Témoin direct des grands bouleversements à l’Est, Vladimir Fédorovski fut diplomate, promoteur de la perestroïka puis porte-parole d’un des premiers partis démocratiques russes – le Mouvement des réformes démocratiques. Il est l’auteur de plusieurs best-sellers internationaux et l’écrivain d’origine russo-ukrainienne le plus édité en France. Il intervient régulièrement dans les médias. A l’occasion de la parution de son 57e ouvrage Staline et Poutine – Dialogues d’outre-tombe (éditions Balland), il répond aux questions d’Arnaud Benedetti sur l’évolution du conflit russo-ukrainien, l’élection de Trump et le 12e Sommet des BRICS.
Revue Politique et Parlementaire – Vous venez de publier Staline et Poutine – Dialogues d’outre-tombe. Pouvez-vous nous en parler de votre 57e ouvrage ?
Vladimir Fédorovski – Dans un contexte marqué par des bouleversements géopolitiques et une montée des tensions internationales, il est essentiel d’analyser avec lucidité les faits et leurs implications. C’est précisément l’objectif de mon dernier livre : offrir une lecture directe et sans compromis des réalités actuelles.
Rien n’est inventé dans ce livre. Chaque analyse repose sur des faits concrets, issus notamment d’une enquête minutieuse sur les déclarations de Vladimir Poutine au sein de cercles restreints ces trois dernières années. Les propos retranscrits ne sont pas de simples hypothèses : ce sont ses propres mots, documentés et replacés dans leur contexte.
Un phénomène historique unique mérite une attention particulière : le retour de Staline dans l’imaginaire collectif russe. Alors que sa popularité avait chuté à 5 % durant la déstalinisation, elle atteint aujourd’hui 80 %. Staline est désormais plus populaire que tous les dirigeants de l’histoire moderne de la Russie, dépassant même les figures médicales ou scientifiques.
Ce retour va au-delà de l’admiration pour une figure historique. Le courant néostalinien s’est imposé comme une alternative intellectuelle majeure, rivalisant avec Vladimir Poutine lui-même. Ce phénomène ne se limite pas à l’histoire : il éclaire les dynamiques politiques actuelles et les transformations profondes de la société russe.
Mon livre ne se contente pas d’un simple retour sur le passé. L’histoire, et en particulier la figure de Staline, est utilisée comme une clé de lecture pour comprendre la situation dramatique d’aujourd’hui. Cependant, cette perspective historique n’est pas le point central : elle sert à éclairer les enjeux présents avec clarté et précision.
Depuis trois ans, les analyses géopolitiques sont souvent marquées par des approximations. Qu’il s’agisse des stratégies initiales de Vladimir Poutine ou des réponses occidentales, notamment les sanctions et l’isolation supposée de la Russie, les erreurs sont nombreuses. Ces approximations brouillent la compréhension des réalités et augmentent les risques dans un contexte déjà extrêmement dangereux.
Nous vivons l’un des moments les plus périlleux depuis la Seconde Guerre mondiale. La prudence excessive et le politiquement correct dominent trop souvent les discours, que ce soit dans les médias ou les analyses académiques. Mon objectif est d’aller au-delà de ces filtres, en présentant une lecture brute et sans concession de la réalité actuelle.
RPP – Que peut changer l’élection de Trump dans la situation actuelle ?
Vladimir Fédorovski – L’élection de Donald Trump a marqué un tournant majeur sur la scène internationale, annonçant la fin d’une ère où les néoconservateurs américains dominaient le discours mondial. Pendant trente ans, ces derniers ont façonné les priorités et les récits politiques, imposant un certain politiquement correct à travers des éléments de langage bien rodés, depuis les administrations Bush jusqu’à Obama. Cette influence s’étendait non seulement aux États-Unis, mais aussi à leurs alliés, dictant le ton des relations internationales.
Trump a bouleversé cette dynamique. Non seulement son élection a pris de court les analyses dominantes dans le monde entier, mais elle a aussi marqué un rejet des concepts établis par cette élite conservatrice. Ce séisme politique a montré que leurs lectures de la réalité étaient déconnectées des aspirations de nombreux citoyens, tant aux États-Unis qu’à l’étranger.
Cette « claque » reçue par les néoconservateurs a ouvert une période de controverses et de repositionnements. Dans les premiers jours suivants l’élection, ils semblaient sonnés, incapables d’imaginer un tel résultat. Mais aujourd’hui, ils s’organisent et résistent, tentant de reprendre la main sur les débats. Malgré cela, les priorités ont changé : ce n’est plus l’Ukraine, mais plutôt la Chine et Israël, qui occupent désormais le devant de la scène dans les discours américains.
Dans cette redistribution des cartes, l’Europe apparaît comme le grand perdant. Réduite à un rôle de spectateur dans les grandes décisions géopolitiques, elle semble être le « dindon de la farce ». Les priorités américaines, redéfinies sous l’administration Trump, ont relégué le Vieux Continent au second plan, accentuant son isolement stratégique et son absence d’initiative sur la scène mondiale.
