À l’heure où l’on déplore en France les méfaits du communautarisme dit « à l’américaine » et où l’on prône le nécessaire respect d’une philosophie du « vivre ensemble », Matthieu Creson nous invite à lire ou à relire Ayn Rand.
Dans The Objectivist Newsletter de septembre 1963 (publication coéditée par la philosophe « objectiviste » Ayn Rand entre 1962 et 1965), soit en plein mouvement des droits civiques aux États-Unis, Ayn Rand fit paraître un texte intitulé « Le racisme », qui sera repris comme chapitre de son ouvrage La Vertu d’égoïsme (1964, 1993 pour la première traduction française aux Belles Lettres). Ce texte, le lecteur actuel serait bien avisé de le lire ou de le relire, et d’en méditer les leçons sans prévention. Car on y trouve toute la substance d’une « philosophie pour vivre sur la Terre », pour reprendre justement le titre de la récente traduction en français d’un ensemble d’essais d’Ayn Rand (Paris, Les Belles Lettres, 2020). À l’heure où l’on déplore en France les méfaits du communautarisme dit « à l’américaine » et où l’on prône le nécessaire respect d’une philosophie du « vivre ensemble », certaines des solutions aux problèmes d’ordre économique, social et culturel qui sont toujours les nôtres sont peut-être à chercher du côté d’Ayn Rand, auteure dont les tenants du politiquement correct social-étatiste actuel réprouveront sans doute viscéralement les idées en raison de leur propres préjugés quasi indéracinables.
À quoi tiennent l’originalité et le mérite pourtant bien réels de ce texte ? Déjà, en ce qu’Ayn Rand y critique toutes les formes de racisme – dont elle souligne la corrélation avec le collectivisme étatiste – au nom du respect intégral et absolu des droits de l’individu. Nous avons donc ainsi avec ce texte le remarquable exemple d’une critique de l’ignominie et de stupidité que constitue tout à la fois le racisme, du point de vue de l’individualisme libéral, et non pas sous l’angle habituel du politiquement correct prétendument « antiraciste ». Ce politiquement correct, Ayn Rand a d’ailleurs pu en constater de son vivant les prémices, avant que cette nouvelle idéologie ne s’emparât des campus américains à partir des années 80 pour devenir une nouvelle religion sociale de plus en plus répandue de par le monde occidental. Comme le souligne Ayn Rand, l’individualisme libéral constitue donc (ô sacrilège pour nos bien-pensants !) le meilleur remède à la fois au racisme et au politiquement correct actuel, lequel n’est jamais qu’une autre forme de racisme, ainsi que nous tenterons de le montrer. Je préciserai enfin que cet article n’a nullement pour objet de faire l’apologie sans réserve d’Ayn Rand. Je me rangerai de ce point de vue du côté du philosophe Alain Laurent, qui, tout en insistant avec force sur ce que la philosophie d’Ayn Rand pourrait avoir de particulièrement salutaire pour une époque comme la nôtre, ne s’est pas privé dans le même temps, en toute indépendance d’esprit, de stigmatiser chez elle une tendance à un certain dogmatisme1. Cela dit, et bien qu’Ayn Rand ait donné dans ce travers, il nous semble que devrions réfléchir à sa « philosophie pour vivre sur la Terre » avec la plus grande attention et, comme je le disais, sans idées préconçues.
La définition randienne du racisme et comment racisme et collectivisme se nourrissent mutuellement
Ainsi le chapitre en question de La Vertu d’égoïsme2 s’ouvre-t-il sur la phrase suivante : « Le racisme est la forme la plus abjecte et la plus brutalement primitive du collectivisme ». « C’est le fait », poursuit-elle, « d’accorder une importance morale, sociale ou politique à la lignée génétique à laquelle un homme appartient, et de croire que ses traits intellectuels et caractérologiques sont héréditaires » (p. 145). Pour Ayn Rand, en effet, un individu ne devrait être jugé qu’en fonction de ce qu’il est ou de ce qu’il a fait, et certainement pas d’après ce que ses ancêtres ont pu être ou ont pu faire avant lui. Le racisme constitue ni plus ni moins pour elle une négation insoutenable de l’individu ; il est à ses yeux « la version préhistorique de l’innéisme » (p. 145), « la doctrine des brutes, conçue par et pour elles » (p. 146). « C’est une version du collectivisme pour éleveur de bétail capable de différencier diverses races d’animaux, mais pas les animaux des hommes » (p. 146).
