Clovis, Jeanne d’Arc, Henri IV, Louis XIV, Napoléon, Gambetta, Clemenceau et Charles de Gaulle, la liste est longue des personnages de notre histoire qui, dans des circonstances tragiques, sont apparus comme des « sauveurs ». Comment le nier ? Tous eurent, à un moment donné, le pouvoir d’infléchir le cours de l’histoire ; mieux, de lui donner une suite à un moment où nul n’osait plus espérer en l’avenir.
Si certains ont vu dans cette profusion d’hommes providentiels le signe d’une grandeur proprement française, d’autres, plus sceptiques, en ont conclu que le pays était bien malade. Qui a besoin de miracles toujours renouvelés, sinon les moribonds ? N’est-ce pas le signe de la faiblesse des institutions ? Du manque de cohésion de la société ? Voire d’une immaturité collective ? Michelet en était convaincu, disant que les Français n’eussent pas cherché avec tant de persévérance un sauveur s’ils avaient été capables de prendre en main leur destin. 1789, de ce point de vue, n’avait été rien d’autre qu’une illusion, puisqu’à peine le trône renversé, la nation s’était précipitée aux pieds de rois de substitution qui la dispensaient d’être libre. Les libéraux du XIXe siècle donnaient l’Angleterre en exemple, dont la société était si forte déjà, qu’au Moyen-Âge les Communes avaient pu mettre des limites à l’autorité royale tandis qu’en France le tiers état n’avait cessé de consentir au renforcement de la Couronne pour obtenir son aide contre les privilégiés. Singulier destin, assurément, que celui de la France : il n’existe pas en Europe de pays plus désuni, ni d’État plus centralisé et plus fort.
Les premiers de cordée
Depuis les Capétiens au moins, l’État s’incarne dans ceux qui le dirigent et la Révolution, qui rêvait d’en finir avec « l’idolâtrie des individus » et de confier le gouvernement aux représentants changeants et sans visage du peuple souverain, n’a pas trop bien réussi sur ce plan-là. Des deux empires jusqu’à la Ve République, la France s’est refait une tête, chaque fois que son histoire agitée la poussait à chercher celui qui, par l’action ou même seulement par le verbe, lui permettrait de ne pas verser dans l’abîme.
De la longue liste de nos « grands hommes », la plupart sont, aujourd’hui, entrés dans l’histoire.
Seuls noms de rue et monuments témoignent encore de la place qui fut la leur. Même les passions qu’ils avaient suscitées – car les sauveurs sont tout sauf consensuels – se sont éteintes. Napoléon et Charles de Gaulle sont comme les dernières braises d’un feu mourant. En dépit de tout ce qui les sépare et même les oppose, la mémoire collective les associe. N’ont-ils pas l’un et l’autre, le premier en 1799, le second à deux reprises, en 1940 puis en 1958, tiré le pays d’une ornière dont il ne savait comment sortir ? Bonaparte n’a-t-il pas empêché une restauration royale tout en mettant fin à l’instabilité révolutionnaire ? De Gaulle n’a-t-il pas fait le pari de la France au moment où beaucoup se résignaient à la victoire allemande et, près de vingt ans plus tard, mené à son terme l’inévitable décolonisation ? N’ont-ils pas, l’un et l’autre, affirmé avec d’autant plus de crédibilité leur volonté de dépasser l’opposition de la droite et de la gauche qu’ils étaient, l’un et l’autre, investis d’une légitimité qui tenait moins aux divisions françaises qu’à la lutte contre l’étranger ? La légitimité de Bonaparte n’est pas dans ses liens avec les frères Robespierre, mais dans ses victoires de la campagne d’Italie ; celle du général n’est pas entachée par l’aventure du RPF, elle tient tout entière dans l’appel du 18 juin. Enfin, n’ont-ils pas tous deux incarné un art de gouverner associant autorité et efficacité ?
Et puis, ce qui n’est pas rien, ils ont porté haut le nom de la France. L’amour-propre national en a été flatté. Ce n’est pas si fréquent dans un pays qui, sans doute, se voit parfois plus grand qu’il n’est, mais qui souffre plus souvent encore de l’étrange maladie qui consiste à s’estimer bien en deçà de son prix.
N’imaginons pas un élan unanime à la manière de Napoléon évoquant le 18 brumaire ou de Gaulle la descente des Champs-Elysées en 1944. S’ils sont les plus admirés, ils furent également poursuivis par des haines si tenaces qu’elles ne s’éteignirent qu’avec ceux qui les éprouvaient. Comment les partisans les plus engagés de la Révolution et ceux de la Contre-Révolution auraient-ils pu consentir à ce rassemblement au centre auquel les conviait l’Empereur ? Comment ceux des partisans de Vichy qui n’étaient pas favorables à l’hitlérisme auraient-ils pu pardonner à de Gaulle la violence avec laquelle il les condamnait ? Et les pieds-noirs, et les soldats qui l’avaient ramené au pouvoir en 1958 ? Cela fait du monde. De Gaulle disait qu’il était l’écrivain français sur lequel on avait le plus tiré. Napoléon eût pu, lui aussi, en plaisanter.
