Au n°3 de la rue Cabassol, dans le quartier Mazarin d’Aix en Provence, se dresse un des plus somptueux hôtels particuliers aixois bâti dans cette belle pierre ocre extraite des célèbres carrières de Bibémus.
Erigé entre 1715 et 1742 sur les plans de Robert de Cotte, l’Hôtel de Réauville, dit de Caumont, appartînt à de grandes familles de la noblesse « parlementaire » provençale jusqu’au 19ème siècle, avant de passer, après moult vicissitudes, en 1964, à la ville d’Aix. Celle-ci en fît en 1970 son conservatoire de musique, baptisé « Darius Milhaud » en 1972, en présence du compositeur, mais, ne pouvant assumer une remise en état devenue indispensable, le vendît en 2013 à « Culturespaces », filiale du groupe Suez, dédiée à l’exploitation de lieux historiques.
Le bâtiment de 2 500 mètres carrés fît dès lors l’objet, presque trois années durant, ainsi que les dépendances et les jardins à la française, d’une restauration aussi minutieuse que somptueuse, qui fera certainement référence en la matière. A côté des salles réservées aux expositions ont en effet été reconstitués des espaces muséaux dont, notamment, au premier étage le «salon de musique » et la «chambre de Pauline », dédiée à, disait-on, la plus belle femme de son temps, Pauline de Bruny, qu’épousa en 1795 le marquis de Caumont. Lorsque les noces eurent lieu, les habitants ne se privèrent pas de répéter à l’envi que le marquis avait pris à la Provence « sa plus belle fille, son plus bel Hôtel, son plus beau château et sa plus grosse fortune ». Il faut souhaiter qu’une autre Pauline, princesse Borghèse née Bonaparte, qui abrita quelques

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années plus tard son amitié intime avec Auguste de Forbin dans les bastides et châteaux aixois de La Mignarde et de La Barben, n’en prît jamais ombrage. Outre la réinstallation de meubles d’époque, permettant de recréer une approche plausible du décor originel, ont été reconstitués ferronneries, gypseries, boiseries et étoffes, jusqu’à ce papier peint dont la réalisation sur mesure a été demandée à la Chine afin de restituer à l’identique l’atmosphère des « chinoiseries » en vogue sous Louis XV. Cette décoration s’étend avec bonheur au salon de thé et aux salles du restaurant.
« Qui n’a pas connu l’ancien régime n’a pas connu la douceur de vivre » avait coutume de dire Talleyrand ; les Aixois semblent avoir fait leur cet axiome qui viennent y déguster des pâtisseries à l’heure du thé ou déjeuner l’été, sous les frondaisons, au milieu des buis et des parterres de fleurs blanches, rafraichis par une fontaine. Depuis sa réouverture au public au printemps 2015, l’Hôtel est devenu un lieu incontournable de la vie culturelle et mondaine aixoise. Des expositions de peinture qui font date s’y succèdent depuis plus de deux ans : de mai à septembre 2015 « Canaletto, le triomphe de la lumière » ouvrait le bal ; sur la même période, en 2016, nous était donné d’admirer « Turner et la couleur » ; entre les deux, de l’automne 2015 au printemps 2016, le public se vit gratifié d’une exceptionnelle présentation d’une (petite) partie des extraordinaires collections des princes de Lichtenstein, avec des œuvres d’Holbein, Rubens, Rembrandt, Raphaël, Van Dyck, Hubert Robert, Canova, Vigée-Lebrun et d’autres, qui ralliait tous les suffrages. Enfin, presque, car un épisode incongru survint un jour de mars 2016 : l’exposition avait un « tableau amiral » figurant en couverture du catalogue, la « Vénus au voile » de Cranach l’ancien, huile sur bois datée de 1531 dont la nudité gracile et diaphane aimantait les regards. Sur information judiciaire, fondée semble-t-il sur des allégations de contrefaçon et de vente frauduleuse, des inspecteurs de l’office central de lutte contre le trafic de biens culturels enlevèrent la belle pour la confier au laboratoire de recherche des musées de France. La suite appartient aux spécialistes tant l’histoire de l’art surpasse parfois les romans policiers les plus imaginatifs.