Malgré les espoirs de certains, l’élection de Trump n’a pas éloigné le spectre d’une troisième guerre mondiale. Rien n’est joué. Les premières nominations de son administration, bien que largement débattues, révèlent des signaux contradictoires. Si certains voient en lui un acteur imprévisible, capable de réduire les tensions, d’autres craignent que cette imprévisibilité augmente les risques de conflits.
La situation reste donc fragile, et les semaines à venir seront cruciales pour comprendre les orientations réelles des États-Unis. Les priorités géopolitiques évoluent, mais les tensions militaires persistent, notamment en Ukraine, où les avancées russes, souvent sous-estimées, changent la donne.
Le monde traverse ce que beaucoup considèrent comme l’une des périodes les plus dangereuses de l’histoire contemporaine. Au-delà des bouleversements politiques liés à l’élection de Donald Trump, les tensions militaires et les manipulations narratives accentuent les risques globaux. Les néoconservateurs, secoués par les récents événements, ont non seulement échoué dans leurs analyses politiques, mais aussi sur le plan militaire, en Occident et particulièrement en France.
En matière militaire, la Russie continue de progresser sur plusieurs fronts, malgré une propagande occidentale qui minimise ces avancées. Contrairement aux récits affirmant que Moscou « grignote » des territoires, les faits révèlent des gains significatifs, en particulier en Ukraine. Ces succès redéfinissent le rapport de force sur le terrain et mettent en lumière les limites des stratégies occidentales, fondées sur des approximations. En France, la désinformation semble plus prononcée qu’ailleurs, occultant une réalité où les forces russes renforcent leur position, notamment dans des zones stratégiques comme le Donbass et la Crimée.
Le contexte militaire pourrait connaître une escalade majeure dans les semaines à venir. Les Ukrainiens, en position délicate, pourraient tenter des actions spectaculaires, telles que des sabotages ou des attaques ciblées contre des infrastructures sensibles comme les centrales nucléaires et bien sûr le feu vert donné par Biden aux Ukrainiens d’utiliser des fusées de longue portée et la réponse de Poutine concernant l’utilisation des fusées balistiques .Ces actions, motivées par l’urgence de renverser la situation, sont d’autant plus probables que la pression militaire russe s’intensifie.
Du côté américain, la stratégie semble osciller entre une aide militaire massive à l’Ukraine et la recherche de solutions diplomatiques. L’objectif principal serait de rompre l’alliance entre la Russie et la Chine, perçue comme une menace géopolitique de premier plan. Cependant, cette tentative repose sur des bases fragiles, car les intérêts de Moscou et de Pékin convergent fortement, rendant improbable un tel découplage.
La nouvelle administration Trump devra bientôt clarifier ses priorités. Les premières nominations dans son équipe de sécurité nationale et au Pentagone montrent une focalisation sur la Chine, mais également une volonté de repositionner les États-Unis face aux alliances adverses. Cette approche vise à exploiter les failles potentielles dans la coopération russo-chinoise. Toutefois, une telle politique suppose des concessions sur le front ukrainien, ce qui pourrait entraîner des tensions internes et internationales.
Avant toute stabilisation, le monde pourrait être confronté à une montée en flèche des tensions militaires. Les prochains mois risquent de voir une intensification des combats en Ukraine, avec des offensives russes accrues et des réponses ukrainiennes désespérées. À cela s’ajoute l’implication croissante des puissances occidentales, notamment à travers la fourniture d’armes sophistiquées, comme les chars Léopard ou américains, qui pourraient modifier temporairement les dynamiques sur le terrain.
Cependant, ces initiatives militaires ne suffiront pas à inverser la situation sans un engagement direct ou indirect des États-Unis. Rappelons encore une fois : les missiles à longue portée demandés par l’Ukraine pour frapper des cibles stratégiques, comme le Kremlin, symbolisent cette escalade potentielle.
La stratégie occidentale actuelle semble s’appuyer sur une logique d’« escalade contrôlée ». L’objectif serait d’affaiblir la Russie au maximum avant d’envisager des négociations. Pourtant, cette approche comporte des risques majeurs, car une surenchère incontrôlée pourrait entraîner des conséquences imprévisibles, notamment un élargissement du conflit.
Pour l’instant, Trump reste prudent, préférant évaluer ses options avant de s’engager pleinement. Les décisions qui seront prises dans les semaines à venir, notamment concernant la Chine, l’Ukraine et les alliances militaires, détermineront si cette période dangereuse évoluera vers une stabilisation ou un basculement dans le chaos.
Le monde est à un tournant critique où les dynamiques militaires, diplomatiques et idéologiques semblent converger vers une escalade imprévisible. Dans ce contexte, plusieurs facteurs rendent la situation particulièrement volatile, notamment l’interruption des canaux de dialogue entre les grandes puissances, le recentrage stratégique de la Russie, et l’impact de la victoire de Trump sur les priorités géopolitiques américaines.
La situation militaire en Ukraine reste le théâtre principal de tensions internationales. La supériorité militaire russe, notamment dans l’artillerie et l’aviation, se traduit par des avancées significatives sur le terrain, rendant la position ukrainienne de plus en plus précaire. L’Ukraine, à court de personnel et de ressources, dépend presque exclusivement de l’aide militaire occidentale.
