Dès 1949, l’économiste français Jacques Ruef déclarait « L’Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas », mettant en avant l’importance d’une monnaie unique, non seulement d’un point de vue économique, mais aussi comme moteur de l’intégration politique. L’adoption d’une monnaie unique est d’ailleurs toujours aujourd’hui considérée par beaucoup, comme l’un des succès les plus importants de l’effort d’unification des pays de l’Union européenne (« UE »). Cependant, face à un endettement toujours plus important, à un déficit commercial structurel et aux difficultés liées à la tentative de réindustrialisation du pays, la France doit avoir la lucidité de se questionner sur les avantages qu’elle tire encore à appartenir à la zone euro.
Formé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’accord de Bretton Woods avait établi un taux de change fixe et ajustable, afin de stabiliser les économies et consolider la puissance financière mondiale des pays alliés occidentaux. Après l’effondrement de ce système en 1971, s’en suivit une période de volatilité des taux de change, qui a incité les membres de la Communauté Européenne à rechercher un nouvel accord monétaire, pour venir compléter leur union douanière. Ainsi, le début de la construction monétaire de l’Europe fut une réponse régionale au désordre monétaire international, dans l’espoir de préserver une stabilité intra-européenne. Mis en place en 1979, le Système monétaire européen était un système de taux de change ajustable favorisant une coopération plus étroite en matière de politique monétaire entre les membres de la Communauté européenne. Toutefois, ce système préservait les marges de manœuvre, chaque banque centrale nationale conservant ses prérogatives.
La signature du traité de Maastricht en 1992 change profondément le système monétaire européen, en instaurant une Banque centrale européenne (« BCE ») et l’application de politiques budgétaires nationales rigoureuses destinées à assurer la convergence à long-terme des économies européennes, afin de préparer le passage à l’euro. L’un des principaux arguments invoqués en faveur de la création de l’euro était qu’« un marché unique a besoin d’une monnaie unique ».
En effet, les risques de change étaient perçus comme l’un des principaux obstacles subsistant au développement du commerce au sein de l’UE.
Une monnaie unique présente plusieurs avantages, notamment l’absence de fluctuation du taux de change, qui facilite la comparaison des prix et stimule donc les échanges entre les pays de la zone. En outre, la monnaie unique empêche les gouvernements nationaux de financer leurs déficits budgétaires en créant de la monnaie (la « planche à billets ») ou d’induire des expansions économiques artificielles par l’expansion du crédit (en fixant des taux d’intérêts trop bas). Enfin, elle prévient les dévaluations périodiques des monnaies nationales, dans le but d’augmenter la compétitivité. C’est la fameuse dévaluation compétitive, souvent pratiquée jadis par un pays comme l’Italie, pour revitaliser son industrie ou son agriculture aux dépens de ses concurrents.
Dans la théorie économique, une zone monétaire optimale désigne la situation dans laquelle un groupe de pays a intérêt à instaurer une monnaie unique. L’apport principal de cette théorie, est que la perte du taux de change comme instrument d’ajustement doit être compensée par d’autres mécanismes. Cela est d’autant plus vrai, lorsque les membres composant la zone monétaire sont susceptibles d’être touchés par des chocs qui leurs sont spécifiques (dits chocs « asymétriques »). Pour Robert Mundell, l’économiste canadien à l’origine des travaux sur ce sujet et ayant reçu le prix Nobel d’économie en 1999, des pays ont intérêt à avoir une monnaie unique à trois conditions : qu’ils échangent beaucoup entre eux, que les facteurs de production (capital et travail) soient mobiles et qu’ils aient un niveau de développement sensiblement identique. Par la suite, d’autres économistes célèbres affineront cette analyse et ajouteront de nouveaux critères à cette liste, parmi lesquels le degré d’ouverture économique, le degré de diversification de la production, l’intégration financière et la convergence des taux d’inflation entre les pays membres de la zone.
Mais, il faut bien comprendre que dès lors que des pays adoptent la même monnaie, la politique monétaire devient, elle aussi, unique. Donc, elle peut ne pas toujours être en adéquation avec les conditions économiques locales.
