A l’occasion des 150 ans de la proclamation de la République, la Revue Politique et Parlementaire a publié en septembre dernier « un cahier républicain ». Durant toute cette semaine, nous diffusons les contributions du « deuxième cahier républicain » rédigé par l’Observatoire de la vie politique et parlementaire pour les 150 ans des Assemblées de Bordeaux et de Versailles. Aujourd’hui la première partie de « Le prix à payer pour libérer le territoire » par Arnaud Manas et Jean-Luc Couëtoux.
Le prix à payer pour libérer le territoire
La reconstruction monétaire de la France après la guerre de 1870
La guerre franco-prussienne a été « l’accoucheuse » de la transformation financière de la France. Au-delà de la charge écrasante pour la IIIème République naissante de l’indemnité due à l’Allemagne, la défaite de 1870 a accéléré la modernisation monétaire du pays. L’historien Jean Bouvier soulignait d’ailleurs que les emprunts de Thiers ont préparé « les mutations du système bancaire tout entier 1 ».
A l’échelle internationale, la guerre de 1870 marque véritablement l’émergence de l’étalon-or qui va dominer l’Europe et l’Amérique. Comme le note Marc Flandreau, « Le gold standard, ce fut le gold rush plus la guerre franco-prussienne2 ». Les bouleversements monétaires français nés de la guerre de 1870 eurent une influence comparable à la ruée vers l’or.
Sur le plan monétaire, l’indemnité de guerre imposée à la France par la Prusse eut deux conséquences principales :
- la diffusion du billet de banque dans la société française ;
- la réorganisation du système monétaire international résultant du transfert d’or à l’Allemagne.
Le poids de l’indemnité de guerre et son financement
Le 18 janvier 1871, Guillaume Ier fut proclamé Empereur d’Allemagne dans la galerie des Glaces à Versailles. Un mois plus tard, le 26 février, le traité préliminaire signé à Versailles entre Thiers et Bismarck stipulait : « La France paiera à S.M. l’Empereur d’Allemagne la somme de cinq milliards de francs. Le paiement d’au moins un milliard de francs aura lieu dans le courant de l’année 1871, et celui de tout le reste de la dette dans un espace de trois années, à partir de la ratification des présentes ».
Le traité de Francfort, signé le 10 mai 1871, confirme le montant de l’indemnité de guerre de 5 milliards de francs, que la France doit verser à l’Allemagne. Elle était considérable à l’échelle de la France. En effet, comme le rappelle Patrice Baubeau3 Source : d’après Baubeau[/caption]
Concernant les modalités du règlement de l’indemnité, le traité de Francfort prévoit son paiement en plusieurs échéances jusqu’en 1874, portant intérêt au profit de l’Allemagne au taux de 5 %. Il devait être effectué en or, en argent, en billets de banque de la Banque d’Angleterre, de la Banque Nationale de Belgique ou de la Banque des Pays-Bas, ou en effets de commerce.
Cette indemnité, qualifiée de « mi indemnité de guerre, mi rançon4 », était disproportionnée5
par rapport aux dépenses supportées par l’Allemagne, pendant et après le conflit, car celle-ci n’avait subi aucune destruction sur son territoire. Cette indemnité punitive excède de beaucoup le coût réel des troupes d’occupation. Elle est proportionnellement supérieure à celle exigée par les Coalisés en 1815 après les « cent jours ». En effet, l’indemnité demandée après Waterloo ne représentait « que » 20 % du PIB de la France. La plus forte indemnité de guerre jamais exigée de la France fut celle que lui avait imposée l’Allemagne nazie pendant la seconde guerre mondiale. Selon les calculs des économistes Filippo Occhino, Kim Oosterlinck, et Eugene N. White, sur la période 1940-1944, les frais d’occupation et les pillages de l’armée d’occupation à la charge de la France ont représenté 150 % de son PIB. Il est à noter que l’indemnité imposée à l’Allemagne après la première guerre mondiale, qui représentait 83 % de son PIB, ne fut jamais soldée6.

Les ressources financières de l’État français, affaibli par la guerre de 1870, excluaient un paiement rapide de l’indemnité. Si la valeur de l’or et de l’argent détenus par les Français, représentant 6 milliards de francs, excédait son montant, leur utilisation pour en assurer le règlement était inenvisageable. La France n’aurait plus disposé de moyens de paiement et l’économie en aurait très considérablement pâti. De même, les ressources métalliques de la Banque de France, de l’ordre d’un milliard de francs, ne pouvaient être mobilisées. En effet, elles constituaient la contrepartie des billets en circulation qu’elle avait émis et, à l’époque, le capital de la Banque de France était détenu par des actionnaires privés7 indépendants de l’Etat. De plus, les exercices budgétaires de la France pour les années 1870-1871 s’étaient soldés par un déficit de 1,6 milliard de francs. Or, l’échéancier imposé par le traité de Francfort obligeait la France à payer 500 millions de francs dès la fin de la Commune, 1 milliard au cours de l’année 1871, 500 millions le 1er mai 1872 et 3 milliards le 2 mars 1874.
