Alors que la France semble bien touchée par une « seconde vague » ou un « rebond » très significatif de l’épidémie, que la rentrée du mois de septembre se déroule difficilement tant sur le plan sanitaire qu’économique, comprendre les logiques qui ont marqué l’opinion publique depuis le début de l’épidémie et revenir notamment sur les jugements et perceptions des Français pendant le confinement est un élément fondamental d’analyse.
Plutôt que tracer les courbes de l’opinion publique, une méthodologie intéressante mais limitée, il nous semble plus important de revenir sur les logiques plus structurelles de l’opinion publique en France : nous partons de l’hypothèse que l’on ne peut comprendre les logiques de l’opinion publique en France, face à l’épidémie et la crise sanitaire qui s’en est suivie, sans prendre en compte plusieurs données structurelles qui expliquent assez largement le jugement globalement négatif que les Français ont porté sur la gestion de cette crise par l’exécutif. Nous pensons, à cet égard, utile de revenir sur la séquence du confinement, du début du mois de mars à la mi-mai 2020. Ce moment, marqué par la sidération et le choc ressenti dans l’opinion publique, permet de poser une loupe sur les éléments structurels susceptibles d’expliquer le paradoxe qui étonne de nombreux observateurs : pour quelles raisons l’opinion publique en France a été si sévère avec le pouvoir exécutif alors que des décisions très significatives, et pour certaines sans équivalent en Europe, ont été prises sur le plan social et économique face à la crise ? Trois données fondamentales doivent être prises en compte.
Le sentiment d’une crise sans fin
La première donnée à prendre en compte est tout d’abord une donnée temporelle et séquentielle. L’annonce faite par le chef de l’État, le 12 mars 2020, de la situation grave à laquelle le pays va être confronté intervient dans une séquence temporelle doublement problématique pour lui. À court terme, cette annonce (et les mesures annoncées) intervient trois jours seulement avant le premier tour des élections municipales, pourtant maintenues : dès la première des quatre allocutions officielles que fera Emmanuel Macron pendant la période de confinement, une contradiction fondamentale apparaît entre l’appel à ce que les plus âgés se protègent et le maintien de l’exercice du suffrage universel, le 15 mars. Cette contradiction initiale inaugure et symbolise une longue série de messages contradictoires, ou perçus comme tels par les Français ; elle pose le décor d’une scénographie dont nous ne sommes toujours pas sortis aujourd’hui, même si les Français perçoivent moins négativement la stratégie de déconfinement que celle du confinement. En termes de logiques de l’opinion publique, la séquence initiale, faite d’incertitudes sur la communication et les mesures sanitaires, impose un cadrage très puissant sur les jugements portés par l’opinion publique à propos de la gestion de la crise. C’est sur la question du port du masque que ce cadrage va prendre tout son poids, une question devenue au fur et à mesure du développement de la crise sanitaire le symbole d’une France mal préparée et d’un exécutif qui ne dit pas la vérité, à savoir la pénurie de masques stockés en France. On mesure le poids de l’effet de cadrage initial en constatant que la reprise en main de la communication gouvernementale par le Premier ministre à partir de la fin du mois de mars 2020 et la mise en place du trio (Édouard Philippe/Olivier Véran/Jérôme Salomon) améliorera nettement les choses du point de vue de l’information du public sans changer fondamentalement la perception négative par l’opinion publique de la gestion de la crise.
La seconde donnée structurelle et temporelle qui explique la perception négative de la crise et de sa gestion par l’opinion publique est que l’épidémie intervient après une longue série de crises.
Entre l’automne 2018 et le printemps 2020, en seulement 16 mois, les Français ont fait l’expérience d’une succession de crises, toutes de grande ampleur : les Gilets jaunes, la réforme des retraites, l’épidémie de la Covid enfin. La succession de ces crises a construit, dans plusieurs segments de l’opinion publique, un sentiment d’une crise sans fin et d’un pouvoir qui n’arrive pas à anticiper les crises et à les gérer. Cela n’est pas le cas dans tous les segments de l’opinion publique, bien sûr, et l’on retrouve dans les perceptions positives et négatives de la crise sanitaire d’importants effets d’écho des autres crises ainsi que des logiques de soutien ou de désapprobation vis-à-vis d’Emmanuel Macron et du gouvernement. Quoi qu’il en soit, l’opinion publique n’a pas réagi à l’épidémie et à sa gestion sans filtres perceptifs qu’ils soient sociologiques ou politiques et partisans.
La troisième donnée structurelle et temporelle concerne l’épaisseur de la crise de défiance politique qui caractérise le rapport des Français à la sphère de la décision publique. Affronter une crise sanitaire sans précédent récent est une épreuve déjà douloureuse pour un pays et difficile pour un gouvernement ; mais l’affronter dans un contexte structurellement marqué par une défiance politique élevée, une faible confiance sociale et un lourd pessimisme économique est une mission, sinon « impossible, du moins très délicate. À la veille de la crise sanitaire, l’exécutif français est dans une situation d’impopularité majoritaire et les instituts de sondage accordent au Président de la République une popularité autour de 35 % et au Premier ministre autour de 40 %.