Qu’entend Ayn Rand dans cette dernière citation ?
Le critère de la race, s’il peut s’appliquer aux animaux, ne peut aucunement être étendu aux êtres humains, dans la mesure où ceux-ci se distinguent de ceux-là par leur rationalité et le libre arbitre.
« Le racisme nie deux aspects de la vie de l’homme : la raison et le choix, ou l’esprit et la moralité, pour y substituer la prédestination chimique » (p. 146). Ayn Rand donne en fait une définition élargie de la notion de racisme : relève selon elle du racisme tout comportement tendant à juger quelqu’un à la lumière de ses ancêtres. Le racisme est un comportement irrationnel et primitif, mais que l’exercice de la rationalité humaine peut réussir à terme à freiner, voire à faire disparaître le plus possible. Le racisme, dont Ayn Rand donne encore une fois une définition globale, est parvenu à des sommets de bêtise et de barbarie dans « la guerre tribale de sauvages préhistoriques, le génocide des juifs par l’Allemagne nazie, et les atrocités des soi-disant “nations en voie de développement“ d’aujourd’hui. » (p. 146-147). Ayn Rand nous rappelle ainsi que le racisme a hélas ! toujours existé (« la guerre tribale de sauvages préhistoriques »), si bien que nous nous trompons totalement lorsque nous pensons que le racisme serait un produit de la modernité, apparue aux XVIIIe et XIXe siècle. Mais elle nous rappelle aussi que le racisme n’est pas, tant s’en faut, l’apanage de l’Occident (« les soi-disant “nations en voie de développement“ »). Par l’emploi de l’adjectif « soi-disant », Ayn Rand souligne que nombre de ces pays, loin d’avoir entrepris de se développer économiquement, sont en fait retombés dans les guerres tribales primitives, fondées elles-mêmes sur des conceptions racistes.
De plus, racisme et collectivisme vont pour Ayn Rand de pair et s’attisent mutuellement.
Dans les sociétés régies selon les principes collectivistes, l’individu en tant que tel n’a aucune existence propre et se réduit à n’être qu’un « animal sacrificiel » au seul service du groupe auquel il est inféodé – que ce groupe soit la tribu ou l’État. Et cette conception de la fonction de l’individu comme simple pion sur l’échiquier collectiviste ne peut être appliquée, poursuit-elle, que par l’emploi de la violence.
Le capitalisme libéral de laissez-faire, seul remède efficace contre le racisme
C’est ainsi qu’Ayn Rand est amenée à écrire : « Il n’y a qu’un seul antidote au racisme : la philosophie individualiste et son corollaire politico-économique, le capitalisme de laissez-faire » (p. 150). Ce qui compte avant toutes choses pour elle, ce n’est pas du tout la lignée dont tel ou tel individu est issu, mais bien plutôt ce qu’elle appelle « l’habileté productive », c’est-à-dire la capacité de l’individu à faire usage de ses ressources propres pour créer quelque chose de valeur. Et loin d’être un vecteur de racisme, le capitalisme de laissez-faire – contrairement au crony capitalism ou « capitalisme de connivence » avec l’État – est au contraire le seul système qui soit réellement efficace pour tendre à extirper ce comportement irrationnel de nos sociétés. « Le capitalisme », écrit-elle, « est le seul système qui fonctionne de manière à récompenser la rationalité et à pénaliser toute forme d’irrationalité, incluant le racisme » (p. 151).
Ayn Rand remarque aussi que le racisme est d’autant plus présent qu’une société est moins libre et qu’une économie est plus administrée.
