Dans l’émission Un certain regard, le 7 décembre 1969, Raymond Aron professait : « Je crois que tout est toujours en question, que tout est toujours à sauver, que rien n’est définitivement acquis et qu’il n’y aura jamais de repos sur terre pour les hommes de bonne volonté ».
La démocratie est-elle acquise une fois pour toutes ou est-elle constamment à sauver ? Face au travail de sape des institutions perpétré par incompétence ou à dessein, le citoyen « de bonne volonté » doit sans relâche affûter son regard, aiguiser sa vigilance, mettre ses principes en alerte. Du haut d’un Capitole déserté par les oies du contre-pouvoir médiatique, où ne cacardent que des plumitifs perméables aux diversions communicationnelles d’un Etat obsidional, il contemple, isolé, impuissant, s’éroder les garanties originelles de sa citoyenneté – « Tant que le gros de la population ne se balade pas en citant la Magna Charta et la Constitution, tout va bien »[1]. Les altérations et les verrouillages successifs insinués dans le texte même de la Constitution, mais aussi les habitudes autoritairement désinvoltes prises à l’égard de son esprit, nécessitent plus que jamais un retour à ce qui présida au fondement de la Ve République :
à travers un chef de l’Etat fort et d’un Etat capable, le peuple comme souverain.
Autrement, las des iniquités qu’autorisent des institutions dévoyées, les citoyens ne préfèreront-ils pas la sclérose irréversible d’un exécutif trop longtemps débridé par une Constitution malheureusement permissive dans sa lettre ? En 1962, alors que de Gaulle scellait la seconde pierre de l’édifice démocratique français, l’opposant Maurice Faure prophétisait : « Croyant légiférer pour l’avenir, vous êtes en train d’aménager le pouvoir d’un homme, de dessiner un régime à sa mesure mais qui, manifestement, ne lui survivra pas »[2]. Puisse-t-il avoir eu tort.
Une démocratie unique ou l’unique démocratie ?
Parmi les démocraties du monde, la citoyenneté française est une singularité née d’une audace historique. En effet, depuis 1962, par l’élection du chef de l’exécutif au suffrage universel direct, qui plus est avec un Etat unitaire et fortement centralisé, la France possède un système politique unique dans ce qui est communément appelé l’Occident, partageant davantage son modèle avec la plupart des pays d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale, ainsi qu’avec certains pays d’Europe de l’Est, d’Asie centrale, d’Asie du sud-est et d’Afrique. En excluant les Etats organisés de manière fédérale – à l’opposé du jacobinisme hexagonal –, les pays en théorie proches institutionnellement de la France sont, par ordre décroissant de population : l’Indonésie, les Philippines, l’Egypte, la République démocratique du Congo, la Turquie, la Tanzanie, le Kenya, la Corée du Sud ou encore la Colombie. De quoi apprécier combien la France est, parmi ses pairs d’Europe et d’Occident, un astre de démocratie directe noyé dans une nébuleuse de parlementarisme
Carte des régimes politiques (analyse succincte de l’auteur)
Car en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Belgique, le chef de l’exécutif n’est pas le Président ou le Roi – qui n’a souvent qu’un pouvoir symbolique – mais le Premier ministre, le Président du Conseil des ministres ou le Chancelier. Celui-ci n’est pas élu par les citoyens mais investi par les députés à l’issue des élections législatives. Ainsi, entre lui et le peuple s’immisce le tamis des partis politiques siégeant à la chambre basse du Parlement[3].
Mais la béance du fossé qui sépare la France de ses voisins est, en pratique, beaucoup plus large.
En effet, dans les parlementarismes environnants, la structure des offres politiques, expliquée notamment par le mode de scrutin (proportionnelle intégrale en Espagne et en Belgique, aux deux tiers en Italie et pour moitié en Allemagne), fait qu’il est rare de voir un parti politique arriver majoritaire à l’Assemblée. Une fois assis à leur siège et en fonction des rapports de force nés des élections, les partis cherchent donc à créer une coalition majoritaire en vue de former un gouvernement. Les tractations, qui peuvent durer plusieurs mois, se terminent généralement par l’accord de deux ou trois partis sur la base d’un programme de compromis et d’une répartition – ou d’un marchandage – des portefeuilles ministériels. Cette pratique est à ce point ancrée dans les esprits qu’en Allemagne des noms sont donnés aux différentes permutations, comme la coalition « jamaïcaine » (alliance de l’Union chrétienne-démocrate, de couleur noir, du Parti libéral-démocrate en jaune et des Verts) ou la coalition « en feu tricolore » (alliance entre les sociaux-démocrates, de couleur rouge, les libéraux en jaune et les écologistes en vert). Le Parlement européen – manœuvrier, lui aussi, par essence – dispose même d’un « calculateur de majorité » sur son site Internet, afin que tout amateur de combinaisons puisse travailler ses additions.