Le pays de la défiance
Ces trois données structurelles et temporelles ont pesé de tout leur poids dans la manière dont les Français ont perçu l’épidémie, la crise qu’elle a provoquée et la gestion de cette crise. On a pu en prendre la mesure empirique grâce à l’enquête annuelle du Cevipof, le Baromètre de la confiance politique. Entre le mois de février et le mois d’avril 2020, nous avons conduit, au Cevipof, deux vagues de cette enquête annuelle et réalisé la même opération au Royaume-Uni et en Allemagne. La comparaison entre pays se double d’une comparaison dans le temps avant-après le confinement du 17 mars 2020. On peut tout d’abord regarder les principales différences entre les trois pays avant le confinement afin de voir si l’expérience de la Covid-19 et du confinement (et les différences nationales de modèles et de calendriers du confinement) s’est traduite par un maintien, un accroissement ou une réduction des différences nationales.
La comparaison entre les trois pays fait tout d’abord apparaître que les Français sont beaucoup plus pessimistes que les Britanniques et les Allemands, qu’il s’agisse de leur état d’esprit général, de la confiance en eux-mêmes ou de la confiance dans les autres. Tout un univers de défiance sociale, un syndrome d’attitudes pessimistes sur l’avenir, existe en France et constitue un épais brouillage (et brouillard) dans le lien démocratique, c’est-à-dire le rapport entre citoyens et autorités politiques. Lorsque l’on a demandé (en février 2020) aux Français de qualifier leur état d’esprit actuel, ils ont cité avant tout la « méfiance » (30 %), la « lassitude » (28 %) puis la « morosité » (22 %). Seuls 21 % des Français citaient alors la « sérénité ». Le contraste était alors saisissant avec les Britanniques et les Allemands : la « sérénité » était, de loin, le premier qualificatif indiqué par les Allemands (47 %) et les Britanniques (46 %), suivie du « bien-être » (31 % en Allemagne et 21 % au Royaume-Uni). Si le mot « confiance » était à peu près autant cité dans les trois pays (18 % en France, 16 % en Allemagne et 19 % au Royaume-Uni), il arrivait comme troisième mot le plus cité dans les deux autres pays alors qu’il arrivait seulement comme sixième mot le plus cité en France.
Ce syndrome de pessimisme social se traduisait bien sûr dans la sphère politique. La vague de notre enquête réalisée au mois de février montrait, en effet, que les Français étaient nettement plus défiants vis-à-vis des institutions politiques que les Allemands ou les Britanniques (à l’exception des élus municipaux mais dont les pouvoirs et le rôle dans le système politique sont beaucoup plus importants en France que dans les deux autres pays). La forte défiance politique constatée en France se retrouvait bien sûr dans les opinions et les jugements portés par les Français sur la politique et le personnel politique.
La ré-interrogation des mêmes personnes et dans les trois pays, au mois d’avril 2020, un mois après le début du confinement, a permis de mesurer qu’en France c’est le poids du « stock » de défiance sociale, politique, de sentiment d’un lien détérioré entre les citoyens et les élus ou l’univers de la politique, qui agit fortement sur la perception de la crise et de sa gestion. Sans minimiser les données de court terme, notamment les incohérences réelles ou perçues dans la gestion de la crise, l’incroyable mauvaise gestion en début de crise de la question du port du masque, on peut voir qu’en France le flux des décisions publiques (notamment les mesures d’accompagnement économique et social de la crise, comme le chômage partiel et le soutien aux travailleurs indépendants, mesures très positivement perçues par les Français) n’arrive pas à contre-balancer le sentiment général et diffus d’une mauvaise gestion de crise.