S’en prenant notamment aux racistes du Sud des États-Unis, elle écrit : « C’est le capitalisme qui brisa les barrières nationales et raciales au moyen du libre-échange. C’est le capitalisme qui abolit le servage et l’esclavage dans tous les pays civilisés du monde. C’est le Nord capitaliste qui détruisit l’esclavage du Sud agrarien-féodal aux États-Unis » (p. 152). Pour Ayn Rand, une évolution tout à fait positive s’est produite aux États-Unis au XIXe siècle, et au début du XXe (avant la mise en place du Welfare state), évolution qui s’est donc interrompue avec la montée des collectivismes depuis lors. La civilisation du capitalisme libéral avait en effet provisoirement réussi à arracher l’être humain aux conceptions collectivistes, selon lesquelles l’individu n’aurait pas de réalité en tant que tel ni n’aurait de droits propres à lui en tant qu’individu. Et puis cette civilisation est finalement retombée au XXe siècle dans l’ornière social-étatiste, ou dans ce qu’on pourrait appeler le « néo-collectivisme »3. « C’est ainsi », dit-elle, « que les théoriciens du collectivisme, les chantres “humanitaires“ d’un État absolu “bienveillant“, ont permis la renaissance et la nouvelle croissance virulente du racisme au vingtième siècle » (p. 153).
Le melting pot américain : moins un creuset qu’une philosophie commune du respect des droits individuels
Comme tous les pays occidentaux, les États-Unis ne sont pas une société entièrement libre et capitaliste. D’ailleurs, ajoute-t-elle, ce type de société n’a jamais vraiment existé. Néanmoins, et même si l’économie américaine est une « économie mixte », les États-Unis étaient autrefois plus proches qu’ils ne le sont aujourd’hui du modèle d’une société vraiment capitaliste. À l’époque où les États-Unis étaient davantage capitalistes, les idées racistes se sont trouvées réfutées par les faits (p. 153). Les gens qui ont immigré aux États-Unis au XIXe siècle et au début du XXe venaient d’horizons très différents et ils « accomplirent des prouesses d’habileté productive qui n’auraient jamais été possibles sur leur terre natale opprimée par les contrôles étatiques ». « Les hommes de groupes raciaux qui s’étaient massacrés les uns les autres pendant des siècles », poursuit-elle, « apprirent à vivre ensemble dans l’harmonie et la coopération pacifique » (p. 153). C’est ce que l’on nomme habituellement le melting pot américain, ce creuset où se seraient fondues diverses cultures pour ne plus former qu’une culture et des valeurs américaines communes. Par contraste, les tenant du modèle inverse et que l’on peut qualifier de « politiquement correct », celui du salad bowl, considèrent qu’il n’y a pas de culture homogène ou uniforme, mais juxtaposition de différentes cultures. La position d’Ayn Rand vis-à-vis du melting pot diffère de l’acception habituelle de cette notion : « peu de gens [prirent conscience] », écrit-elle, « que l’Amérique ne fusionna pas les hommes dans la grise conformité d’un collectif : elle les unit en protégeant leur droit à l’individualité » (souligné par moi) (p. 153). C’est donc pour Ayn Rand l’adhésion à une même philosophie de l’individualisme libéral, fondée sur l’inscription dans la Constitution du respect absolu des droits individuels et leur protection intransigeante dans la pratique, qui a permis à des immigrés venant des contrées les plus diverses d’exercer pleinement leur « habileté productive ». La conception randienne du melting pot ne nie donc pas du tout la diversité : celle-ci, en tant qu’elles désigne la réalisation des facultés d’innovation et des capacités productives de l’individu, ne peut réellement naître et se développer que dans une société où l’État s’attache de manière constitutionnelle à faire respecter les droits individuels, et à sanctionner toute violation de ces derniers.
Vers une guerre civile institutionnalisée entre lobbys ?
Ayn Rand constate que ce sont les Noirs qui, aux États-Unis, ont sans doute le plus pâti des préjugés raciaux. Elle accuse à cet égard le Sud non-capitaliste d’avoir institutionnalisé ces préjugés et de les avoir propagés au-dehors (p. 153). « La persécution des Noirs dans le Sud fut et est encore vraiment scandaleuse », soutient-t-elle. Mais c’est encore une fois pour elle l’exercice croissant de la raison au sein de la société ainsi que l’élargissement d’un vrai capitalisme libéral de laissez-faire qui ont permis d’améliorer la condition des Noirs par rapport à ce qu’elle était autrefois dans ce pays.