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Cette année, l’Hôtel de Caumont abrite « Sisley l’impressionniste ». L’exposition, itinérante, co-organisée avec le « Bruce Museum » de Greenwich (Connecticut), rassemble jusqu’au 15 octobre, une soixantaine de toiles dont 25 ou 26 étaient jusqu’à ce jour inconnues, pour certaines issues de collections privées restées discrètes, et pour d’autres, absentes des présentations publiques depuis fort longtemps. Une autre partie vient de grands musées tels le Metropolitan Museum of Arts de New-York, la National Gallery de Washington, le Cincinnati Art Museum, la Tate Gallery et la National Gallery de Londres, les Musées Royaux des Beaux Arts de Bruxelles. La commissaire de l’exposition, Mary Anne Stevens, rappelle que Sisley a peint plus de neuf cents tableaux au sein desquels il faut sélectionner, car cette abondante production peut se révéler à certains moments de qualité inégale ; son choix s’est porté sur une soixantaine d’œuvres dont une très grande partie est tout simplement d’une beauté époustouflante, d’autres moins fascinantes mais présentant un intérêt certain pour comprendre la démarche de l’artiste qui, bien que très apprécié du grand public, n’a plus bénéficié d’une présentation monographique rassemblant autant de ses œuvres en France depuis 2002.
Car l’homme est un paradoxe personnifié : né anglais en France en 1839, marié à une française dont il eut trois enfants et ayant passé quasiment toute sa vie chez nous, il ne réussira pas à se faire naturaliser avant de mourir en 1899 ; resté du début jusqu’à la fin de son activité au cœur de la démarche impressionniste, contrairement à ses coreligionnaires dont les évolutions de style réjouissent aujourd’hui exégètes et collectionneurs, il demeure bien moins célèbre que Monet, Renoir ou Degas et est parfois qualifié d’impressionniste mineur; artiste prolifique en rapport étroit avec des marchands comme Paul Durand-Ruel ou plus tard Georges Petit, il n’arrivera pas à vendre à prix décent de son vivant et mourra dans la souffrance et la misère alors que ses toiles commenceront à s’arracher à bon prix quelques mois après sa mort ; enfin auteur de presque mille tableaux, peints dans un périmètre géographique des plus restreints, si l’on excepte quelques brèves incursions en Angleterre, sa vie et son activité, peu documentées, nous demeurent en partie opaques aujourd’hui.

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Une présentation thématique permet de suivre l’itinéraire à la fois artistique et géographique du peintre dont on peut dire qu’il eut deux points d’ancrage majeurs : la région parisienne avec la Seine en toile de fond d’une part et l’impressionnisme d’autre part. Dès ses débuts, peindre en extérieur pour saisir les mille nuances du spectacle de la nature, à toute heure et en toutes saisons, fut un credo auquel il ne renonça jamais ; la neige, tout d’abord, fut pour lui un sujet de prédilection, rare à cette époque, hormis Courbet ou Daubigny, et la présentation nous donne à voir sur ce thème des œuvres éblouissantes : « En hiver : effet de neige », 1876, « Paysage d’hiver à Louveciennes », 1874 et bien sûr le fascinant « Route de Louveciennes-effet de neige », 1874 par lequel il montre que le vrai blanc n’est qu’une impression qui ne peut être appréhendée qu’au travers d’une multitude de touches qui vont du rose pâle au gris ouaté en passant par des violets ou des bleus estompés ; l’eau ensuite qui lui inspira le plus célèbre de ses tableaux qu’est « L’inondation à Port-Marly », 1872, mais aussi d’une façon plus paisible, « La Seine à Bougival », 1876, « Pêcheurs étendant leurs filets », 1872, « Bougival », 1876, ou le magnifique « A Saint Mammès, confluence du Loing et du canal du Loing », 1892 ; il y faut ajouter l’approche des saisons, avec « Printemps, paysanne sous les arbres en fleurs », 1865, « Printemps aux environs de Paris : pommiers en fleurs », 1879, ou le superbe « Les Petits Prés au printemps » vers 1880-1881 ; les ponts furent également une source d’inspiration, traités de façon classique tels « Le pont de Moret » 1888, « Le Pont à Saint-Mammès » , 1881, ou plus audacieuse, tel « Sous le pont de Hampton Court », 1874, parfois décrit comme « le moment parfait de l’impressionnisme ». Il faudrait également citer, au-delà des œuvres présentées, son goût pour les séries permettant de traiter des lieux sur 360 degrés, sans doute inspirées de Constable, qu’il utilisa à Moret ou pour peindre les quatre toiles de l’hiver à Louveciennes ; de même ne peut-on terminer sans mentionner la suite des « Eglises à Moret » (quatorze tableaux répertoriés dont trois exposés) peintes en toutes saisons, par tous les temps et à toutes les heures du jour.
Le festival d’art lyrique est certes terminé depuis plusieurs semaines mais si vos pas vous mènent cet automne à Aix en Provence, laissez-vous aller à goûter une pâtisserie sous les stucs de l’Hôtel de Caumont avant de rendre visite à « Sisley l’impressionniste ».
Alain Meininger