Plus de deux siècles après la fin de la Guerre Patriotique de 1812 et la victoire de l’armée russe, l’intérêt porté à Napoléon en Russie ne faiblit pas.
La place de napoléon dans la pensée sociopolitique russe du XIXe siècle
La personnalité et la politique de Napoléon Bonaparte, l’empereur des Français, l’arbitre des destins de l’Europe du début du XIXe siècle, le souverain de la pensée pour plusieurs générations, l’homme qui personnifiait à la fois la Révolution française et celui qui y avait mis un terme, ont laissé une mémoire indélébile dans la culture nationale russe. Il n’est pas surprenant qu’à son héritage spirituel et politique, aux origines de son pouvoir, au phénomène de la légende napoléonienne, qui existe dans une variété de versions – de « dorée » à « noire » – se tournent constamment non seulement les historiens français, mais aussi les chercheurs des pays qui sont devenus les objets de ses conquêtes. En même temps, la polémique autour de l’image de Napoléon, l’héroïsation et la diabolisation de l’empereur français, si caractéristiques pour la conscience publique russe du début du XIXe siècle, persistent jusqu’à présent.
En Russie, même plus de deux siècles après la fin de la Guerre Patriotique de 1812 et la victoire de l’armée russe, l’attention portée à l’empereur des Français ne faiblit pas.
La raison possible de cette situation est le fait que la société russe est toujours à la recherche d’une identité civilisationnelle, d’une idée nationale, et que la Guerre Patriotique de 1812 constitue une étape importante dans l’histoire du pays et dans le processus d’auto-identification. L’approche axiologique et la compréhension de ces événements symboliques, dans lesquels toute la force de l’esprit du peuple s’est manifestée, contribuent à l’identité nationale et au développement socioculturel du peuple.
En ce qui concerne la perception moderne de Napoléon en Russie, il est à noter que l’analyse de la transformation de l’image de l’empereur des Français, dans la conscience publique russe, semble très pertinente à la lumière de la situation internationale actuelle. À l’époque napoléonienne pour garder sa souveraineté nationale et conserver un positionnement géopolitique indépendant sur la scène internationale, la Russie a été obligée de mobiliser toutes ses ressources (militaires, économiques). Bien sûr, pour la Russie, cet exemple n’a pas perdu de sa pertinence. C’était l’époque où l’idée d’une grande puissance et la nécessité de la protection de ses intérêts nationaux fondamentaux et de leur défense dans des réalités de politique étrangère complexes était combinée avec la garantie de la stabilité sociale et de l’autonomie économique. Souvent, les chercheurs trouvent des parallèles entre le début du XXIe et le début du XIXe siècles, lorsque la Russie était dans des conditions internationales aussi complexes qu’à l’époque moderne.
En outre, l’étude de la personnalité et de la politique de Napoléon élargit conceptuellement le champ de la recherche dans le domaine des contacts et des relations internationales de la Russie et des pays d’Europe occidentale, en particulier avec la France. La mémoire de Napoléon unit la Russie et la France. Malgré la confrontation militaire et diplomatique entre les deux États dans le premier quart du XIXe siècle, c’est l’époque napoléonienne qui a largement défini le développement de la pensée sociopolitique russe du XIXe siècle dans son discours conservateur, libéral et révolutionnaire et a changé le vecteur de la politique étrangère de la Russie, intensifiant le processus de compréhension de la nation russe dans l’espace historique mondial.
Pour comprendre la place de Napoléon dans la pensée sociopolitique russe, un autre discours important peut être sollicité : le rôle de l’individu dans l’histoire.
Le destin et la carrière de Napoléon Bonaparte est un exemple de succès sans précédent, grâce à son autorité et à sa volonté il s’est tenu au-dessus de la discorde sociale en France et des luttes politiques internes, a consolidé les différents groupes de la population, a réussi à unir le pays dans des conditions difficiles de confrontation internationale. Ce n’est pas par hasard si les premiers pas de Napoléon suscitaient l’admiration même de ses ennemis militaires, comme en témoignent les paroles éloquentes du général russe Alexander Souvorov, écrites en octobre 1796 : « Oh, comme ce jeune Bonaparte marche ! C’est un héros, c’est un bogatyr miracle, c’est un sorcier ! Il gagne à la fois la nature et les hommes »1. La société russe, qui se tourne vers des dirigeants forts, aime à se référer à des personnalités historiques qui peuvent devenir des modèles à suivre. Napoléon Bonaparte à cet égard est intéressant pour les Russes en ce sens que, d’une part, sa vie est perçue comme un exemple de succès personnel et d’exploits. Même son emprisonnement et sa mort sur l’île de Sainte-Hélène apparaissent comme une sorte de lutte. D’autre part, la personnalité de l’empereur des Français a toujours été perçue comme extrêmement controversée. Dans ce contexte, l’étude de l’époque napoléonienne donne la possibilité d’aborder des questions clés de la modernité, comme, par exemple, la définition du rôle d’un dirigeant, de l’essence de la morale politique, etc. Pour la Russie les idées de bonapartisme ont toujours été associées (et même aujourd’hui) non seulement à la personnalité de Napoléon, mais aussi avec les valeurs militaires et avec l’idée d’une puissance forte.