C’est par conséquent une alliance de partis politiques formée après les élections qui se retrouve à gouverner. Elle le fait selon les lignes d’un accord conclu en conclave et pour lequel personne n’a voté puisque ce programme rapiécé n’existait pas au moment du scrutin. Il n’y a pas, non plus, de validation démocratique de ce programme a posteriori. Dès lors, bien que les électeurs aient une idée plus ou moins précise de quelles alliances le parti pour lequel ils votent est prêt à nouer, un raccommodage entre différents programmes – dont aucun n’a obtenu une majorité des suffrages –, a-t-il une chance d’être l’expression de l’intérêt général ? Pire, l’Assemblée nationale procède-t-elle toujours de la volonté générale lorsque l’alliance majoritaire change en cours de législature sans même que soient convoquées de nouvelles élections, comme ce fut le cas en Espagne en 2018 et en Italie en 2011, 2019 et 2021[4] ? N’y a-t-il pas de ce fait un gouffre institutionnel entre le « fait majoritaire » que connaît habituellement la France – certes favorisé par le mode de scrutin majoritaire à deux tours mais émanant au moins du vote des citoyens – et les coalitions allemandes, italiennes[5], belges ou espagnoles, créées par le jeu des partis politiques au Parlement ?
La République honnie des baronnies
« Deux réalités qui les surpassent sont apparues désormais : le peuple et le chef de l’Etat »[6]. De Gaulle résumait ainsi la sidération des partis politiques au soir du référendum du 28 octobre 1962. Coutumiers des intrigues parlementaires menées à l’abri d’un exécutif émanant de leur volonté, les anciens politiciens de la IVe République devaient déjà composer depuis 1958 avec un gouvernement émancipé de leur tutelle. Quatre ans après, ils durent, de plus, se résigner à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. Car la République actuelle fut ainsi faite en deux temps : d’abord 1958, mais ensuite, et surtout, 1962. En effet, c’est 1962 qui ancre au forceps la citoyenneté française, qui parachève à l’arraché l’édifice démocratique et le fait tenir in extremis tout d’un bloc. In extremis car cette modalité qui paraît aujourd’hui évidente fut combattue à l’époque par l’unanimité des partis politiques et une large partie des organisations professionnelles, parmi lesquelles la CGT, FO, la CFTC et la FNSEA. Même le Conseil d’Etat émit un avis défavorable, qui, bien que confidentiel, fut rendu public par une fuite calculée dans la presse. L’Assemblée parvint finalement à ses fins qui renversa le gouvernement le 4 octobre par la seule motion de censure à avoir jamais abouti depuis 1958.
Un flot répétitif et incessant d’arguments eut ainsi pour but de faire chavirer la barque institutionnelle menée par de Gaulle avant qu’il ne l’amarrât irrémédiablement au roc du peuple.
Tout d’abord vint le chantage à la division : « nous déplorons très sincèrement cette initiative qui va diviser bien inutilement la nation », s’exclama Henri Dorey (député MRP) le 4 octobre 1962 à l’Assemblée[7]. Il est vrai que pour éviter toute dissension, mieux vaut éviter le débat, mieux vaut éviter les questions qui fâchent, mieux vaut éviter la démocratie : sous couvert d’irénisme, le politique ne se défausse-t-il pas ainsi de sa responsabilité première, qui est d’organiser les disputes de la cité et de leur offrir un débouché ? Les procès en polémique sont de nos jours trop souvent intentés par ceux qui se complaisent dans l’inaction verbeuse du politiquement correct.
