
Enseignant à Sciences Po
- Gérard Grunberg, Nonna Mayer, « L’effet sondage. Des citoyens ordinaires aux élites politiques », in Yves Deloye et al., Institutions, élections, opinion, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 223. ↩
- Gérard Grunberg, Nonna Mayer, op. cit. p. 225. ↩
- Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 297. Cette phrase lumineuse (citée par Gérard Grunberg et Nonna Mayer, op. cit. p. 226), nous rappelle avec force que, même une fois passée l’élection, le peuple conserve une voix, qui selon Bernard Manin incarne un « au-delà de la représentation qui ne se manifeste plus seulement dans des circonstances exceptionnelles ». ↩
- Céline Belot, « Opinion publique et politiques publiques », in : Laurie Boussaguet et al., Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, pp. 417-424. ↩
- Dans le cas français, on peut souligner le rôle très important qu’a joué le gouvernement de Michel Rocard (1988-1991) dans la professionnalisation de la prise en compte des données d’opinion publique dans la conduite de l’action gouvernementale. Voir : Pierre-Emmanuel Guigo, « Le chantre de l’opinion » : la communication de Michel Rocard de 1974 à 1981 », in : La Lettre de l’Institut François Mitterrand, 15 octobre 2012. https://www.mitterrand.org/Le-chantre-de-l-opinion-la.html ↩
- Voir par exemple : Olivier Baisnée, « The European Public Sphere Does Not Exist (At Least It’s Worth Wondering…) », European Journal of Communication, 2007,22(4), pp. 493-503. Reprenant à son compte l’idée que « l’opinion publique sondagière » est largement un artefact de méthode, Olivier Baisnée propose dans cet article de déporter le regard vers la société civile et les mobilisations citoyennes pour saisir la vraie nature de l’opinion publique européenne. ↩
- Une belle réflexion sur la relation entre les institutions européennes et les question posées par la « fabrique » d’une opinion publique européenne est proposée dans : Céline Belot, Laurie Boussaguet, Charlotte Halpern, « La fabrique d’une opinion publique européenne. Sélection, usages et effets des instruments », Politique européenne, 2016, n°54, pp. 85-123. ↩