Il est important de noter que la représentation contemporaine de Napoléon Bonaparte en Russie a été largement influencée par les vues et les attitudes qui se sont développées au XIXe siècle. En analysant l’héritage épistolaire des historiens et des publicistes russes, on peut conclure que l’image de Napoléon Bonaparte s’est transformée pendant un certain temps en une image généralisée de l’Europe, la civilisation européenne, qui s’opposait à la Russie par son historiosophie, son idée de révolution et par ses aspirations géopolitiques.
En Russie, comme en France, la personnalité de Napoléon Bonaparte s’est transformée, au fil du temps, en un certain mythe, dans laquelle le réel et la fiction étaient souvent entrelacés, ce qui rendait difficile de construire une image impartiale et objective. L’image de Napoléon Bonaparte devient pertinente pour la société russe à la fin du XVIIIe siècle.
Le héros et l’ennemi juré
Les penseurs et hommes d’État russes ont tenté d’analyser l’essence et la nature du pouvoir de l’empereur des Français, l’influence de ses qualités personnelles sur les événements de l’époque. Tout d’abord, nous parlons de penseurs et hommes d’État qui étaient des contemporains des guerres napoléoniennes : Fédor Rostopchine, Sergei Glinka, Alexandre Shishkov. Leur vision du monde s’est construite ou s’est considérablement transformée sous l’influence de l’invasion napoléonienne, ainsi que lors d’une connaissance intime de la composante idéologique de l’âge des Lumières, de la philosophie de la Révolution, des idées françaises sur la légitimité du pouvoir et le développement social. En outre, pendant la Guerre Patriotique de 1812, l’image « populaire » russe de l’empereur français s’est formée et a pris une connotation clairement négative2, Moscou, 2004 (en russe).].
Dans les œuvres et l’héritage épistolaire des penseurs russes des années 1840-1870 on trouve l’analyse de la personnalité et de la politique de Napoléon Bonaparte.
Leur attitude n’était pas tellement émotive. Les conservateurs et les libéraux russes, ainsi que les adeptes des idées de la Révolution, ont pleinement analysé l’époque napoléonienne, identifié les caractéristiques de la personnalité et de la vision du monde de l’empereur français. Dans les années 1830-1840, alors que le débat politique autour de Napoléon diminuait progressivement, il était possible d’étudier l’héritage des idées napoléoniennes, de réfléchir sur le sens des changements qu’il avait apporté à la société européenne. À cet égard, l’image de l’empereur des Français évolue sensiblement. La perception parfois émotionnelle du début du XIXe siècle est remplacée par des évaluations pondérées et objectives qui ont aidé à comprendre les origines du pouvoir de Napoléon, identifier des raisons de valeur particulière du modèle napoléonien pour une partie de la société russe, par exemple, pour les décembristes. Ainsi, l’un des aspects du processus d’étude de l’héritage napoléonien est la définition des facteurs qui ont conduit non seulement à l’exaltation de l’image de Napoléon en Russie et en France, mais qui ont également contribué à sa diabolisation.
Il semble possible de noter que l’un des premiers penseurs russes qui a essayé de révéler l’image de Napoléon est le poète et diplomate Fédor Tutchev. Dans son éclairage de la figure de Napoléon, il retrace la tragédie du destin, la grandeur d’un personnage historique, mais en même temps la preuve de désespoir des idées de la Révolution et des aspirations militaires face aux valeurs chrétiennes de la Russie, à la puissance de l’esprit de son peuple. Fédor Tutchev croyait que les pensées et les actions de personnes de cette ampleur devraient être fondées sur des principes chrétiens. En suivant leurs propres ambitions égoïstes, le désir d’affirmation de soi et d’auto-exaltation, ils connaîtront la défaite, à la fois spirituelle et politique3.
En analysant les raisons de la défaite de Napoléon et la nature de sa confrontation avec la Russie, Ivan Aksakov, philosophe russe, a noté que « … la force de ce fier génie n’a pas été écrasée par la puissance réelle de la Russie, mais par la force morale du peuple russe – son humilité et sa foi »4. En outre, les penseurs ont souligné l’importance particulière de la collision de la Russie avec la France napoléonienne, grâce à laquelle une véritable autodétermination de la Russie est devenue possible, le pays renforçant son rôle sur la scène internationale. Par exemple, Alexandre Pouchkine, dans son poème sur la mort de Napoléon, a noté que l’empereur français avait montré « un grand sort… au peuple russe »5. La croissance de la conscience nationale est l’un des résultats de la victoire au terme de la Guerre Patriotique de 1812, grâce à la réflexion de l’élite intellectuelle russe qui a conduit le peuple à la compréhension de lui-même et de sa mission historique. Ivan Aksakov a rappelé les paroles de l’empereur des Français qu’il considérait comme ayant contribué à la montée du sentiment de fierté nationale du peuple russe : « il suffit à l’empereur russe de faire pousser la barbe et il est devenu invincible », a déclaré Napoléon »6.