Ayn Rand constate par ailleurs que le racisme s’exacerbe aux États-Unis au moment où elle écrit ces lignes, et elle en impute encore une fois la responsabilité à la résurgence du collectivisme et de l’étatisme.
À cet égard, Ayn Rand fustige l’État-providence des soi-disant « libéraux »4 américains, qui a en fait échoué dans sa tentative pour faire progresser la condition économique des Noirs, et qui est même responsable selon elle de la détérioration de cette dernière. Loin d’avoir établi une frontière étanche entre politique et économie, à laquelle Ayn Rand appelait de ses vœux (sur le modèle de la séparation de la politique et de la religion), les « économies mixtes » ont instauré au XXe siècle cette grande machine social-étatiste qu’est l’État-providence, ce qui a conduit l’État à se trouver de plus en plus largement encerclé par divers groupes de pression finissant inexorablement par se battre continuellement entre eux pour obtenir toujours plus de traitements particuliers, toujours plus de dérogations au droit commun. « Une “économie mixte“ », écrit-elle, « désintègre un pays en une guerre civile institutionnalisée de groupes de pression, chacun luttant pour obtenir des faveurs législatives et des privilèges spéciaux aux dépens des autres » (p. 154). Insistons ici sur le fait qu’Ayn Rand nous fournit dans cette citation la clef de l’immobilisme de la société française depuis tant de décennies, et de l’incapacité de l’État à entreprendre les réformes structurelles qui sont pourtant nécessaires, tant cet État est pris en otage par toutes sortes de groupes de pression qui défendent purement et simplement des revendications catégorielles ou des privilèges… sous couvert de « solidarité » ! Cette mystification a d’ailleurs été fustigée par Jean-François Revel, qui, dans le droit fil de Frédéric Bastiat et d’Ayn Rand, écrivait dans La Grande Parade (Paris, Plon, 2000) : « Dans une société où les inégalités résultent non de la compétition ou du marché, mais des décisions de l’État, le grand art économique consiste à obtenir de la puissance publique qu’elle dévalise à mon profit mon voisin, si possible sans que celui-ci sache à qui va la somme qu’on lui prend » (p. 260). Évidemment, l’existence de ces groupes de pression fait naître et entretient le pernicieux phénomène du clientélisme électoral (Ayn Rand parle en effet des groupes de pression et de « leurs démarcheurs politiques », p. 154). Nous avons en fait selon Ayn Rand renoncé à une philosophie politique globale, ce qui a engendré la multiplication des revendications catégorielles de court terme seulement, exprimées par un nombre croissant de groupes de pression. Ce problème est d’ailleurs toujours bien présent, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, où l’ « économie mixte » dont parle Ayn Rand semble être de plus en plus constituée – sous la contrainte exercée par ces groupes de pression en tous genres, et qui n’ont souvent rien à voir avec le vrai capitalisme libéral de marché – d’une « économie parasitaire qui se greffe sur l’économie productive » (Jean-François Revel, L’Obsession antiaméricaine, Paris, Plon, 2002, p. 283). Et Revel d’ajouter, dans la droite lignée de la dénonciation par Ayn Rand du lobbying institutionnalisé : « C’est ainsi que les sociétés se transforment peu à peu en collections d’intérêts spéciaux qui étouffent l’État et gonflent les impôts. Les États-Unis n’échappent guère plus que les autres sociétés à cet emmaillotement de la chose publique, contrairement à ce que se figurent les visionnaires européens, qui croient ce pays tout entier envahi par la “jungle“ d’un néolibéralisme “sauvage“ et débridé » (Ibid., p. 283-284.) Si donc jungle il y a, c’est certainement celle qui caractérise la lutte permanente que se livrent les groupes de pression les uns envers les autres pour extorquer à l’État ou pour maintenir le plus de privilèges possibles, le tout, naturellement, aux frais des contribuables et au nom de la « solidarité ».