Cependant, l’unique option restante pour Kiev semble être de forcer une intervention directe des États-Unis ou de l’OTAN, ce qui accroît le risque d’une escalade majeure. L’envoi de missiles longue portée et de chars lourds illustre cette stratégie, mais ouvre également la porte à des réponses russes disproportionnées. L’évolution récente de la doctrine nucléaire russe, qui autorise l’usage d’armes nucléaires tactiques en cas d’attaques conventionnelles massives, exacerbe encore ces tensions.
RPP – Y-a-t-il des contacts entre Trump et Poutine ?
Vladimir Fédorovski – Contrairement aux rumeurs qui circulent, aucune communication significative n’a eu lieu entre Poutine et Trump ou leurs équipes. Cette rupture de dialogue entre Washington et Moscou complique toute tentative de gestion de crise.
La priorité immédiate devrait être la réouverture de ces canaux de communication, ne serait-ce que pour limiter les malentendus stratégiques sur des sujets aussi sensibles que l’usage des armes nucléaires. À défaut, les semaines à venir risquent de se traduire par une montée vertigineuse des hostilités, renforçant la perception d’un monde au bord du gouffre.
Dans le domaine notamment des armes stratégiques, les relations ont été rompues et cela est dramatique car la doctrine russe sur les armes nucléaires a été modifiée il y a deux mois. L’Occident sous-estime l’un des derniers messages envoyés par Poutine sur sa possibilité formelle d’utiliser les armes nucléaires au cas où des puissances nucléaires seraient impliquées dans la guerre conventionnelle.
Par ailleurs, dans son discours récent au forum de Valdaï, Poutine a envoyé un message ambivalent. D’un côté, il a affirmé ne pas considérer l’Occident comme un ennemi et a exclu toute intention d’aller au-delà de l’Ukraine. Ce ton mesuré semblait destiné à rassurer les Européens, qu’il ne souhaite visiblement pas entraîner dans une confrontation directe.
D’un autre côté, il a été clair sur un point : il n’y aura pas de retour à la situation qui prévalait avant février 2022 et l’élection de Trump n’y changera rien. Cela reflète une vision stratégique à long terme dans laquelle la Russie s’éloigne définitivement de l’Occident pour se tourner vers l’Asie. Ce basculement philosophique, enraciné dans une tradition historique, est présenté par Poutine comme une réaffirmation des valeurs chrétiennes et conservatrices face à ce qu’il perçoit comme une décadence occidentale.
Au-delà des tensions militaires, nous assistons à une transition idéologique majeure. La domination intellectuelle néoconservatrice, caractérisée par une « terreur intellectuelle » imposée, selon laquelle toute opposition était marginalisée, semble être en déclin. L’élection de Trump est perçue comme une rupture symbolique avec cet ordre établi, ouvrant la voie à une redistribution des cartes idéologiques.
Les premières personnes nommés au sein du deuxième gouvernement Trump ont fait part de la nécessité d’un changement dans leurs priorités et de réduire leur implication directe dans le conflit ukrainien en laissant l’Europe s’en charger
RPP – Comment voyez-vous la position de la France en particulier et de l’Europe en général dans cet entre-deux ?
Vladimir Fédorovski – C’est difficile pour la France qui est depuis toujours fidèle à l’OTAN. L’Ukraine étant acculée, l’implication de l’OTAN peut amener à une guerre mondiale. Il faut être très clair, avec l’élection de Trump le choix est simple, soit la recherche d’un modus vivendi avec la Russie, soit la troisième guerre mondiale. Pour le moment la France prône la nécessité de créer un pôle indépendant militaire, une Europe de la défense mais cela est difficilement réaliste.
Sur le plan diplomatique, la situation est relativement grave pour l’Europe qui s’est trompée sur son analyse : on sanctionne la Russie, on l’isole, il y aura une révolte contre Poutine, l’Ukraine va gagner. Les européens ont développé un récit auquel ils ont cru : Alors qu’il faut chercher un modus vivendi et en premier lieu pour l’Ukraine dont les pertes humaines sont très lourdes
Le monde est à la croisée des chemins, et les prochaines semaines pourraient être décisives. L’absence d’un plan clair pour désamorcer les tensions est alarmante.
RPP – Le 12e sommet des BRICS s’est tenu le mois dernier, que pensez-vous des mesures mises en avant et sur l’adhésion de nouveaux pays ?
Vladimir Fédorovski – Les BRICS représentent désormais 54 % de la population mondiale et, indirectement, plus de 80 % des habitants de pays opposés aux sanctions occidentales contre la Russie. Ce bloc devient un pivot majeur de la résistance au modèle occidental.
C’est également un long processus de changement des rapports économiques. Les BRICS veulent remplacer le système SWIFT et créer leur propre monnaie.
Un nouveau monde émerge, c’est la fin du monde unipolaire. De nombreux pays, y compris la France, souhaitaient d’ailleurs assister au Sommet.
Vladimir Fédorovski
Ancien diplomate et écrivain d’origine russe et ukrainienne
Propos recueillis par Arnaud Benedetti