Ainsi, dans la société russe, à l’époque post-napoléonienne, deux images de l’empereur français se sont formées : le héros et l’ennemi juré.
Il est à noter qu’une telle perception de Napoléon existe encore aujourd’hui. « Des doutes… concernant Napoléon : qui est-il, génie ou méchant ? – sont typiques pour l’opinion publique des nobles russes après 1814 »7, et l’évaluation de l’image de Napoléon a acquis dans la conscience de la Russie le rôle d’une sorte de point de vue, donnant l’occasion de révéler le contenu et l’orientation de tel ou tel discours idéologique. Après tout, au milieu du XIXe siècle, l’idée initiale que Napoléon est un conquérant ordinaire, par exemple comme Gengis Khan, a progressivement disparu de la pensée politique et sociale russe.
Une nouvelle vague d’intérêt envers la personnalité de Napoléon a été associée à la conclusion de l’alliance russo-française dans les années 1890. En ce temps-là, les publicistes russes ont suggéré que la proximité de la Russie et de la France pourrait être due à la présence de pages « communes » dans l’histoire héroïque, ainsi qu’à l’attention des Russes aux Français tout au long du XVIIIe et XIXe siècles, car « nous suivons attentivement et avec un grand intérêt tout ce qui concerne non seulement la politique étrangère,… mais aussi intérieure, à l’histoire morale des Français »8, dont le symbole, selon les Russes, était notamment Napoléon Bonaparte.
Pour la Russie moderne, l’image de Napoléon Bonaparte continue à conserver son attrait, suscitant un intérêt dans la communauté scientifique. Les nombreuses publications de ces dernières années en témoignent9. Avec toute la multiplicité des interprétations modernes, les historiens s’accordent pour dire que quel que soit Napoléon, « il a laissé une marque gigantesque dans l’art militaire européen et mondial, l’administration publique et l’économie… »10. Enfin, pour la Russie, Napoléon Bonaparte reste toujours l’incarnation de la civilisation occidentale et, en particulier, de la France. Comme au XIXe siècle, pour les Russes d’aujourd’hui l’empereur des Français est une sorte de symbole, à travers lequel la Russie perçoit la culture, les valeurs françaises et l’histoire des contacts entre les deux peuples. C’est pourquoi l’image de Napoléon, ainsi que l’histoire des relations franco-russes elle-même et la perception mutuelle continuent d’être très contradictoires.
Elena V. Linkova
PhD en histoire, professeur agrégé, Université russe de l’amitié des peuples (RUDN University), Moscou, Russie
- Napoleon Bonapart: Pro et contra. Lichnost’ i dejanija Napoleona Bonaparta v ocenkah rossijskih issledovatelej. Antologija. (Napoléon Bonaparte: Pro et contra. La personnalité et les actes de Napoléon Bonaparte). ↩
- Napoleon v Rossii glazami russkih [Napoléon en Russie à travers les yeux des russes ↩
- Fédor I. Tutchev, Polnoe sobranie sochinenij. Pis’ma, V 6-ti tomah, T. 2 (Œuvres complètes. Lettres en 6 volumes, vol. 2), Moscou, 2003,
pp. 243-244 (en russe). ↩ - Ivan S. Aksakov, Nashe znamja – russkaja narodnost’ (Notre drapeau est le peuple russe), Moscou, 2008, p. 525, (en russe) ↩
- Alexandre S. Poushkin, Polnoe sobranie sochinenij v 10 tomah. T. 2 (Œuvres complètes en 10 volumes, vol. 2), Moscou, 1956. p. 65 (en russe). ↩
- Ivan S. Aksakov, Otchego tak nelegko zhivetsja v Rossii? (Pourquoi est-il si difficile de vivre en Russie ?), Moscou, 2002. p. 221, (en russe). ↩
- Vladlen G. Sirotkin, Napoleon i Rossija (Napoleon et Russie), Moscou, 2000, p. 275 (en russe). ↩
- Russkoe obozrenie, 1890, n° 6, juin, p. 832 (en russe). ↩
- Par exemple, R. Arslanov, V. Kozmenko, E. Linkova, « The Influence of the French Conservatives to the Reception of the Image of Napoleon I in Russia (on the Example of the Study of the Epistolary Heritage of Joseph de Maistre) », Bylye Gody, 2018, vol. 47, is. 1. pp. 130-142 (en russe) ; E. Linkova, « L’influence de Charles-André Pozzo di Borgo sur la création de l’image de Napoléon en Russie », La Corse et les Corses dans la diplomatie, Actes du colloque d’Alata, 11 et 12 mai 2018, pp. 35-44 ; S. S. Sekirinskij, « Izgnanie Napoleona iz Rossii i transformacija obraza poverzhennogo vraga v nacional’noj kul’turnoj pamjati » (Expulsion de Napoléon de Russie et transformation de l’ennemi vaincu dans la mémoire culturelle de la nation), Guerre Patriotique de 1812 dans la mémoire culturelle de la Russie, Moscou, pp. 313-373 (en russe). ↩
- Vladlen G. Sirotkin, ibid. ↩