La planification est-elle redevenue à la mode ? On en parle beaucoup en tous cas. Pour ne rien dire. Il suffit de voir à qui a été confié le Commissariat du Plan pour réaliser le peu de considération qu’on lui accorde. Ce n’est pas nouveau, direz-vous. Depuis que l’homme ne croit plus au paradis qu’il soit céleste ou terrestre, il en est réduit à privilégier l’immédiat au long terme, l’urgent à l’important. Les crises, pandémies, économiques ou guerres accentuent le phénomène. La répartition du présent passe avant par la préparation du futur. Il serait temps de réaliser, pourtant, notre responsabilité à l’égard des générations futures.
L’investissement
Commençons par la finance. Les liquidités n’ont jamais été aussi importantes sur les marchés du fait de l’action des Banques centrales. Les Français avaient emmagasiné 175Md d’euros en épargne à la fin de l’an dernier. Les taux d’intérêt bas ont permis un endettement inimaginable hier.
Or ces masses d’argent sont le plus souvent dépensées sans réflexion réelle sur les besoins à long terme.
Au moment même où tous les bons esprits clament que la crise climatique est là et que la transition énergétique va exiger des efforts aussi considérables que longs, au moment où beaucoup de nos infrastructures mériteraient une planification à long terme, au moment où la santé, la recherche, la formation des hommes, les nouvelles technologies vont nécessiter des capitaux considérables à maintenir avec constance sur de longues années…. qui vraiment réfléchit au long terme?
Les investissements nécessaires seront considérables pour la seule transition énergétique : certaines études les estiment à plus de 4 % du PIB au niveau mondial pendant 30 ans. Or, beaucoup de ces investissements ne seront pas rentables avant longtemps. Et ils ne seront possibles qu’à trois conditions : un certain niveau de croissance, des taux d’intérêt bas et un accompagnement pour les plus modestes.
À cet égard l’inversion de la courbe des taux est une bonne nouvelle : elle donne plus de valeur à l’investissement lointain. Mais elle annonce aussi une récession.
Qui est responsable ?
Les marchés portent évidemment une responsabilité dans cet état de myopie. Sur l’horloge les opérateurs regardent l’aiguille des secondes alors que la plus importante c’est celle qui indique l’heure. Un banquier central appelait ça la tragédie des horizons….
Le court-termisme des analystes et des agences de rating, les méthodes de trading les exigences excessives de rendement… forcent les entreprises à privilégier le court terme. La dictature de la transparence trimestrielle fait le reste. Même les règles comptables y contribuent : en privilégiant le Mark to Market, les fameuses IFRS, elles photographient l’instantané et ignorent souvent les perspectives à plus long terme.
Les médias enfin amplifient le phénomène en privilégiant l’information instantanée : l’émotion l’emporte sur la réflexion.
J’ai dit l’urgent mais je pourrais dire l’argent. Regardez les rachats d’actions : plus de 1 000 milliards l’an dernier aux US ! Imagine-t-on une pratique à plus court terme que celle-là ? Elle ne vise qu’à gonfler de façon artificielle le bénéfice par action et donc la valeur des patrimoines boursiers.
Or : ces rachats se font au détriment d’investissements plus productifs qui auraient dû être engagés pour préparer l’avenir. Et ces investissements ne seront plus possibles quand les taux remonteront.
En bref je ne crois guère aux capacités auto-régulatrice des marchés. Ils seront toujours de l’avis de l’humoriste pour qui l’avenir est encore ce qu’on a inventé de mieux pour gâcher le présent.
Le Greenwashing
On dit que l’avenir a peu de lobbystes. Ce n’est plus tout à fait vrai.
Les jeunes générations sont de plus en plus sensibles à ces enjeux.
Ils savent que, toute réflexion faite, le futur leur appartient et que la planète est encore le seul lieu où il faudra vivre ! Et ils seront de moins en moins indulgents à l’égard des mensonges qu’on leurs sert.