Les partis se réfugièrent ensuite dans des vétilles juridiques – qui ont toujours cours aujourd’hui – dans le but de frapper tel ou tel référendum d’inconstitutionnalité, c’est-à-dire de rendre la démocratie directe elle-même inconstitutionnelle. Des figures éminentes s’élevèrent, tels Paul Reynaud, député de la droite non-gaulliste qui présida le Comité consultatif constitutionnel en 1958, ou encore Gaston Monnerville, Président du Sénat. Les deux dénoncèrent le « viol » de la Constitution, pour non-respect de l’article 11, qui stipule que le Président « peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics […] ». A l’instar d’autres parlementaires tels que Guy Mollet (député socialiste) ou Paul Coste-Floret (député MRP), M. Monnerville considérait que les termes « projet de loi », même si non précisé dans la Constitution, ne se rapportaient qu’aux lois ordinaires, à l’exclusion, donc, des lois constitutionnelles. Mitterrand abonda : « Les membres de la plus modeste association de pêche ou de pétanque savent qu’on ne modifie pas les statuts d’une société aussi facilement qu’un règlement intérieur »[8] ; comme si les membres en question ne pouvaient pas, quand ils le voulaient, modifier les statuts de leur association comme bon leur semble. Cette ligne rhétorique avait par ailleurs un second rideau : à supposer que les réformes constitutionnelles pussent entrer dans le cadre de l’article 11, les critiques affirmèrent fébrilement que les modalités d’élection du Président ne relevaient pas de « l’organisation des pouvoirs publics ». De nos jours, les mêmes considérations péremptoires fleurissent comme des évidences pour interdire la convocation de tout référendum sur des thèmes tels que l’immigration : pour y avoir recours, il faudrait d’abord amender la Constitution en adjoignant à l’article 11 les « sujets sociétaux », comme si la maîtrise de l’immigration était un sujet purement « sociétal » ne relevant pas directement de « l’organisation des pouvoirs publics ». Ainsi donna-t-on et donne-t-on encore ce triste spectacle de lectures sourcilleuses et pour le moins discutables (à juriste, juriste et demi), que le député gaulliste Paul Mirguet, en 1962, tenta ainsi de balayer : « notre devoir est de veiller à ce que la loi serve à faciliter la coexistence des humains et non à justifier l’existence des juristes ».
Derrière ces prétextes interprétatifs se cacha en réalité la peur des « délices et poisons de la démocratie directe » (Bertrand Motte, député Centre national des indépendants et paysans). Un député tel que Paul Coste-Floret (déjà cité) sembla admettre bien volontiers ce pouvoir constituant du peuple, mais « après réflexion », dit-il, s’il lui était laissé une telle opportunité, alors « il n’y aurait plus de limite constitutionnelle possible et l’on pourrait, par des référendums habiles, détruire l’ensemble des libertés ». Sans toutefois se donner la peine de préciser par quelle habileté (peut-être faisait-il référence à Napoléon III, à l’instar de tous les pourfendeurs du référendum de l’époque), il mit à nu le cœur idéologique des promoteurs d’une démocratie représentative exclusive : le peuple peut se fourvoyer ou être berné, il lui faut donc des représentants qui décident à sa place. Ainsi parlait Brille-Babil aux animaux de la ferme : « N’allez pas imaginer, camarades, que gouverner est une partie de plaisir ! […] De l’égalité de tous les animaux, nul n’est plus fermement convaincu que le camarade Napoléon. Il ne serait que trop heureux de s’en remettre à vous de toutes décisions. Mais il pourrait vous arriver de prendre des décisions erronées, et où cela mènerait-il alors ? »[9].
Cette conception fut également brossée par Maurice Faure (déjà cité) : « la démocratie pour nous, cela ne signifie pas que le peuple et la majorité peuvent faire tout ce qu’ils veulent », une des limites « que la majorité elle-même doit s’imposer pour que soient réunies les conditions d’un régime démocratique » est « le respect des procédures établies par la Constitution elle-même ». Par conséquent, si 1962 n’eût pas été possible, cela eût signifié que le peuple ne peut être constituant qu’une seule fois puisqu’il lui est ensuite interdit de modifier la Constitution qu’il s’est lui-même donnée ! Dans cette logique, il n’eût pas pu approuver la Ve République car en matière constitutionnelle, la IVen’autorisait pas la procédure référendaire. Cette vision du droit comme limite à la démocratie établit la notion ductile d’« Etat de droit » dans son acception la plus anti-démocratique. Car, il n’est que de constater la latitude avec laquelle peut s’interpréter le texte d’une Constitution, et a fortiori celui de 1958 (en-dehors même des parties annexes composant le bloc putatif de constitutionnalité), pour prendre conscience du potentiel de censure que détiennent les différents pouvoirs sur la volonté populaire : lorsqu’il s’agit de pratiquer la Constitution, la légalité est une notion toute relative. Cette versatilité se tranche non par la subjectivité d’un sabir juridique mais par une légitimité démocratique incontestable, selon la règle qui guidait de Gaulle : « Pour une modification sérieuse de la Constitution, il faut le référendum ! Une réforme des institutions, que le peuple tout entier a mises sur pied en 1958, ne peut être décidée que par le peuple ! […] Il est seul à pouvoir transformer ce qu’il a fait »[10].