Le gouvernement de Thiers ne pouvait donc éviter le financement par l’emprunt national et international. Après des débats très animés à l’Assemblée, il fut décidé d’émettre de la rente rémunérée à 5 %8. La loi du 21 juin 1871 relative au premier emprunt de libération, votée à l’unanimité par les 547 députés, autorisait le ministre des Finances « à faire inscrire sur le Grand Livre9 la somme de rente nécessaire à la production d’un capital de 2 milliards de francs » (article 1), auquel s’ajoutaient les frais induits par cette émission (article 3).
Toutefois, tous les moyens avaient été mis en œuvre pour assurer le succès de la souscription de la rente : son rendement très élevé ; son prix d’émission, c’est-à-dire la somme effectivement perçue par l’État, qui était de 82,50 francs pour un nominal de 100 francs, correspondant au montant remboursé au souscripteur. Il en résultait un taux actuariel de 6,5 %, alors que celui en vigueur de la rente 3 % était de 5,8 %. Outre cette prime de 0,7 %, le gouvernement français offrait d’autres avantages : les versements pour la souscription étaient échelonnés dans le temps : 12,5 francs à la date de celle-ci, puis 16 versements égaux, le 21 de chaque mois du 21 août 1871 au 21 novembre 1872 ; les souscripteurs percevaient les coupons entiers de la rente avant même d’avoir réglé la totalité de leur souscription ; les arrérages, correspondant aux échéances de règlement des intérêts aux souscripteurs, étaient payés trimestriellement.
Pour favoriser l’accès au marché international, « une agence financière française pour le service de l’emprunt 5 % de 2 milliards, et pour le payement des coupons des titres dudit emprunt » fut créée à Londres (arrêté du 24 juin 1871).
La souscription des grandes banques et des intermédiaires devait débuter le mardi 27 juin 1871 pour s’achever au plus tard le 30 juin 1871. Le gouvernement espérait recevoir 2,293 milliards de francs. Or, en moins de six heures, près du double avait été levé : les demandes de souscriptions avaient donc été deux fois supérieures au besoin de financement. Selon les statistiques du ministère des Finances, au total, 334 906 épargnants avaient souscrit pour un capital de 4 897 559 040 francs représentant 296 821 760 francs de rentes. Près d’un quart du capital avait été souscrit à l’étranger. Les ordres provenaient surtout de Londres, Amsterdam et New York mais aussi de Bombay et de Calcutta. L’emprunt est une réussite éclatante comme se plait à le souligner le journal officiel et la presse française et étrangère. Le Times écrit ainsi le 30 juin 1871 : « Le premier sentiment généralement éprouvé à la nouvelle de cet incroyable succès, c’est la surprise devant les ressources intarissables que nous ne soupçonnons même pas. » En quatre mois, le cours de la rente à 5 % progresse de 12,45 francs. Un an plus tard, l’opération est renouvelée : la loi du 15 juillet 1872 autorise le lancement d’un nouvel emprunt rémunéré à 5 % pour 3 milliards de francs. La souscription est ouverte les 28 (un dimanche) et 29 juillet 1872. L’opération est à nouveau un succès.
Le développement de la monnaie fiduciaire
La guerre de 1870 a accéléré la diffusion du billet de banque dans toute la France et dans toutes les couches de la société. Maxime du Camp évoque cette évolution rapide liée à la mise en place du cours forcé qui « en fit reconnaître la valeur ». Il écrit : « elle en popularisa l’usage, et il n’est aujourd’hui si pauvre hameau qui ne l’accepte comme argent comptant. Il n’en était pas de même autrefois, et je me souviens qu’en 1847 il me fut impossible de changer un billet de banque à Vichy, qui cependant était déjà une ville d’eau très fréquentée. À celle heure, non seulement toutes les coupures de la Banque ont cours en France, mais elles équivalent à l’or en Allemagne et en Italie10 ». Comme il le rappelle, à l’origine, le billet était destiné au commerce de gros et à l’industrie pour les paiements de montant élevé11. La Banque de France, foncièrement conservatrice et prudente, avait maintenu le « principe général d’hostilité aux petites coupures12 ». Ce n’est que sous le coup de la guerre qu’elle dut s’adapter et reconsidérer sa doctrine.