Je pense à tous ces produits présentés comme verts, ESG1, écologiques, responsables, bio, naturels etc… sans aucune vérification. À force d’être circulaires les arguments tournent en rond. Les fraudes aux contrôles antipollution chez Volkswagen, le désastre des conditions de travail et maintenant les faits de maltraitance chez Orpea : à chaque fois, les analystes qui évaluent les facteurs ESG et sur lesquels les gestionnaires d’actifs appuient leurs risques n’ont rien vu venir. Notons au passage que dans le sigle ESG le S est souvent passé au deuxième plan. Le Greenwashing est devenu un jeu qui flirte avec la publicité mensongère.
Les fonds d’investissement qui clament ne plus investir dans les énergies polluantes sont souvent les acteurs les plus actifs… de la gestion passive qui, comme son nom l’indique, est indifférente aux critères écologiques. Et une étude récente a fait apparaitre la présence de sociétés en lien avec l’énergie fossile dans 80 % des fonds certifiés ISR2. On y trouve d’ailleurs souvent le groupe Total.
L’Europe
Et l’Europe dans tout cela ? Et bien, son rôle est fondamental mais encore insuffisant. Depuis l’accord de Glasgow les USA ont relancé le gaz de schiste et la Chine n’a jamais produit autant de charbon. Ce contexte devrait faire de l’Europe le seul moteur actif du processus engagé par les COP. Mais quand on regarde ce qui se passe de part et d’autre du Rhin on reste pantois : les interconnexions du continent sont bricolées, Berlin est dépendante du gaz russe, la France parie sur le nucléaire. Au même moment la Belgique ferme ses centrales (pour les remplacer par des centrales à gaz 40 fois plus nocives). Enfin les pays du sud bronzent au soleil et l’Angleterre s’entête à rester une île.
Pourtant le rôle de l’Europe devrait être essentiel.
D’abord en mettant en œuvre son plan Fit for 55, en instaurant une taxe carbone à ses frontières et en revoyant les critères de Maastricht pour ne pas pénaliser les investissements allant vers le développement durable. Elle devrait aussi, par directive, obliger les grandes entreprises à publier une information extra-financière avec le même niveau d’exigence que pour l’information comptable.
Enfin les États membres devraient repenser les droits des actionnaires en fonction de la durée de leur investissement. Tout cela ne peut être traité qu’au niveau européen pour éviter les distorsions de concurrence intracommunautaire.
Un pas important vient néanmoins d’être franchi : l’Efrag vient d’élaborer un langage unique pour le reporting entre financiers (qui a été présenté il y a quelques jours à la Commission). C’est une avancée vers un référentiel commun dans le domaine ESG. Mais à ce rythme-là combien d’années faudra-t-il pour en voir les effets ?
Au-delà je pense que Bruxelles devrait aussi créer des lieux de réflexion stratégiques trop souvent anémiques au niveau national.
Quand on voit en France l’atrophie du soi-disant Commissariat du Plan, on se demande s’il ne faudrait pas récréer au niveau européen une instance de travail dédiée à la prospective. Il y a quelques années la Datar avait envisagé des « scenarios inacceptables ». Je parle des années 70, période de croissance économique et de paix en Europe. À l’époque l’inacceptable n’était que possible. Aujourd’hui il est probable.
À tous niveaux il faut revoir notre mode de pensée et relire Hans Jonas et Hartmut Rosa, philosophes de la responsabilité.
Il faut se convaincre que le présent n’est pas une donnée indépendante de notre volonté.
Le présent c’est ce que nous avons laissé faire ! Et le futur commence aujourd’hui. Comme disait Pierre Dac, “il est souvent trop tôt pour savoir s’il n’est trop tard”.
Bernard Attali
- Ce sigle désigne les critères Environnementaux, Sociaux et de bonne Gouvernance qui sont utilisés pour analyser et évaluer la prise en compte du développement durable et des enjeux de long terme dans la stratégie des entreprises. ↩
- L’ISR (Investissement Socialement Responsable) est un placement qui vise à concilier performance économique et impact social et environnemental en finançant les entreprises et les entités publiques qui contribuent au développement durable quel que soit leur secteur d’activité. ↩