Faisant sien ce principe, le Conseil constitutionnel s’effaça en 1962 : il estima que l’article 61 de la Constitution, définissant les contrôles qui lui incombent, concernait « uniquement les lois votées par le Parlement et point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d’un référendum, constituent l’expression directe de la souveraineté nationale » (décision n°62-20 DC du 6 novembre 1962). Beaucoup furent outrés par tant de démocratie, à tel point que Mitterrand qualifia le Conseil de « Cour suprême de musée Grévin »[11]. Toutefois, comment être certains que les locataires actuels de Montpensier resteraient aujourd’hui de marbre (ou de cire) ? Car, afin de se garder une possibilité de censure, il semblerait que leurs prédécesseurs leur aient laissé un fer au feu. Armés de patience car ne pouvant dans la majorité des cas s’auto-saisir, trépignant ainsi devant la prochaine requête qui leur permettra de gonfler leur jurisprudence pour étendre leurs pouvoirs – possibilité démultipliée par la réforme constitutionnelle de 2008 (voir infra) avec l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité –, ils purent en effet sauter sur l’opportunité que leur fournit M. Hauchemaille en l’an 2000. Avant ce tournant, l’inquiétude de voir un nouveau « 1962 » était palpable : « Après [le référendum], il serait le plus souvent trop tard. L’annulation du scrutin est de toutes façons juridiquement impossible une fois que le peuple souverain s’est prononcé », s’attristait le Conseil[12]. Heureusement, la martingale fut trouvée. Par quelle absurdité juridique une saisine de pure forme et procédurière à l’excès liée à la convocation d’un référendum permet à un juge constitutionnel de s’arroger le droit de contrôler les questions que le Président de la République posera au peuple français ? Voilà de quoi tourmenter le béotien des arcanes du droit constitutionnel. Car c’est bien ainsi que les choses se déroulèrent. M. Hauchemaille requit l’annulation du référendum sur le quinquennat au simple motif que les décrets ne furent pas signés par certains ministres. Les sages rejetèrent cette saisine – tout comme celle de 2005, de même nature et qualifiée par le Conseil lui-même de « fantaisiste et foisonnante »[13] – mais en profitèrent pour glisser dans le corps de leur décision une phrase qui, anodine en première lecture, élargit en fait considérablement leur marge de manœuvre interprétative sur l’article 60 de la Constitution. En effet, celui-ci ne stipulant rien d’autre que : « Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum […] », il était jusqu’alors entendu que la « régularité » était contrôlée a posteriori et avait uniquement trait à la procédure référendaire, puisque concernant non pas le référendum directement mais les « opérations » de référendum. Or, voici que les sages, dans le point 5 de leur décision du 25 juillet 2000, s’estimèrent dorénavant aptes à contrôler « la régularité d’opérations à venir » dans le cas où le grief « porterait atteinte au fonctionnement normal des pouvoirs publics » ; soit un contrôle a priori et, potentiellement, sur la question posée elle-même, si le fait de la poser est susceptible d’être selon eux attentatoire à la République ! Pour les sages, « il y a progrès de l’Etat de droit » à « vérifier que le pouvoir exécutif [NdA : et donc le peuple] n’a pas été infidèle au Conseil constitutionnel »[14]. Pire, l’actuel Président du Conseil clame sans ambages qu’il interdira toute révision de la Constitution via l’article 11 : « Ceux qui comme le général de Gaulle en 1962 […], estiment pouvoir s’appuyer sur l’article 11 et le seul référendum pour réviser la constitution ont tout faux. D’abord, parce que n’est pas le général de Gaulle qui veut. Ensuite, parce que toute révision de la Constitution doit se fonder […] sur l’article 89 »[15]. Selon M. Fabius, le droit est donc fonction de la personne qui en fait usage : si c’est de Gaulle, c’est constitutionnel ; si c’est un autre, alors c’est contraire à l’Etat de droit. Ainsi, le peuple ne pourra-t-il jamais plus de lui-même changer la Constitution ou changer de Constitution ? Encore faut-il que l’on veuille bien lui demander.
