Au moment où notre président s’apprête à prendre des mesures importantes pour lutter contre ce qu’il a appelé « le séparatisme islamique », en France, il est intéressant de rappeler l’expérience de mise au pas de l’islam qu’avait menée Mustapha Kemal en Turquie, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Par Claude Sicard.
Notre président a prononcé, aux Mureaux, le 2 octobre dernier, un discours sur les problèmes que pose l’islam radical à notre société, discours dont il avait dû, à plusieurs reprises, repousser la date du fait de la difficulté extrême existant pour le chef d’un Etat laïc à se prononcer sur un sujet aussi délicat. Il a fallu que se produisent plusieurs attentats odieux réalisés au nom d’ « Allah akbar » pour qu’il se décide à s’exprimer, et dans son adresse à la nation il a dévoilé les mesures que contiendra le projet de loi qui sera discuté en Conseil des ministres, le 9 décembre prochain. On ne peut que se féliciter de l’arsenal législatif qu’il envisage de mettre en place, mais lui-même est bien conscient que « nous ne terrasserons pas l’islam radical en un seul jour ». Nous n’avons pas d’autre arme à notre disposition, a-t-il dit aux Français,, que « de faire entrer la République dans le concret des vies », et d’instiller, chez tous, « un patriotisme républicain » : des armes dont la portée est évidemment très limitée .Nous allons voir, à la lumière de l’expérience de la Turquie menée par ce génial réformateur que fut Mustapha Kemal, quand il accéda au pouvoir en 1923, qu’il s’agit d’un combat extrêmement difficile dont l’issue positive, il faut en être conscient, est très loin d’être certaine.
On a assisté, ces derniers jours, à une querelle à fleurets mouchetés entre notre président et celui de la Turquie, l’un se montrant décidé à combattre l’islam radical et à défendre la liberté d’expression dans son pays, l’autre s’érigeant en ardent défenseur de l’islam, poussant l’audace jusqu’à accuser son homologue français d’ être « le porte-drapeau de ceux qui veulent régler leurs comptes avec l’Islam et les musulmans ». La Turquie est, en effet, redevenue sous la conduite du nouveau sultan, tout aussi islamique qu’auparavant, et son leader s’érige même, à présent, en guide de l’islam sunnite dans le monde.
Ce conflit avec la Turquie est particulièrement intéressant à analyser, car il est inattendu, vu que la Turquie moderne a été forgée par Mustapha Kemal, au lendemain de la Première Guerre mondiale, un chef d’ Etat qui avait fondé toute son action sur l’éradication de l’islam de son pays pour lui faire rattraper son immense retard économique et social. Mustapha Kemal, on ne le dira jamais assez, a certainement été l’un des plus grands chefs d’Etat ayant jamais existé, vues les reformes extraordinaires qu’il parvint à faire dans son pays pour en changer non seulement le régime politique mais aussi sa culture et ses lois. La grande Assemblée nationale lui donna, ainsi, en 1934, le surnom d’ « Atatürk », c’est -à- dire « Père de la Turquie », et il jouit toujours, dans son pays, d’un culte personnel tout particulier. Il n’y a pas une ville en Turquie où il n’y ait sa statue, son portrait est partout, y compris, en grand, dans le bureau de Recep Tayyip Erdogan, et une loi, la loi n°5816, punit de prison quiconque insulterait Atatürk. Et l’aéroport d’Istanbul porte son nom.
Il nous faut donc rappeler, succinctement, l’œuvre colossale qui a été celle de Mustapha Kemal qui avait entrepris, pour moderniser son pays, de l’occidentaliser complètement et d’en faire une république laïque.
C’était un admirateur des philosophes français des Lumières. Il abolit le califat et il mit l’islam sous contrôle. Il considérait, en effet, que l’imprégnation islamique de la société rendait impossible tout progrès, et il a donc procédé à des réformes fondamentales. Abolir le califat, comme il le fit, fut risqué et extrêmement difficile car le calife, dans le monde musulman, est censé être un successeur direct du prophète ; et il a doté, alors, la Turquie d’un régime démocratique .Il a changé, dans son pays, l’écriture, qui était l’écriture arabe, pour passer aux caractères latins, il a fait adopter par la Turquie le code civil de la Suisse, le code pénal de l’Italie, et le code de commerce de l’Allemagne, il a imposé le système métrique pour les poids et mesures, ainsi que le calendrier grégorien, et il a même changé, autoritairement, la façon de se vêtir des habitants et leur façon de se saluer dans la rue. Pour le changement de coiffure des hommes, par exemple, un changement qu’il rendit obligatoire sous peine d’amende, il dit à ses concitoyens : « Rejetons le fez qui est sur nos têtes comme l’emblème de l’ignorance et du fanatisme. Adoptons le chapeau, la coiffure du monde civilisé ! ». Et il procéda, pour les jeunes générations, à une révision de l’Histoire de son pays, faisant placer par les historiens la Turquie dans le prolongement de la Mésopotamie, cette très grande civilisation antique qui est à la genèse de la culture humaine. Sa thèse était que l’islam avait été la cause même de la décadence de l’empire ottoman.