Ayn Rand critique du mouvement des droits civiques en tant que nouvelle forme de racisme
C’est ainsi qu’Ayn Rand en vient à critiquer vertement la politique conduite par les leaders noirs dans les années 60. Du temps où l’État imposait une discrimination à l’égard des Noirs, ces combats étaient rendus nécessaires et parfaitement justifiés. Mais à l’époque où Ayn Rand écrit le chapitre sur le racisme dont il est ici question, l’Amérique entre dans une nouvelle ère, qui est comme le contrepied de l’époque précédente : elle se caractérise en effet non plus par la volonté de lutter contre les discriminations raciales, mais par l’ambition d’imposer une nouvelle discrimination dite « positive » !
Ayn Rand commence par s’en prendre aux États du Sud des États-Unis qui ont imposé par des moyens légaux la discrimination raciale alors qu’ils auraient dû au contraire bannir cette discrimination au simple motif qu’elle est par définition anticonstitutionnelle : aucune constitution quelle qu’elle soit ne peut permettre à un État ni à qui que ce soit de bafouer les droits de l’individu. « La discrimination raciale, imposée et appliquée par la loi, est une atteinte aux droits individuels tellement flagrante et inexcusable que les lois racistes du Sud auraient dû être déclarées inconstitutionnelles depuis longtemps » (p. 155).
Face à ces comportements adoptés par les États du Sud, nous considérons généralement que l’intervention de l’État fédéral visant à mettre fin à ces pratiques est justifiée. Ayn Rand considère que les États du Sud en question ont ainsi invoqué l’idée de « droits des États » afin de perpétuer chez eux la pratique institutionnalisée de la discrimination raciale. Certes, Ayn Rand concède que le gouvernement fédéral, que l’on tient d’ordinaire pour « bienveillant », a pu se saisir du prétexte de la question raciale aux États-Unis pour élargir en fait sa sphère d’influence au détriment des États particuliers (p. 156). Néanmoins Ayn Rand renvoie ici dos à dos l’État fédéral et les États racistes du Sud, lesquels n’ont aucune légitimité à se prévaloir des « droits des États » si c’est pour mieux piétiner de la sorte les droits des individus. « Cela n’excuse pas, dit-elle, la politique des racistes sudistes » (p. 156).
Ayn Rand stigmatise en particulier l’hypocrisie des « libéraux » américains (le contraire, donc, de ce que nous entendons par « libéraux » en Europe), qui « prônent le sacrifice de tous les droits individuels à la règle majoritaire absolue, tout en se présentant comme des défenseurs des droits des minorités » (p. 157) Or pour Ayn Rand, « la plus petite minorité sur terre est l’individu » (p. 157). Ce sont donc les individus et le respect de leurs droits inaliénables qu’il faut défendre, droits que les revendications des minorités n’ont parfois que trop tendance à nier. Nous assistons ainsi, avec l’émergence dans les années 50 et 60 du mouvement des droits civiques, à un incroyable renversement des valeurs : « Plutôt que de combattre la discrimination raciale », écrit-elle, les leaders du mouvement des droits civiques « revendiquent qu’elle soit légalisée et mise en application ». Nous sommes donc passés pour Ayn Rand du combat contre le racisme à la mise en place de quotas raciaux (p. 157). Ainsi écrit-elle : « Aujourd’hui, ce n’est pas un oppresseur mais un groupe minoritaire opprimé qui revendique l’instauration de quotas raciaux ! » (p. 158). Pour Ayn Rand, il n’y a rien de plus absurde que le principe des quotas, foncièrement discriminatoire. À cet égard, loin de constituer une avancée, il représente plutôt une régression sociale, dans la mesure où il se fonde sur une vision raciale de la société. Ayn Rand s’en prend par ailleurs à la tendance de certains leaders du mouvement des droits civiques à vouloir imposer aux Blancs une « culpabilité raciale collective » (p. 159). Rand renvoie donc dos à dos le « racisme » revendicatif des leaders noirs de son temps et celui des racistes sudistes, « qui attribue à tous les Noirs une culpabilité raciale collective pour quelque crime que ce soit commis par un Noir individuel » (p. 159-160). Rand met en outre en lumière l’inconséquence