L’arlésienne référendaire
« Le référendum est pareil à une vérole antidémocratique que la France aurait propagée dans l’ensemble de l’Europe »[16]. Un mois avant le vote des Français, des Néerlandais, des Luxembourgeois et des Britanniques[17] sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, cette saillie d’Alain Minc fut sans surprise : la simple possibilité d’un référendum constitue un danger latent qui donne des insomnies à l’engeance technocratique à laquelle il appartient, puisque c’est l’acte par lequel un peuple peut dire « non » et tout remettre en question, notamment et surtout ce sur quoi il ne fut jamais consulté (ou consulté mais ignoré). Aussi, pour ne pas prendre le risque que le peuple grippe une telle mécanique institutionnelle qui est sur le point d’achever son rodage, les supranationalistes eurent de cesse de tenter de tuer dans l’œuf tout référendum, dans la pratique et dans les esprits. Néanmoins, même lorsque l’exécutif daigne consulter le peuple, rien ne garantit le respect de sa volonté. Le sort des trois derniers référendums en témoigne.
Inutile de revenir sur celui de 2005, qui fut ouvertement violé deux ans après par Nicolas Sarkozy et la majorité UMP et PS au Parlement. Celui de 2000, quant à lui, fut tellement déserté par les électeurs, avec une abstention et des votes blancs et nuls à hauteur de 75%, que le passage au quinquennat, dans ces conditions, apparaît rétrospectivement comme une lourde faute politique. Comment, en effet, avoir pu entériner une telle modification constitutionnelle avec l’aval de moins d’un Français sur cinq, soit 19% seulement du corps électoral ? N’eût-il pas fallu préférer le statu quo dans l’attente de les y intéresser davantage ? En pareilles circonstances, la question d’instaurer un quorum se pose naturellement. Certains pays le pratiquent depuis longtemps : le Danemark (référendum constitutionnel : 40% ; référendum abrogatif : 30%), les Pays-Bas (cas particulier du traité de 2005 établissant une Constitution pour l’Europe, sur accord des partis politiques : 30% avec une réponse franche à plus de 60% ; référendum abrogatif : 30%), l’Italie (référendum abrogatif : 50%), la Roumanie (tout référendum : 30% avec 25% de votes valides) ou encore la Hongrie (tout référendum : 50% de votes valides). En France, le sujet ne semble effleurer aucun esprit.
Enfin, concernant le référendum de Maastricht – auquel les Français eurent la chance de participer puisque Mitterrand en décida au dernier moment sous la pression du « non » danois[18] –, les résultats furent les plus mitigés de toute la Ve République : un tiers des inscrits vota « pour » (34,4%), un tiers « contre » (33,0%) et un tiers s’abstint ou vota blanc ou nul (32,7%). Partant, avec une majorité aussi chétive de 1,4% d’écart (en pourcentage des inscrits), n’eût-il pas fallu suivre l’exemple hollandais au référendum de 2005 avec 60% minimum de votes exprimés positifs pour autoriser la ratification du traité ? La même question eût pu se poser en 2016 pour les Britanniques avec le Brexit, pour lequel il n’y eut que 2,7% des inscrits de plus en faveur de la sortie de l’UE.
Cependant, pour éviter de devoir interpréter un référendum, mieux vaut ne pas en faire du tout.
Ainsi, en plus de soixante ans d’existence, la Ve République connut seulement neuf référendums, dont aucun depuis deux décennies : tous ceux nés après le 29 mai 1987 n’ont encore jamais pu dire « oui » ou « non » à quelque question que ce soit. Pire, on laisse cyniquement planner l’idée d’une consultation sans en avoir aucunement l’intention, à l’instar d’Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle de 2022, alors qu’il était l’invité de Bruce Toussaint sur BFMTV le 11 avril : « Je n’exclus pas le référendum pour quelque réforme que ce soit. Je l’ai dit, je suis pour le retrouver ». Sans doute le cherche-t-il encore car il ne sait quelle question poser aux Français.
Ne pas faire de référendum maintenant, mais prévenir aussi toute tentative future. Car, pour reprendre la métaphore sanitaire d’Alain Minc, l’infection démocratique pourrait à nouveau puruler par trois plaies, trois articles de la Constitution porteurs de cette « vérole » plébiscitaire. D’abord l’article 89, pour la révision de la Constitution. Fort heureusement, il fut immunisé dès sa naissance. Depuis le départ, il est rédigé de telle sorte que le Président puisse recourir uniquement au Parlement : le recours au peuple est en option ; option qui ne fut d’ailleurs utilisée qu’une seule et unique fois en 2000 pour le quinquennat.