Dès le début de la guerre, le gouvernement impérial s’inquiéta du sort des réserves de la Banque de France, en raison de leur caractère stratégique. Les autorités françaises prirent la décision de les évacuer quelques semaines après le déclenchement de la guerre, malgré l’engagement du Prince Frédéric Guillaume de Prusse de ne pas y toucher, en ayant publiquement proclamé : « La Banque de France est une institution privée qui a pour but unique de venir en aide au commerce et à l’industrie. En conséquence, les fonds qui se trouvent dans cet établissement ne peuvent être exposés à aucune saisie ou à aucun arrêt tant qu’ils ne sont pas destinés à l’usage de l’armée. ».

L’opération de transfert, réalisée avec l’aide de l’armée française, prit une semaine. Elle débuta le samedi 27 août 1870 et s’acheva le vendredi 2 septembre, jour de la capitulation de Sedan. Sept trains acheminèrent vers Brest plus de 1 200 caisses de pièces et de lingots représentant 71 tonnes d’or fin, des billets, les plaques d’impression ainsi que les joyaux de la couronne impériale qui avaient été secrètement déposés dans les coffres de la Banque de France. Les caisses d’or et de billets portaient la mention « projectiles spéciaux », alors que celles contenant les joyaux étaient étiquetées « chaînes d’assemblage ». Elles furent entreposées à l’arsenal de Brest jusqu’en mars 1871. Pendant la Commune, les caisses furent transférées sur le Borda qui était maintenu prêt à appareiller. À la moindre alerte, l’encaisse devait être évacuée en Angleterre. L’or ne quitta jamais la France et regagna Paris, un mois après la fin de la Commune, le 25 juin 1871.
En parallèle, la loi du 12 août 1870 donna cours légal aux billets de la Banque de France13, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient être refusés pour le paiement d’une dette. Auparavant, le créancier pouvait exiger d’être payé exclusivement en or ou en argent. De même, la loi supprima l’obligation de convertibilité des billets en or ou en argent14, contrairement à la mention que portait chaque coupure : « il sera payé en espèces, à vue, au porteur [X] francs ». Cette mesure, qui visait à éviter l’échange massif et l’assèchement des réserves, fut complétée par l’émission de nouveaux billets de 5 francs et 20 francs pour remplacer les écus de 5 francs en argent et les pièces de 20 francs en or.
En 1874, la paix revenue, ces deux coupures, les plus petites jamais émises, furent retirées de la circulation par la Banque de France pour permettre le plein rétablissement de l’étalon-or. Cependant, la population désormais habituée aux petits billets les regretta en raison de leur commodité. La monnaie fiduciaire était désormais acceptée au même titre que la monnaie métallique ; la monnaie scripturale entamait sa longue expansion.
L’établissement de l’étalon-or
L’autre effet monétaire de la guerre de 1870 fut le passage à l’étalon-or. Depuis l’antiquité, la monnaie était frappée en or ou en argent avec un rapport fixe entre les deux métaux. Ce rapport fixé par la loi définissait le système bimétallique. Le franc germinal défini par la loi du 7 germinal an XI (28 mars 1803) correspondait à 1 franc pour 5 grammes d’argent et à un rapport entre l’or et l’argent de 15,5. La Grande-Bretagne était passée à l’étalon-or au cours du XIXème siècle. En revanche, l’Allemagne, du fait de la présence de riches gisements argentifères en Bohème (Sankt Joachimsthal), était attachée à l’étalon argent : le thaler (Joachimsthaler). Cette monnaie d’argent, qui eut une diffusion mondiale et dont le nom dollar dérive, circula dans tout le Saint-Empire romain germanique.
Pour assurer son unité et consolider sa place dans le monde, le jeune empire allemand choisit de définir le Reichsmark sur une base-or. La loi monétaire (Reichsmünzgesetz) du 4 décembre 1871 fixait l’équivalence de 279 pièces de 10 reichsmarks pour un kilo d’or fin, établissant la parité de 1 mark pour 0,3584 g d’or fin. Cette décision, aux conséquences mondiales, conduisit à une dévalorisation relative des monnaies en argent qui devenaient surévaluées. Ces dernières refluèrent dans les coffres de la Banque de France et conduisirent à la fin de la frappe libre de l’argent aux Etats-Unis et en France15. Le stock d’or nécessaire à la réforme monétaire allemande provenait des indemnités de guerre versées par la France après la guerre de 1870. Ainsi, les pièces d’or livrées par la France furent refondues et servirent à frapper les marks. Une partie de ces pièces à l’effigie du Kaiser fut entreposée en caisses (1 200 caisses de 500 pièces de 20 marks, soit 43 tonnes d’or fin) comme trésor de guerre impérial (Reichskriegsschatz) dans la Juliusturm de la forteresse de Spandau à Berlin. Cet or servit en 1919 à l’Allemagne à payer ses importations de nourriture. Mais l’expression de Juliusturm est restée dans le langage courant, puisque l’excédent budgétaire des années 1953-1957 de la République fédérale d’Allemagne (RFA) était ainsi dénommé.