Pour ce qui est de l’islam, il portait sur cette religion un jugement extrêmement sévère. Besnoist-Mechin, dans son ouvrage « Mustapha Kemal ou la mort d’un empire », rapporte ces propos étonnants qu’on lui vit tenir, un jour, dans un accès de colère : « Depuis des siècles, les règles et les théories d’un vieux cheikh arabe et les interprétations abusives de générations de prêtres crasseux et ignares ont fixé à la Turquie tous les détails de la vie civile : l’islam, cette théologie absurde d’un bédouin immoral, est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies ». Il a donc placé les femmes au même niveau que les hommes, au plan juridique, leur donnant même le droit de vote, il a supprimé les écoles coraniques les remplaçant par un système d’écoles publiques laïques, et il a créé la Diyanet, un Secrétariat d’ Etat rattaché directement au Premier ministre, qui a pour rôle de contrôler les imams. Et, au temps de Mustapha Kemal, c’était la Diyanet qui rédigeait, chaque semaine, les prêches à faire dans les mosquées, le vendredi.
Mustapha Kemal est mort en 1938. Aujourd’hui, se trouve à la tête de la Turquie, depuis 2003, un islamiste que l’on sait très proche des Frères Musulmans : c’est donc un changement radical, et c’est sur la frustration, insupportable pour beaucoup, qu’avait provoqué la suppression de l’islam dans l’identité turque que misa Recep Tayyp Erdogan. Il faut se souvenir qu’il avait fait, en 1997, l’objet d’une condamnation à six mois de prison pour « incitation à la haine » du fait qu’il avait repris, lors d’un meeting, à Siirt, cette citation du poète turc Ziya Gökalp : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ».Recep Tayyp Erdogan a fondé son propre parti, l’AKP, qui est un parti islamiste, et il a été élu Président de la République, en 2014, après avoir été Premier ministre pendant une dizaine d’ années. Ayant alors les coudées franches, il entreprit de se faire le champion d’un islamo-nationalisme. Les militaires s’opposèrent très vivement à lui, se faisant les défenseurs du kémalisme, mais, finalement, il réussit à les maitriser, parvenant à faire échouer leur dernier coup d’Etat, en 2016. Il procéda alors, pour asseoir davantage encore son autorité, à des purges extrêmement sévères : une centaine de milliers de fonctionnaires furent remerciés, et il y eut de très nombreux emprisonnements.
Il a donc, progressivement, re-islamisé son pays, détricotant en somme l’œuvre de Mustapha Kemal.
Il a fait construire une gigantesque mosquée à Istanbul, d’une architecture seldjoukide, qui peut accueillir 63.000 personnes, la mosquée Camhca, et il a retransformé, tout récemment, Sainte Sophie en mosquée alors que Mustapha Kemal en avait fait un musée. Et il a autorisé le port du voile par les femmes dans les services publics, dans les universités, et dans les lycées à partir de la classe de sixième.
Cette expérience manquée d’éradication de l’islam dans un pays où il est implanté rappelle celle des Espagnols, au XVIIe siècle, avec la Reconquista de leur pays. Les cavaliers d’Allah qui s’étaient élancés à la conquête du monde, sitôt après la mort de leur Prophète, parvinrent à envahir, au VIIIe siècle, toute la péninsule ibérique, et il fallut aux Espagnols sept siècles pour les en déloger. Les rois catholiques, après avoir repris Grenade en 1492, voulurent redonner son unité à leur pays qui avait été soumis pendant une si longue période à l’islam, et pour cela ils imposèrent aux musulmans qui peuplaient l’Espagne de se convertir au catholicisme. Cela se fit par un décret promulgué en février 1502. Bien évidemment, ils résistèrent farouchement, et il y eut de nombreuses révoltes. La plus connue est celle des Alpujarras qui dura de 1568 à 1571, les musulmans bénéficiant dans leur combat du soutien de la régence d’Alger qui leur avait dépêché une quarantaine de galères qui amenèrent quelque 4.000 hommes sur place. Pour en finir avec ces révoltes Philippe III décréta, finalement, l’expulsion de tous les musulmans par un décret en date du 22 septembre 1609. Cette décision radicale fut prise, donc, un peu plus de 100 ans après la fin de la Reconquista, les Espagnols constatant qu’ils n’étaient pas parvenus, malgré tous leurs efforts, à assimiler les quelque 400.000 musulmans installés dans le pays. Et il y avait, pourtant, à cette époque, de très actifs inquisiteurs en action. Cet événement est connu sous le nom « d’expulsion des Morisques d’ Espagne » (1609-1612) : on les expédia en Afrique du Nord, principalement sur Oran et Alger.
Ces deux expériences que nous relatons sont instructives. Elles montrent combien la religion musulmane est résiliente : pour les musulmans, il s’agit de la parole de Dieu, et l’islam régente aussi bien la vie privée des croyants que la vie de la cité. En Turquie, l’œuvre de dé-islamisation du pays a échoué. Pourtant, le père de la Turquie moderne, qui est encore vénéré de tous et dont on commémore le 11 novembre, chaque année, la mémoire par des hurlements de sirènes, avait dit : « Il est possible que cette religion ait convenu à des tribus du désert, mais pas à un Etat moderne orienté vers le progrès ». Ce retour de la Turquie à l’islam est-il le gage d’un avenir meilleur pour ce grand pays ? Le nouveau sultan s’appuie sur l’islam pour redonner à l’ancien empire ottoman tout son prestige, et sa gloire.
Claude Sicard, consultant international
Auteur de « Le face à face islam chrétienté : quel destin pour l’Europe ?», et « L’islam au risque de la démocratie ». (Ed François -Xavier de Guibert)