En conséquence, les écarts de coûts pour la production d’un bien identique ne peuvent plus être ajustés par les variations du taux de change. Ainsi, une monnaie unique a tendance à accroitre les divergences macroéconomiques entre ses membres, car elle les incite à se spécialiser plus avant dans leurs avantages comparatifs.
En fait, l’adoption de l’euro a conduit à des transferts de richesse des pays à faible inflation vers les pays à forte inflation, par le biais d’importations excessives (qui engendrent un déficit commercial) qu’il faut ensuite financer par de la dette.
Ces émissions de dette souveraine sont facilitées par les politiques monétaires « non conventionnelles » de la BCE, qui achète les obligations des pays membres, pour éviter que leur coût d’emprunt ne devienne prohibitif. La création de cet aléa moral entraine, pour certains pays, une spirale de perte de compétitivité et d’augmentation de l’endettement.
Or, il est impossible de casser cette spirale et d’espérer restaurer la compétitivité d’un pays surendetté, sans lui permettre de dévaluer sa propre monnaie.
A cet égard, l’exemple de la France est très frappant : l’augmentation de l’endettement a été rendu possible dès lors que la convergence budgétaire prévue par le traité de Maastricht a été remplacée par les programmes d’achats de dette souveraines de la BCE. En parallèle de son endettement croissant, la France subit un déficit chronique pour ses échanges de biens avec le reste du monde. En effet, le dernier excédent commercial de la France remonte à 2002, ce qui témoigne d’un appauvrissement progressif du pays. Ainsi, on peut légitimement craindre le moment où la France devra subir un brutal ajustement de son niveau de richesse, soit en réduisant drastiquement son endettement (donc son déficit budgétaire) dans le cadre de l’euro, ou bien par le bais d’une dévaluation, si elle venait à retrouver sa monnaie. Or, après 50 années consécutives de déficits budgétaires, on voit mal comment la France, qui s’apprête à emprunter 285 milliards d’euros supplémentaires sur les marchés pour boucler son budget, pourrait rapidement et sensiblement réduire sa dette, sans risquer de fortes tensions sociales.
Cependant, le scenario d’une sortie de l’euro est pour l’instant inenvisageable politiquement, car seuls les avantages de la monnaie unique ont été exposées aux populations, sans que les conditions nécessaires pour bénéficier des ces avantages n’aient fait l’objet de beaucoup de publicité.
Une chose est sure : la France ne peut pas être l’un des pays les plus endetté d’Europe, avoir une balance commerciale structurellement déficitaire et créer de la richesse (par exemple en se réindustrialisant), sans pouvoir maitriser son taux de change. Car, comme Mundell l’a démontré, dans un contexte de libre circulation des capitaux, un système de changes flottants permet à un gouvernement de mener une politique monétaire autonome qui, s’il elle induira très clairement la dépréciation de sa monnaie, permettra néanmoins de rétablir certains équilibres : amélioration de la compétitivité et réduction mécanique de la valeur de l’endettement.
D’aucuns argumentent que la BCE a joué un rôle crucial pour la survie de l’euro lors de la crise des dettes souveraines européennes en 2012, où elle a démontré à la fois son rôle politique et sa capacité à contrôler les fluctuations des marchés financiers. C’est le fameux « whatever it takes » de Mario Draghi, c’est-à-dire les achats illimités d’obligations à court-terme des États de la zone euro, qui ont été la clé pour résoudre cette crise. Mais, ce faisant, la BCE a violé les principes fondamentaux des critères de convergence de l’euro, initialement établis par le traité de Maastricht. S’il ne fait aucun doute que la BCE a largement les moyens de faire reculer les spéculateurs qui oseraient s’attaquer aux dettes souveraines européennes, se pose la question des avantages que retirent encore certains pays membres à participer à la zone monétaire unique, sachant qu’elle n’est pas optimale. L’euro n’est ni une malédiction qui obère la souveraineté des États, ni une solution magique pour prospérer. C’est un outil économique puissant, mais qui ne peut fonctionner correctement dans la durée que dans le cadre assez précis défini par la théorie. C’est aussi un symbole politique fort qui empêche malheureusement d’analyser sereinement les situations dans lesquelles les avantages de l’euro ne compensent plus ses inconvénients.
Guillaume du Cheyron
Spécialiste de la Finance d’Entreprise
Président de G2C Corporate Finance
Senior Advisor chez Kingsrock