Le quotidien Ouest-France vient d’annoncer qu’il ne publierait plus de sondages sur les intentions de vote dans la perspective de l’élection présidentielle à venir. Une position que le sociologue Michel Fize partage.
A quoi servent les sondages ? Que mesurent-ils exactement ? Contrairement à ce qui est dit, et d’abord par les sondeurs eux-mêmes, les instituts de sondage, fondés sur des données statistiques, ne recueillent pas, n’enregistrent pas l’opinion publique [dont on sait du reste, depuis Bourdieu, qu’elle n’existe pas !] : ils la CREENT. Ainsi, en 2006, Ségolène Royal a-t-elle été désignée à la course présidentielle moins par les primaires socialistes que par les sondeurs de tous poils. C’est aujourd’hui le même processus qui est à l’œuvre avec Xavier Bertrand qui, poussé par les enquêtes d’opinions, apparaît comme le meilleur candidat de la droite républicaine, le mieux placé pour atteindre le second tour de la présidentielle et battre Emmanuel Macron. Si cette fabrication promotionnelle se poursuivait, le Congrès des Républicains (que l’on peut tenir pour une primaire fermée), se verrait contraint en décembre prochain d’entériner ce choix sondagier (désavoue-t-on l’opinion publique ?) [Aux dernières nouvelles cependant, Michel Barnier, pourtant largement inconnu du grand public, aurait la préférence des adhérents et militants LR].
Mais revenons à 2006 quand le Parti socialiste, malgré ses « poids lourds » : Fabius, Strauss-Kahn, intronisait Mme Royal, « chouchou » des sondeurs de l’époque. Ajoutons que ce sont aujourd’hui ces mêmes sondeurs qui « écrabouillent » Anne Hidalgo (il est vrai, assez peu charismatique pour ce genre d’épreuve !), en ne la créditant que de 5 à 6 % des intentions de vote au premier tour de la future élection présidentielle. Mais quelle est l’exacte valeur de ces chiffres ?
On sait que les résultats des sondages sur les intentions de vote qui sont réalisés en début de campagne électorale sont généralement peu fiables.
Ces enquêtes « oublient » en effet fréquemment – ou les minimisent – les électeurs indécis ainsi que les abstentionnistes, ne prenant réellement en compte que les opinions déjà clairement formées, qui sont, on le sait, les plus conservatrices, les opinions des électeurs les plus âgés.
Répétons-le, de toute façon, les sondages commandés par les responsables politiques ou par les médias ne visent pas à connaître l’opinion publique mais, soit à donner à entendre à celle-ci ce qu’elle veut entendre, soit à lui suggérer les bons choix. Quant aux politiques, à partir des données produites par les sondeurs, sur la base, on le sait, de questions largement « orientées », ils sont alors à même de dégager un projet d’action pour l’avenir, en fixant des thèmes prioritaires (notons que sans la présence de Mme Le Pen et de M. Zemmour à la « course présidentielle », le sujet de l’immigration n’apparaitrait probablement pas comme un sujet prioritaire chez les Français).
Si le questionnement ne suffit pas à produire les résultats escomptés, espérés, par les commanditaires, les sondeurs procèdent alors à des « redressements », vieille « ficelle statistique » qui consiste à se référer à de précédents scrutins pour voir si les sondés sont sincères en évoquant leur vote passé. Par exemple, si l’on observe qu’il y a deux fois moins de votes déclarés pour un candidat que son score effectivement réalisé, on multiplie alors par deux les chiffres bruts du candidat en question pour le scrutin à venir.
Ne parlons donc pas, comme il est d’usage chez les politologues, de « démocratie d’opinion », mais de « démocratie sondagière » : ce n’est pas du tout la même chose ! Selon la pertinente analyse d’Alain Garrigou et Richard Brousse, « les sondages sont la forme dominante de production de l’opinion publique. » (Cf. Manuel anti-sondages, la démocratie n’est pas à vendre, La Ville brûle, 2011). Ils « mettent en condition » les citoyens, les orientent vers les « bons » choix. Leurs résultats, scrutés avec toujours beaucoup d’attention par les acteurs politiques et médiatiques, agissent puissamment sur les esprits, notamment sur les électeurs indécis. Les commentaires des journalistes participent de ce processus de production des opinions.