Différences et ressemblances
De l’un à l’autre, les différences l’emportent sur les ressemblances. L’un meurt à l’âge où l’autre entre dans l’histoire : Napoléon a 52 ans en 1821, de Gaulle 50 en 1940. De même, on ne saurait concevoir époques plus dissemblables. Napoléon est le fils du dynamique et optimiste XVIIIe siècle qui avait mis sa foi dans l’avenir. Il appartient à la bouillonnante génération révolutionnaire qui, durant un quart de siècle, laboura le sol de la France et celui de l’Europe. On comprend que Musset ou Vigny aient ensuite eu le sentiment d’être nés trop tard, après la fin de l’Histoire. Si la jeunesse de De Gaulle fut placée sous le signe de la Revanche, il appartient à un siècle qui ne se remit jamais vraiment de l’épreuve de 1914. Aussi, tandis que le premier est poussé en avant par les Français de 1800 – et l’on sait que leur soutien ne lui fit pas défaut avant 1813 –, le second, formé à l’école d’une morale héroïque durement touchée après Verdun, devra tirer derrière lui la France de 1940 comme celle de 1958.
Même la guerre sépare ces deux militaires. Napoléon en a eu à la fois le génie et la passion. On peut penser qu’il ne se sentait vraiment chez lui que sur le champ de bataille et au milieu de ses soldats. Il ne savait pas seulement faire la guerre, il l’aimait comme un agrandissement de la vie : « Il n’est pas d’occupation plus plaisante que la guerre », disait Montaigne. Mais c’était encore, vers 1805, la guerre d’hier, celle des actions d’éclat et des dévouements sublimes. De Gaulle avait combattu à Verdun. On comprend qu’il la jugeait différemment.
La guerre peut être dans la vie des nations un malheur nécessaire, mais elle est toujours un malheur.
Le combat dans les tranchées n’a plus la noblesse des charges de cavalerie sabre au clair. C’est, du reste, pour limiter l’horreur de la guerre de position que le colonel de Gaulle s’efforça de convaincre politiques et militaires des avantages de l’arme blindée. Les chars, c’était le moyen de revenir à la guerre de mouvement, de privilégier la manœuvre sur le feu, et, partant, d’abréger la durée des opérations et de limiter les pertes. Son approche de la guerre était morale, celle de Napoléon esthétique, nourrie du reste d’une série de victoires si éclatantes qu’il devait finir par oublier la fameuse définition de Clausewitz sur la subordination de la guerre à la politique.
Mais leur formation et expérience militaires – celle-ci incomparable – leur inspira un art de gouverner que l’on cherche le plus souvent en vain chez leurs successeurs. Sens du commandement, recherche de l’efficacité, réactivité, intelligence stratégique et tactique à la fois, conscience de l’importance des facteurs logistiques, toutes ces qualités sont indispensables au commandement militaire, dans un contexte où la moindre erreur peut coûter cher. La politique est moins exigeante : une réforme mal conçue pourra toujours être différée. Les situations d’urgence sont rares. Napoléon et de Gaulle ont transposé à la sphère du gouvernement ces traits proprement militaires, et peu d’époques dans notre histoire peuvent, de ce point de vue, être comparées aux années du Consulat ou à celles des débuts de la Ve République.
Démesure et mesure
Le général de Gaulle admirait Napoléon, mais il le jugeait sévèrement. S’il avait porté haut la gloire de la France, à ses yeux il l’avait bien mal servie. N’avait-il pas, finalement, perdu les conquêtes de la Révolution ? C’est que le héros manquait foncièrement de « mesure ». Il n’avait pas tout-à-fait, dira-t-il encore, « le sens de la France ». S’il laissa un héritage institutionnel considérable, il ne sut pas s’en contenter. Il lui fallait toujours plus d’exploits, monter toujours plus haut, aller toujours plus loin. La soif de gloire n’est pas vertu, mais hybris. Napoléon en convenait : « Je suis une parcelle de rocher lancée dans l’espace », confia-t-il un jour. Venant on ne sait d’où et courant à sa perte, sans racines, sans passé, traversant le ciel de l’histoire comme un météore, il est l’anti-de Gaulle. Comment imaginer personnage plus enraciné que celui-ci, plus lié à l’histoire et aux traditions françaises ? Ancêtres, catholicisme fervent, culte de l’armée et des grandes heures de l’histoire nationale lui composaient un surmoi auquel il ne pouvait imaginer se soustraire. Napoléon, lui, était libre, partout chez lui, autrement dit nulle part. De Gaulle se retira en 1946 comme en 1969, Napoléon revint en 1815, non dans l’intérêt de la France, mais pour donner un épilogue digne de son extraordinaire histoire.
Pour dissemblables que soient leurs destinées respectives, ils occupent dans l’histoire française une place qui ne leur est pas disputée. Leur solitude jusque dans la mort – Napoléon entendait bien reposer seul aux Invalides et de Gaulle retrouver les siens dans le petit cimetière de Colombey, loin de la fausse grandeur du Panthéon – en témoigne. Si le fondateur de l’éphémère Premier Empire a laissé aux Français le Code civil et une administration, et le fondateur de la Ve République les institutions politiques qu’ils cherchaient vainement depuis 1789, tous deux ont laissé un héritage immatériel plus important encore : un motif de fierté collective, un modèle d’efficacité politique, un exemple de courage, une illustration des pouvoirs de la volonté et, l’échec final de Napoléon aidant, une leçon philosophique sur la « mesure » indispensable au gouvernement des hommes.
Patrice Gueniffey
Directeur d’études à l’EHESS