Pour la France, l’argent devint un métal secondaire. Ce n’est qu’avec la réforme Poincaré de 1928 qu’il perdit de jure son rôle monétaire. Parfois qualifié de « bimétallisme boiteux », le système monétaire français passa de facto à l’étalon or.
La guerre de 1870 a conduit à une profonde évolution du système monétaire et à un endettement accru de la France. La dette publique a ainsi doublé, passant de 35 % à 70 % du revenu national16. Il en est résulté un recours accru à la fiscalité et aux ressources extrabudgétaires pour financer les travaux publics et la défense nationale. En outre, la fin de la guerre amorce le formidable développement du système bancaire français : la seconde révolution bancaire avec l’émergence de grands établissements actifs à l’échelle mondiale (Crédit Lyonnais, Société Générale).
Arnaud Manas et Jean-Luc Couëtoux
Chef du service du Patrimoine historique et des Archives de la Banque de France ; docteur en Histoire et en Science économique, chercheur associé à Paris I Sorbonne ; auteur de L’or de Vichy – Vendémiaire éditions 2016
Annexes :

Emplacement de la banque de France en 1871 – Paris Nouveau – plan Furne – 1863 (archive personnelle DP)
- Jean Bouvier, Le Crédit lyonnais de 1863 à 1882, Vol.1, Imprimerie Nationale, 1961, p. 426. ↩
- Marc Flandreau, L’or du monde, la France et la stabilité du système monétaire international 1848-1873, L’Harmattan, 1995, p. 292. ↩
- Patrice Baubeau, “The monetarization process in late 19th century France: the social value of banknotes, Moneta, n° 176, 2014. , elle représentait 75 % de son budget annuel, qui dépassait alors les 6 milliards ; elle se comparait également à 25 % de son PIB.
En ajoutant les autres charges financières que la France a dû supporter pendant et après la guerre de 1870, le montant total qu’elle a réglé à l’Allemagne dépassait 6 milliards de francs.
[caption id= »attachment_18015″ align= »aligncenter » width= »570″ ↩
- Gabriel Ramon, Histoire de la Banque de France d’après les sources originales, Paris, Bernard Grasset, 1929, p. 362. ↩
- Filippo Occhino, Kim Oosterlinck et Eugene N. White. « How much can a victor force the vanquished to pay France under the Nazi Boot ? » The Journal of Economic History 68, no. 1 (2008): 1-45. ↩
- Le traité de Versailles prévoyait une indemnité de 50 milliards de reichsmarks-or au profit de la France, mais elle ne fut jamais payée malgré les destructions massives subies par celle-ci. ↩
- Arnaud Manas, “Banque de France’s Shareholders (1800–1945): Passive Petit-Rentiers”, Research in Economic History, Vol. 35, 2019, pp. 133-163. ↩
- Jacques-Marie Vaslin, « Le siècle d’or de la rente perpétuelle française », in Georges Gallais-Hamonno, Pierre-Cyrille Hautcoeur (ed.), Le marché financier français au XIXe siècle: Aspects quantitatifs des acteurs et des instruments à la Bourse de Paris (Volume 2), Publications de la Sorbonne, 2007, pp.117-206. ↩
- Le « Grand livre de la dette publique » a été créé sous la Révolution, en 1793. Il avait pour objet de rétablir le crédit public en reconnaissant la dette de l’Ancien régime et d’y inscrire tous les emprunts émis par l’Etat pour plus de trente ans. ↩
- Maxime du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, Librairie Hachette, 1875, p. 295. ↩
- Arnaud Manas, « Le premier business model de la Banque de France en 1800 », Revue d’Économie Financière, n°122, juin 2016, pp. 249-251 ↩
- Patrice Baubeau, « Les petits billets de 1864 à 1879 : une innovation « dangereuse », mais pour qui ? », Dialogues d’histoire ancienne, 2020/Supplément20 (S 20), p. 203-234. ↩
- Article 1 : « À partir du jour de la promulgation de la présente loi, les billets de la Banque de France seront reçus comme monnaie légale par les caisses publiques et par les particuliers. » ↩
- Article 2 : « Jusqu’à nouvel ordre, la Banque est dispensée de l’obligation de rembourser ses billets avec des espèces. » ↩
- Marc Flandreau, “The French Crime of 1873: An Essay on the Emergence of the International Gold Standard, 1870-1880”, The Journal of Economic History, vol. 56, no. 4, 1996, pp. 862–897. ↩
- Maurice Lévy-Leboyer, « Le crédit et la monnaie », in Braudel F. et Labrousse E. (éds), Histoire économique et sociale de la France, Paris, PUF, 1993, p. 347-471. ↩