Le simple fait de commenter un sondage (les médias pourraient très bien ne pas le faire) lui donne du poids (et donc à son contenu), d’autant que l’analyse est faite en plateau ou en studio par les directeurs d’instituts de sondages eux-mêmes, directeurs présentés spontanément comme experts scientifiques. Parler en outre à longueur de temps d’un candidat (tandis que d’autres ne sont même pas présentés au jugement des sondés, comme Eric Ciotti ou le Pr Juvin chez les LR ou Stéphane Le Foll chez les socialistes, vient accréditer l’idée de l’importance de ce candidat. Souvent nominé, le candidat cité devient une sorte d’incontournable. Enfin, l’importance des candidats de tête (dans les sondages) sera accrue par une ligne éditoriale médiatique proche des idées des candidats sujets à commentaires. Il est ainsi évident qu’un quotidien de gauche n’accordera pas le même crédit à un Eric Zemmour ou un Xavier Bertrand qu’un quotidien de droite.
Les commanditaires médiatiques ont évidemment une large part de responsabilité dans la « manipulation » de l’opinion en renforçant les choix issus des sondages.
Un journal orienté politiquement (de gauche ou de droite) ne pourra que se réjouir de voir arrivé en tête du sondage commandé le candidat de son bord. Il aura tendance à sur-exagérer son importance. L’on aura compris que l’usage fait des sondages par les commanditaires fait sortir ces derniers, définitivement, de toute objectivité scientifique.
Revenons un peu à la technique sondagière. Regardons d’un peu plus près le processus de « fabrique » des opinions, en prenant l’exemple des dernières élections régionales. En faisant croire aux Français qu’il y aurait de nombreux duels au second tour avec le Rassemblement national, les sondeurs ont incontestablement faussé les intentions de vote au premier tour. C’est-à-dire, médias aidant, qu’ils ont provoqué un effet « vote utile » sur une base sans fondement.
Autant dire que notre démocratie est une « démocratie aliénée ». Si les sondeurs, il est vrai, font rarement l’élection – ils se trompent beaucoup (Balladur, en 1995, donné vainqueur sera finalement battu par Chirac), ils font désormais les désignations comme il a été dit plus haut, en lieu et place des partis censés remplir cette fonction sous la Vème République. De la même manière, les instituts de sondage transforment aujourd’hui le phénomène médiatique Zemmour en phénomène politique. Avec 15 % d’intentions de vote, suspense politique garanti !
L’emprise des sondeurs sur l’opinion est forte, comme imparable.
Il faut se souvenir que dans notre pays un millier de sondages politiques est publié chaque année et qu’en quarante ans le nombre d’enquêtes d’opinions a été multiplié par cinq.
Vie politique et vie médiatique tournent désormais autour de ces enquêtes dites d’opinion. Décisions publiques et choix éditoriaux (tant de la presse écrite qu’audiovisuelle) découlent largement des résultats des sondages censés être « représentatifs », donc scientifiques, de l’opinion,
Mais les sondeurs se trompent. Nous avons déjà cité l’exemple d’Edouard Balladur en 1995, nous pourrions ajouter l’arrivée-surprise de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002 (qui n’était crédité que de 10 % d’intentions de vote au premier tour). Quittant la France, nous pourrions encore mentionner la victoire inattendue du Brexit en Grande-Bretagne ou bien l’élection improbable de Donald Trump à la Maison Blanche en 2016.
Ensuite, et sans pouvoir enter ici dans les détails, les instituts de sondage sont fragiles d’un point de vue méthodologique : fondements mathématiques contestables, échantillons faibles et peu représentatifs et trop souvent constitués de seuls volontaires (qui peuvent même être rémunérés pour participer au sondage), questions induisant les réponses, techniques de redressement peu claires, abstention mal-appréciée, etc.
Non, assurément, les sondeurs sont de grands perturbateurs.
La « démocratie sondagière », c’est la défaite des citoyens, la négation de la souveraineté du peuple, fondement suprême de toute démocratie.
On ne peut donc que se réjouir de la décision du journal Ouest France de ne plus commander ni publier aucun sondage politique durant toute la campagne présidentielle.
Michel Fize
Docteur en Science politique
Auteur de De l’abîme à l’espoir : les années folles du mondialisme (1945-2020), Ed. Mimésis, 2021