L’article 88-5, en revanche, donna des sueurs froides : sa création en 2005 sous Chirac imposait l’aval populaire pour toute nouvelle adhésion à l’Union européenne (sous réserve que les négociations eussent démarrées après le 1erjuillet 2004, ce qui incluait la Turquie). Rapide soulagement néanmoins : dès 2008, la réforme déshonorante de Nicolas Sarkozy, nommée ironiquement loi de « modernisation des institutions de la Ve République » (la modernité, comme le progrès, justifie toujours tout), vint en inoculer le remède. Il suffisait de renvoyer à l’article 89, par un ajout idoine en fin d’article : « Tout projet de loi autorisant la ratification d’un traité relatif à l’adhésion d’un État à l’Union européenne […] est soumis au référendum […]. Toutefois, […] le Parlement peut autoriser l’adoption du projet de loi selon la procédure prévue au troisième alinéa de l’article 89 ». Certaines explications de l’époque valent d’ailleurs le détour. Axel Poniatowski (député UMP), tout d’abord, révéla la supercherie de la réforme Chirac : « Chacun d’entre nous sait parfaitement que l’article 88-5 a été introduit en 2005 dans le seul but d’éviter que le référendum sur la Constitution européenne ne se transforme en référendum sur la Turquie » (troisième séance du 20 mai 2008) ; malheureusement, cette tentative de décorrélation des enjeux fut un échec : le peuple refusa quand même le traité constitutionnel. Pourquoi donc revenir sur cette réforme ensuite ? Les mêmes débats, en mai 2008, en donnent la raison ; Pierre Lequiller (député UMP) avoua : « Il est vrai que l’institution, en 2005, d’un référendum automatique sur toute nouvelle adhésion a parfois été mal comprise par nos partenaires, qui l’ont interprétée, à tort, comme une défiance vis-à-vis de l’élargissement » (première séance du 21 mai). Il n’eût pas fallu en effet que la démocratie gênât la construction européenne. Bruno Le Maire, lui aussi député UMP à l’époque, approuva : « Nous savons bien que nos partenaires européens attendent de la France une attitude de coopération et de dialogue, et non de blocage », et d’ajouter, courtisant l’exécutif : « Supprimer le référendum sur les nouvelles adhésions à l’Union européenne était de la part de Nicolas Sarkozy et de vous-même, monsieur le Premier ministre [François Fillon], une décision courageuse » (deuxième séance du 21 mai). Quelle audace, en effet, de répudier ainsi le peuple en noyant ce recul démocratique dans les quelques quarante modifications que subit la Constitution en 2008 ! (c’est elle qui eut droit au Kärcher) Sans doute M. Le Maire, par cette flagornerie, voulut donner les gages nécessaires à sa carrière : six mois plus tard, afin d’incarner au nom de la France cette vision de la construction européenne de laquelle le peuple est absent, il sera nommé secrétaire d’Etat aux Affaires européennes. Ainsi, depuis le début de l’aventure communautaire, le peuple ne s’exprima qu’en 1972 sur les adhésions du Royaume-Uni, du Danemark et de l’Irlande. Les autres élargissements s’imposèrent à lui qui firent passer successivement le nombre de pays membres de neuf à vingt-huit, avec parfois dix nouveaux membres d’un coup, comme en 2004 lors de l’élargissement à l’est. Encore maintenant, le blob européen semble vouloir continuer son extension informe et indéfinie à l’abri des démocraties : de nos jours, les adhésions de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie se présentent comme allant de soi, dans un débat public à sens unique.
Dernier article redouté : le fameux article 11, dont on tenta sans cesse de limiter la portée. Le rapport Vedel, notamment, commandé par François Mitterrand et Pierre Bérégovoy, préconisait en 1993 d’interdire toute révision constitutionnelle via cet article et de passer toutes les questions référendaires au crible du Conseil constitutionnel. Bien que les majorités successives ne s’y risquèrent guère jusqu’ici, il se pourrait que l’opportune jurisprudence des sages ait verrouillé l’article 11 via la décision « Hauchemaille » sans que nul n’ait besoin d’en réviser la lettre (voir infra).
Ainsi est traitée la contagion depuis les foyers d’infection via les gestes barrières appropriés. Reste la cause de la maladie. Celle-ci étant d’origine psychosomatique – l’idée de la démocratie naît dans les esprits – il faut cibler les zones touchées du cerveau. Aussi, pour détruire purement et simplement dans les têtes la légitimité même du référendum, pour le disqualifier d’avance par principe, ses contempteurs disposent de trois angles d’attaque, résumés par Nicolas Sarkozy – avec un verbe concis, familier et à la grammaire douteuse – dans un documentaire datant de 2019[19].
