A l’heure où se précise le duel dont on dit qu’il est honni des Français : Macron-Le Pen, les deux adversaires potentiels aiguisent leurs armes.
Emmanuel Macron ajuste son positionnement sur les dossiers régaliens – son sempiternel point faible – et tente de séduire un électorat situé le plus possible sur sa droite sans se couper pour autant de sa gauche libérale ; quant à Marine Le Pen, elle s’attache à tracer les contours d’une figure présidentielle responsable, afin de rassurer une partie de cet électorat de droite modérée, encore inquiet à l’idée de glisser un bulletin aux couleurs du RN dans l’urne. Dans le même temps, le phénix d’un Front républicain passablement cramé tente de renaître : des personnalités politiques évoquent, de façon récurrente et sans grand impact sur l’opinion, la nécessité de « faire barrage à l’extrême droite ». Cette affirmation : « Marine Le Pen est une menace pour la République ! », nous a conduit à nous interroger autrement : et si c’était la victoire d’Emmanuel Macron en 2022 qui constituait le véritable danger pour la démocratie ?
Que le représentant d’un parti globalement centriste, et par définition modéré – malgré les procès en autoritarisme – puisse constituer un danger pour la démocratie ne paraît, au premier abord, pas sérieux. Effectivement. Sauf que ce n’est pas l’individu, Emmanuel Macron, qui constitue la menace, mais sa victoire. Le danger n’est pas individuel, il est systémique. C’est le contexte politique français, tel qu’il s’offre à voir depuis 2007, qui constitue la poudrière à laquelle une reconduction de l’actuel Président en 2022 pourrait mettre le feu. Explications.
Une démocratie stable est composée d’un petit nombre de partis de gouvernements capables, parfois d’alliances lorsque leurs lignes politiques sont compatibles, sinon d’alternance lorsqu’elles ne le sont pas, offrant ainsi au peuple ce qu’on pourrait appeler une « respiration » politique. Sous la Ve République, le Parti socialiste, capable d’alliances avec les radicaux de gauche, les verts, voir les communistes, constituait un tel parti de gouvernement. Il a été laminé par la présidence de François Hollande entre 2012 et 2017. A droite, l’habituelle alliance des libéraux de l’UDF et des gaullistes du RPR formait la structure d’un parti de gouvernement auquel pouvaient se greffer ponctuellement des mouvements minoritaires, principalement centristes. Cette alliance s’est transformée en union, l’UMP, devenue LR, que la présidence de Nicolas Sarkozy a laminée entre 2007 et 2012. A l’été 2016, au moment où Emmanuel Macron lance son mouvement, En marche, la vie partisane française est donc une terre brulée, à gauche comme à droite, – même si les Français n’en ont pas totalement conscience à cette époque.
La démocratie, nous l’avons dit, a besoin de respirer. Elle a besoin d’alternance. Ceci est d’autant plus vrai lorsque le pays traverse une crise de la représentation politique comme la nôtre. Le dégagisme actuel, que l’on considère à juste raison comme un des symptômes d’une démocratie malade, est aussi un de ses remèdes. Car en effet, si l’inspiration démocratique est l’appel d’un responsable politique au pouvoir, l’expiration démocratique est son éjection, lorsque le peuple considère qu’il n’est pas suffisamment compétent et qu’il faut en changer. L’expectoration démocratique est d’autant plus violente que les bronches politiques sont encombrées.
Si radical que puisse apparaître le dégagisme, il n’en est pas moins indispensable au bon fonctionnement du corps politique… faute de quoi, celui-ci s’étouffe.
Revenons un instant à la situation actuelle. La bien-pensance journalistique, appuyée en cela par les intérêts de la majorité en exercice, et par les responsables politiques des partis moribonds qui s’illusionnent quant à une éventuelle résurrection, répète jour après jour que : « les partis de gouvernement, c’est bien ; les extrêmes, c’est mal. Permettre au PS, à LR ou à LREM de gouverner, c’est bien ; voter pour le RN c’est mal. » Malgré cette propagande, force est de constater que les côtes de popularité des candidats potentiels LR ou PS ne décollent pas. Or, si le RN, qui est le seul adversaire en position de gagner, est de facto exclu parce qu’étiqueté « antirépublicain », comment l’expiration démocratique pourra-t-elle se faire ? Les Français seraient-ils donc condamnés, puisqu’aucun candidat autre que Marine Le Pen n’est en mesure d’accéder au second tour de l’élection présidentielle, à voir reconduite, quinquennat après quinquennat, la victoire de LREM – l’unique parti désormais autorisé par la morale médiatique ? Emmanuel Macron doit-il être réélu pour des raisons qui ne tiennent ni à son bilan, ni à ses compétences ni à sa vision politique, mais uniquement à l’existence d’un Front républicain aussi idéologique qu’artificiel ?
Soyons clairs : notre démocratie, déjà sclérosée, ne résistera pas à une telle dyspnée expiratoire.
Si le dégagisme ne peut s’exprimer dans les urnes, il s’exprimera autrement, probablement par l’insurrection.
Et la crise des Gilets jaunes a suffisamment témoigné du caractère crédible de cette hypothèse pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir.
Il se pourrait donc, contrairement aux apparences, et indépendamment des programmes politiques des candidats, que la victoire d’Emmanuel Macron constitue effectivement un réel danger démocratique, et que celle de Marine Le Pen, à l’inverse, et contre toute attente, permette à notre démocratie de continuer de respirer, même de façon saccadée.
Frédéric Saint Clair
Analyste politique
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