La seconde vague de notre enquête montre que l’urgence sanitaire n’entraîne pas de regain de confiance dans l’action de l’exécutif. On voit, dans d’autres enquêtes d’opinion, que la popularité du chef de l’État ne bénéficie (durant le confinement) que très modestement d’un effet de « ralliement derrière le drapeau », un réflexe patriotique de soutien au pouvoir exécutif que l’on constate souvent dans les situations de grandes crises. La popularité d’Emmanuel Macron ne remonte que de 4 ou 5 points, une remontée de popularité bien inférieure à celle dont vont bénéficier au même moment et dans le même contexte de crise sanitaire de nombreux autres dirigeants européens, notamment Angela Merkel et Boris Johnson. Sur la quasi-totalité des indicateurs de confiance sociale et politique les distances relatives entre les trois pays que nous avons étudiés se sont maintenues, voire accrues. En février 2020, 35 % déclaraient que la démocratie « fonctionne bien en France », 55 % en Allemagne et 64 % au Royaume-Uni. Quelques semaines plus tard, alors que les trois pays font face à la même pandémie, mais nettement moins gravement (en termes de personnes contaminées, hospitalisées et décédées) dans le cas de l’Allemagne, ce sont 41 % des Français qui déclarent que la démocratie « fonctionne bien » en France (+6 points), 69 % en Allemagne (+14 points) et 72 % au Royaume-Uni (+18 points). Il faut dire que l’évaluation par les Français, les Britanniques et les Allemands de l’action de leurs gouvernements face à la crise est également très contrastée. D’autres enquêtes, réalisées toujours au Cevipof dans le cadre d’un large projet international de suivi des opinions face à la crise, ont bien montré que cette évaluation très négative des Français vis-à-vis de la gestion de la crise se maintenait comme une forte particularité même lorsque l’on élargit la comparaison à de très nombreux pays.
La comparaison des données françaises avec celles obtenues dans les deux autres pays montre que la situation française se caractérise par une critique violente du gouvernement dans la gestion de la crise sanitaire.
Seuls 40 % des personnes enquêtées en France considèrent que le gouvernement a « bien géré la crise sanitaire », contre 70 et 72 % en Allemagne et au Royaume-Unis respectivement. Près d’un Français sur deux exprime de la colère dans la gestion de la crise par le gouvernement, contre 23 % des enquêtés allemands et 31 % des enquêtés britanniques. Plus généralement, un peu moins d’un Français sur trois (32 %) a fait confiance au gouvernement pendant cette période de crise, alors que la part des confiants est d’environ des deux tiers en Allemagne et au Royaume-Uni.
Le contraste entre les trois pays est encore plus spectaculaire lorsque l’on demande aux personnes interrogées quels sont les qualificatifs qui leur viennent à l’esprit à propos de la gestion de la crise par leurs gouvernements : en France, les premiers qualificatifs les plus fréquemment évoqués sont « impréparation » (38 %), « incompétence » (31 %) et « responsabilité » (25 %). En Allemagne et au Royaume-Uni, ces qualificatifs sont : « responsabilité » (43 %), « compétence » (29 %) et « impréparation » (26 %) en Allemagne, « responsabilité » (37 %), « impréparation » (33 %) et « compétence » (23 %) au Royaume-Uni !
L’évaluation très négative que font les Français, notamment en les comparant aux Britanniques et aux Allemands, de la gestion de la crise ne s’arrête pas à l’univers du monde politique.
Ce sont, plus généralement, tous les experts et mêmes les scientifiques dont la parole est mise en doute.
La confiance des Français dans les sources d’information sur la situation sanitaire passe de 91 % lorsqu’il s’agit des médecins à 68 % lorsqu’il s’agit des experts scientifiques qui conseillent le gouvernement puis à 42 % lorsqu’il s’agit du seul gouvernement. La mise en doute des données produites et communiquées par les autorités politiques et sanitaires est nettement plus fréquente en France que dans les deux autres pays. Ce point est capital : en effet, la parole des experts et plus généralement le rôle de l’expertise scientifique dans les processus de décisions politiques sont des éléments fondamentaux de la gestion d’une crise épidémique. Ces éléments ont été lourdement mis en avant par les autorités politiques en France, avec notamment le rôle toujours important à ce jour du Conseil scientifique. Pendant le confinement, cet appui scientifique de la décision politique a bien été symbolisé par les deux conférences de presse tenues par Édouard Philippe en compagnie de panels d’experts, avec présentation de courbes, de graphiques et de diaporamas. Comme on le voit dans nos données, cette stratégie de communication et de décision, sans aucun doute parfaitement justifiée sur le fond, n’a pas permis de débarrasser le jugement négatif porté par l’opinion publique hérité de la crise de défiance politique.
L’explication de toutes ces différences entre pays et le fait qu’elles se maintiennent alors même que la pandémie est mondiale et que l’exécutif français n’a pas ménagé ses efforts dans la gestion économique et sanitaire de la crise, nécessite une pluralité de facteurs explicatifs. Nous n’en avons tracé que certains contours ici, mais il est très clair qu’en France la crise sanitaire a prolongé la crise démocratique et les tensions internes à la société française. Si les élans de solidarité (entre voisins, en famille, vis-à-vis des personnels de santé) ont été réels, la crise sanitaire est venue faire écho à la crise de défiance politique et sociale qui caractérise la France. Nous sommes restés, à travers toute cette crise, le « pays de la défiance ». Les prochaines échéances électorales viendront sans doute actualiser à nouveau des éléments de cette importante crise de la représentation politique en France.
Bruno Cautrès
Chercheur CNRS au Cevipof
Enseignant à Sciences Po