Premier argument : la complexité trop grande de certains enjeux politiques. « Je ne pense pas qu’on peut répondre par oui ou par non à un traité de 250 articles ».
Pourtant, la Constitution de 1958 approuvée par le peuple disposait d’une centaine d’articles répartis en quinze titres ; même si l’on part du principe, à l’époque, que peu de Français l’eussent lue et comprise, il sembla que les idées-forces furent retranscrites en toute transparence dans le débat public. A l’opposé, de quelle honnêteté firent montre MM. Sarkozy, Hollande et Bayrou en 2005 pour que les Français pussent voter en conscience ? Comme à chaque étape de l’édification européenne, ils ressortirent leur arsenal sophistique pour dissimuler les enjeux véritables de transferts successifs de souveraineté[20].
Vient ensuite l’argument du détournement, par le peuple lui-même, du référendum en plébiscite : « aujourd’hui, on ne répond jamais à la question qui est posée, on répond à celui qui la pose ».
Bien évidemment, ce qui inquiéta M. Sarkozy, contrairement aux opposants à de Gaulle en 1962, n’était pas le cas où le peuple, accordant sa confiance au chef de l’Etat, répondît « oui » à n’importe quelle question. Non, l’ancien Président discrédita le référendum au motif que, désormais, la défiance récurrente du peuple envers l’exécutif rend tout référendum inopérant. Toutefois, si le Président de la République n’a plus la confiance du peuple, n’est-il pas sain que ce désaveu s’exprime, même au travers d’une question précise ? La pratique selon laquelle le Président engage sa responsabilité lors d’un référendum, l’utilisation du référendum pour se relégitimer, tomba à ce point en désuétude qu’il paraît incompréhensible aujourd’hui que le peuple en fasse un plébiscite. En outre, comment savoir si les Français ont répondu à la question ou à celui qui la pose ? Se cacher derrière le caractère réfractaire du peuple pour l’esquiver apparaît plutôt comme la piètre excuse de ceux qui, élus au second tour d’une présidentielle à la faveur de circonstances diverses, savent leur légitimité chancelante.
Enfin, le noyau dur de l’argumentaire sarkozien se dévoile : « la Ve République c’est de pouvoir donner à un homme et une majorité pour cinq ans, qu’ils assument leur pouvoir, ils n’ont pas besoin de venir tous les six mois « à la Suisse » poser des questions ». Elu en 2007 avec une avance au second tour de moins de 5% des inscrits, M. Sarkozy y vit donc un vote d’adhésion inconditionnel des Français à l’entièreté de son programme : aucun électeur ne vota par défaut ou contre Mme Royal. Partant, oint de cette unanime fragrance, nul besoin pour lui de revenir au peuple pendant toute la durée de son mandat ! Inutile, ainsi, de consulter les Français sur la ratification du traité de Lisbonne ou le retour dans le commandement militaire intégré de l’OTAN. C’est l’avis d’Alain Minc qui, traçant le parallèle avec la réélection d’Emmanuel Macron en 2022, affirma benoîtement : « Il avait été dit dans le programme du candidat Sarkozy qu’il proposerait un traité par la voix parlementaire. Donc, il en va de ce point de vue de sa proposition, comme de celle d’Emmanuel Macron sur les retraites : on peut considérer que tout ce qui a été dans le programme a été validé »[21].
A ces trois sophismes jetant le discrédit sur le référendum s’ajoute bien sûr le risque de donner libre cours aux bas instincts du peuple.
L’on rappellera inlassablement l’arrivée d’Hitler au pouvoir par les voies démocratiques[22] ou encore la peine de mort, qui n’eût jamais pu être abolie si l’on eût demandé son avis au peuple. Par un parallèle rusé, ce tabou nazi et ce totem Badinter sont entretenus dans l’inconscient collectif afin de bannir du débat public certains thèmes qui déplaisent aux agrégés de morale. Jacques Toubon, qui exerça la responsabilité de Défenseur des droits – autorité superfétatoire créée par la réforme sarkozienne de 2008 (décidément !) –, en fournit la parfaite illustration. Lorsque s’est posée la question d’un référendum sur l’immigration fin 2023, l’ex-DDD, bardé de son humanisme abstrait, alerta : « sur ce type de question, la réponse ne peut être que populiste »[23]. Comprendre : si la réponse est inévitablement populiste, alors la question elle-même est populiste, donc il ne faut pas la poser. Auparavant, était populiste un homme politique, un parti ou une proposition ; désormais, n’est-ce pas le peuple lui-même, n’est-ce pas la démocratie elle-même qui est populiste ? Une chose est sûre : comme tous ceux qui emploient ce terme, M. Toubon ne prendra pas la peine de le définir, au risque de dévoiler par mégarde son dégoût de la démocratie directe.
