Léo Keller fin observateur des relations internationales dresse, pour la Revue Politique et Parlementaire, un état du monde. Où en sommes-nous ? Comment et vers quoi allons-nous ? C’est à ces questions que tente de répondre le directeur du blog géopolitique Blogazoi dans une tribune en cinq parties. Dans ce volet : les résiliences.
Les résiliences
Malgré tout, nous pouvons raison garder. Notons d’abord un phénomène intéressant qui – bien entendu – ne constitue pas une preuve mais qui éclaire et relativise le problème d’une guerre omniprésente que d’aucuns discernent avec une frayeur – feinte ou non – alors que d’autres en rêveraient presque, Ce début de siècle est aussi celui de John Bolton alias Mister Strike !
La guerre est en effet consubstantielle et sous toutes ses formes à l’histoire de l’humanité et sous toutes les latitudes. Winston Churchill, jamais avare d’une bonne formule surtout si elle choquait, rabroua un jour un de ses collaborateurs qui lui demanda un congé en Noël 40 : « Comment ? Un congé ? Mais vous n’aimez donc pas cette guerre? » « Ceux qui prétendent que rien n’a jamais été réglé par la guerre disent des âneries. En fait, rien, dans l ‘histoire n’a jamais été réglé autrement que par la guerre. »1
Ce n’est pas un phénomène nouveau et si nous évitons de faire appel à des lois totalisantes pour expliquer la polémologie, nous pouvons cependant dégager quelques leçons des facteurs polémologènes. Un homme d’État italien, Giulio Andreotti, légèrement corrompu mais formidablement intelligent écrivit un jour : « L’insécurité à Rome ? Rien de nouveau. Regardez, au début il n’était que deux : Romulus et Remus. Eh bien, il y en a un qui a tout de même trouvé le moyen de tuer l’autre. »
Le taux des violences, toutes les violences, a considérablement chuté depuis la fin de la guerre. Contentons-nous juste de quatre statistiques du SIPRI. Les guerres ayant occasionné plus de 1 000 morts ont chuté de 70 % de 1991 à 2011. Si l’on considère les conflits mineurs, c’est-à-dire plus de 25 morts, la chute est de 40 %, les génocides de 90 %. Quant aux attaques terroristes majeures et mineures, elles ont chuté de 50 %.
Observons donc que contrairement à l’opinion couramment répandue le monde n’a jamais été aussi sûr.
Le danger d’éclatement d’un conflit existe certes, mais ce dernier devient plus compliqué à se manifester.
Pour qu’un conflit éclate, certaines conditions sont requises :
- La volonté de belligérance des acteurs antagonistes.
- Un enchevêtrement de conditions (Verhaltnisse) comme le décrivait Clausewitz.
- La certitude que la guerre est le moyen le plus économique, le plus efficace, le plus rapide et le moins coûteux en vies humaines pour l’État déclencheur des hostilités.
- Et surtout un rapport de force écrasant ou supposé tel par l’État qui inaugure le bal des festivités.
Distinguons ensuite les guerres de haute intensité des conflits mineurs ou de basse intensité.
On le voit, remplir l’ensemble de ces conditions implexes rend les conflits de premier rang de plus en plus difficiles. Non pas que les hommes aient soudain rencontré la grâce, en contemplation devant une statue de saint dans une église, mais parce que les opinions publiques refusent dorénavant d’en payer le prix (intervention avortée d’Obama en Syrie etc.). Ce qui ne signifie pas que des conflits mineurs ne puissent surgir, (la Crimée, les maskirovka en Ukraine, les frappes en Syrie et même l’acquisition forcée des îles en mer de Chine) le prouvent amplement. Crimée et Ukraine introduisent cependant une modification du paradigme qui nous régit depuis 1945 ; elle est préoccupante sur le long terme. Sur le court terme, il n’a pas explosé (sauf bien entendu pour les victimes !).
À cet égard la Syrie reste davantage un massacre de civils perpétré par le boucher au pouvoir qu’une guerre interétatique. Ni l’Iran, ni la Corée, ni le Pakistan ne mettent sérieusement en danger la situation actuelle. Que la déterrence et l’ombre portée des USA et de la Russie jouent leur rôle importe peu pour notre démonstration. Entendons-nous la guerre menée par l’Iran et l’Arabie Saoudite au Yémen est éminemment meurtrière, notamment, pour les civils ; mais elle ne met en rien en cause l’état de « paix » dans le monde.
Le conflit israélo-palestinien, tragique au sens étymologique du terme, se joue comme par un accord tacite à fleurets mouchetés et ce de par une volonté commune. Comme si le statu quo permettait à chaque camp d’éviter de prendre des décisions douloureuses.
Quant au conflit qui oppose l’Arabie Saoudite au Qatar, son côté picrocholinesque suffit à le qualifier.
Reste Taïwan. La possibilité que ce conflit développe ses métastases et le fait que les USA ont un engagement vis-à-vis de Taïwan, basé sur le document ambigu des « Six Assurances » qui répond au troisième communiqué Chine USA ne sauraient être négligés.
Que les Américains viennent à ne pas intervenir et c’est la perte définitive de leur crédibilité et donc la fin de leur magistère mondial.
Un continent où les velléités belliqueuses de la Corée du Nord se pensant à l’abri de représailles américaines rêverait de faire main basse sur la Corée du Sud. Cela créerait une course aux armements, où pour le coup, toutes les aventures seraient possibles. En effet si aucun contre-pouvoir ne venait contrebalancer l’acromégalie chinoise, l’on ne voit pas ce qui contrarierait les ambitions sino-russes.
Le seul endroit au monde où un vrai conflit risque de réellement dégénérer est l’Asie.
C’est le seul endroit, car il oppose deux forces déterminées dont le récit national correspond pour un, la Chine, à la parousie, et pour l’autre, Taiwan, à sa survie même. Deux armées certes déséquilibrées, mais – s’il le faut – âpres et aptes au combat ! Quant à la Corée du Nord la problématique est identique à celle de l’Iran et le danger de crise majeure est là aussi absent en raison du principe même de la déterrence nucléaire.
Ce qui ne veut pas dire, tant s’en faut, que l’agressivité tend à disparaître dans toutes les autres régions des radars mondiaux. Bien au contraire, elle ne cesse de se développer. Simplement elle change de braquet et d’outils. Certes l’ours russe aimerait bien étendre sa patte sur certains pays, autrefois, membres de son empire. Mais ils sont désormais, pour la plupart, sous protection otanienne, ce qui rend la chose légèrement plus compliquée. Après l’annexion incroyable et illégale de la Crimée, où a-t-on vu en effet qu’un membre – de surcroît permanent – du Conseil de Sécurité viole la règle fondamentale de l’interdiction d’acquisition de territoires étrangers par la force. L’on voit mal la Chine accepter dorénavant de nouvelles annexions russes comme elle l’a si obligeamment fait. Que l’on sache, elle n’a pas voté les sanctions contre la Russie après l’annexion de la Crimée. La Russie cherchant un partenariat stratégique avec la Turquie saura jusqu’où ne pas aller trop loin.
Cette énumération rapide montre à quel point les Etats savent et peuvent éteindre les incendies.
Léo Keller
Directeur du blog de géopolitique Blogazoi
Professeur à Kedge Business School
- Propos tenus par Churchill, octobre 40, à Lord Ismay et au Général Alan Brooke. ↩