des leaders du mouvement des droits civiques, qui en invalide ainsi la finalité : on ne peut en effet prétendre défendre les droits individuels si c’est pour nier les droits d’autrui (p. 160). On retrouve ainsi ce corollaire de l’ « égoïsme rationnel » randien : le refus de la violation de ses propres droits individuels par autrui, et, en sens inverse, le refus de la violation des droits d’autrui par soi-même. C’est ainsi qu’Ayn Rand a pu voir dans le projet de loi sur les droits civiques (voté au Congrès en 1964, soit l’année suivant la rédaction du texte sur le racisme, appelé à figurer comme chapitre de La Vertu d’égoïsme) « un autre exemple d’une violation évidente des droits individuels » (p. 161). Il est juste, nous dit-elle, pour un gouvernement de bannir la discrimination dans les institutions gouvernementales, car le gouvernement n’a aucun droit de discriminer qui que ce soit. Mais le gouvernement n’a pas davantage de droit de pratiquer une discrimination dite « positive », c’est-à-dire de discriminer pour le bien de quelqu’un au motif que cette personne appartiendrait à tel groupe en particulier (p. 161). Nous touchons ici à un des points qui peuvent peut-être le plus nous choquer, dans la France de 2020, à savoir le refus par Ayn Rand de voir l’État condamner le racisme privé, par exemple la discrimination dans les écoles privées. Le gouvernement d’un État, nous dit-elle, « n’a aucun droit de violer le droit de propriété privée en empêchant la discrimination dans les établissements privés » (p. 161). « Le racisme est une doctrine pernicieuse, irrationnelle et moralement méprisable ; mais les doctrines ne peuvent être interdites ou prescrites par la loi. […] Le racisme privé n’est pas une question légale, mais morale, et ne peut être combattue que par des moyens privés, comme le boycott économique ou l’ostracisme social » (p. 161). Ici encore, tentons de méditer ces derniers propos d’Ayn Rand plutôt que de nous récrier d’indignation : car est-on bien sûr que le moyen le plus efficace de lutter contre le racisme privé soit l’État, par le biais de la loi ? La capacité des individus de se mobiliser et d’écarter d’eux-mêmes les brebis galeuses par les moyens évoqués par Ayn Rand (le refus de faire affaire avec les racistes ou encore leur mise à l’écart de la société) n’est-elle pas finalement une solution peut-être plus efficace que l’intervention étatique pour juguler le racisme ?
Pourquoi donc (re)lire Ayn Rand aujourd’hui ? Laissons ici le mot de la fin à Alain Laurent, qui écrit dans sa présentation de la traduction inédite en français d’un ensemble de textes d’Ayn Rand sous le titre Une philosophie pour vivre sur la Terre (Paris, Les Belles Lettres, 2020) que la philosophie randienne – l’objectivisme – offre le grand mérite « de pouvoir faire pièce aux dégâts moraux entraînés par l’hégémonie contemporaine de la “culpabilité imméritée“, de la compassion dévoyée, du “sacrificiel“ recyclé en norme de vertueuse conduite sociale comme de l’angélisme déresponsabilisant et du néotribalisme multicommunautaire » (p. 25).
Matthieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce
- Voir à cet égard en particulier le chapitre « Une philosophe ? » de son ouvrage Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel (Paris, Les Belles Lettres, 2011), ainsi que l’ouvrage qu’il a coécrit avec Vincent Valentin, Les Penseurs libéraux (Paris, Les Belles Lettres, 2012). ↩
- Les indications de pages qui suivent se rapportent à la réédition de ce texte aux Belles Lettres en 2011. ↩
- Les antilibéraux étant d’ordinaire si friands de l’emploi du préfixe « néo » pour qualifier le libéralisme des années 80 et 90, nous reprendrons donc cette tendance en la renversant pour parler de « néo-collectivisme », lequel, mis à part le regain libéral des années 80 que connurent des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne, et en dépit de l’effondrement du communisme, n’a eu de cesse de progresser. ↩
- Concernant l’usurpation par les « progressistes » américains du mot liberal, voir Alain Laurent, Le libéralisme américain, histoire d’un détournement, Paris, Les Belles Lettres, 2006. ↩