La palme de l’opposition au référendum revint cependant à n’en pas douter à Pierre Bergé qui, en 2013, au-delà du sujet dont il fut question – à savoir le mariage ouvert aux couples de personnes de même sexe –, clamait sèchement : « nous avons élu un président de la République [François Hollande], […] nous avons la majorité, donc il n’y a pas besoin de référendum, voilà »[24]. Avoir la majorité donnerait donc tous les droits ; attitude bien contradictoire avec la vision qu’ont habituellement les promoteurs de l’extension des droits sociétaux. Lorsqu’ils sont minoritaires, la démocratie est la défense des minorités (progressistes) contre la tyrannie de la majorité (réactionnaire) ; mais qu’ils passent majoritaires, alors la démocratie devient le gouvernement de la majorité, la leur.
Si la ruine des institutions passe en grande partie par le renvoi du référendum dans les « poubelles de l’Histoire », elle s’opère également par la sédimentation d’idées hérétiques et de pratiques félonnes qui finit pas recouvrir totalement l’esprit originel de la Ve République. Nous l’aborderons dans une seconde partie…
Jean-Michel Basalgète
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[1] Ray Bradbury, Farenheit 451, Gallimard, 1995 (écrit en 1953), p. 222.
[2] 1ère séance du 4 octobre 1962 à l’Assemblée nationale. Maurice Faure était alors député non inscrit, avant de graviter autour du Parti radical, puis de rejoindre François Mitterrand.
[3] Pour l’Italie, c’est l’ensemble du Parlement, Sénat compris, qui nomme le Président du Conseil des ministres.
[4] D’où le vice inhérent à la « motion de défiance constructive » : l’Assemblée peut se réarranger autour d’une nouvelle coalition sans recours à des élections anticipées.
[5] A noter la réforme en cours en Italie pour élire le chef de l’exécutif au suffrage universel direct.
[6] De Gaulle lors du Conseil des ministres du 31 octobre 1962, cité par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Editions Gallimard, 2002, p. 272 (tome I).
[7] Sauf mention contraire, les citations des députés se rapporteront aux séances du 4 octobre 1962.
[8] François Mitterrand, Le Coup d’Etat permanent, Les Belles Lettres, 2021 (première parution en 1964), p. 128.
[9] George Orwell, La ferme des animaux, Gallimard, 1981 (écrit en 1945), p. 63.
[10] De Gaulle à Alain Peyrefitte le 18 décembre 1963, dans Alain Peyrefitte, op. cit., p. 741 (tome II).
[11] François Mitterrand, op. cit., p. 130.
[12] Article paru sur le site Internet du Conseil constitutionnel intitulé « Les attributions du Conseil constitutionnel lors d’un référendum » (date inconnue).
[13] Autre article intitulé « Le contentieux des actes préparatoires à un référendum » (date inconnue).
[14] Ibid.
[15] Laurent Fabius, Le Parisien du 25 janvier 2022.
[16] Alain Minc, Le Figaro du 11 avril 2005.
[17] Le référendum britannique fut finalement annulé après les « non » de la France et des Pays-Bas.
[18] Tout comme les Français furent chanceux en 2000 et en 2005, Jacques Chirac n’ayant pas eu l’intention première de les plébisciter.
[19] Documentaire de France Télévision, « La Ve République, au cœur du pouvoir », diffusé le 15 janvier 2019 sur France 2. Extrait disponible sur Lumni.fr : « Pourquoi les référendums sont si rares ? – La Ve République, comment ça marche ? »
[20] Pour un aperçu de cet arsenal, confer notre article intitulé « Guide de survie en milieu européiste ».
[21] « Qu’est-ce que l’Europe aujourd’hui ? Emmanuel Todd face à Alain Minc », présenté par Alexandre Devecchio, Esprits Libres, Le Figaro.
[22] Alors que le NSDAP n’eut jamais la majorité absolue au Reichstag. Au moment de l’accession d’Hitler à la chancellerie, son parti ne détenait qu’un tiers des sièges : c’est par le jeu des partis politiques au Reichstag que le Führer parvint au pouvoir.
[23] Jacques Toubon dans Le Monde du 17 novembre 2023.
[24] Pierre Bergé, invité de Ruth Elkrief sur BFM TV le 25 janvier 2013.