Le système régissant les négociations commerciales actuel empêche une discussion fluide entre industriels et distributeurs, au détriment des consommateurs. Ces derniers ne bénéficient en effet que très tardivement des retournements à l’œuvre sur les marchés des matières premières, agricoles comme industrielles. Il ne permet pas plus la juste valorisation des achats aux producteurs en période inflationniste.
Un système de négociations commerciales unique au monde… et pour cause !
Qui peut encore imaginer que le prix du paquet de pâtes d’une grande marque était encore établi il y a peu selon des règles convenues parfois onze mois auparavant ? Personne dans le contexte inflationniste actuel, qui suppose à l’évidence des actualisations, des remises à niveau, des clauses de revoyure, imposées par le contexte. Au pire de la crise, certains devis dans le BTP n’étaient par exemple valables que quelques heures ! Loin de ces extrêmes, le prix ne devient toutefois logiquement valable que pour un intervalle de temps donné, y compris dans l’alimentaire, ce que la loi s’avère actuellement incapable d’appréhender.
La loi prévoit en effet actuellement qu’une convention écrite conclue entre le fournisseur et le distributeur pour un à trois ans mentionne les obligations réciproques auxquelles se sont engagées les parties à l’issue de la négociation commerciale, et soit établie au plus tard le 1er mars de chaque année. Cette date « butoir » du 1er mars s’inscrit dans un calendrier de négociation par ailleurs très contraignant, résultant des délais fixés notamment à l’article L. 441-4 du Code de commerce. Cette date sert entre autres de point de repère pour le fournisseur, qui doit communiquer ses conditions générales de vente au distributeur, au moins trois mois auparavant, soit avant le 1er décembre chaque année.
Cette date, fixée unilatéralement par le législateur il y a quinze ans, enferme donc per se la période de négociation à proprement parler. Le caractère annuel des négociations accentue les tensions, souvent dénoncées, quoique parfois caricaturées, lors de ces périodes aux enjeux décisifs pour toutes les parties en présence. Elle crée une situation de perpétuelle incertitude pour l’amont de la filière et les maillons intermédiaires et comprime la période où la discussion légitime sur les conditions de vente peut avoir lieu.
Surtout, en contraignant impérativement la conclusion d’un contrat au 1er mars, sous peine de fortes amendes à l’encontre des seuls distributeurs, tout récemment encore rehaussées, les parties cantonnent la négociation concernant les produits de grande consommation à quelques mois, ce qui ne permet pas de prendre en compte les fluctuations des coûts de production survenant en cours d’année.
Cette règle est d’autant plus absurde que, s’agissant des marques de distributeur, marques propres qui sont bien souvent fabriquées par les PME de nos territoires, la discussion se fait au fil de l’eau toute l’année, sans heurts particuliers. Il faut reconnaître que la chose est même plutôt paisible. Il y a des discussions parfois vives, mais globalement les violons s’accordent. Chacun est capable de se remettre autour de la table dès que nécessaire, en essayant de prendre en compte, avec le plus de raison possible, les intérêts de chacun.
Les carcans ont actuellement la vie douce
La conclusion de clauses d’indexation ou de renégociation normalement prévues dans les contrats, trop complexes et bien souvent inopérantes car absolument impossibles à écrire ou à équilibrer, ne permet pas d’inverser massivement cette tendance. Cette spécificité européenne, voire même mondiale, n’est pas adaptée à un contexte d’inflation, ni même à une régulation souple et logique des relations entre producteurs et commerçants, dont la discussion et la négociation sont des principes ancestraux de l’humanité, car tout à fait utiles et légitimes.
Le rapporteur de la Mission de suivi des conclusions de la commission d’enquête sur les relations et les pratiques de la grande distribution vis-à-vis de ses fournisseurs a déjà eu l’occasion en 2018 de recommander la suppression de la date « butoir » du 1er mars, en mettant fin au caractère annuel des négociations pour favoriser des contrats pluriannuels, qui pourraient à terme devenir la norme, et tripartites, lorsque cela est possible.
Une première idée pourrait donc être tout bonnement de supprimer cette date butoir. Elle s’inscrit dans une pratique, longue de plusieurs mois, à la suite du conflit russo-ukrainien, pendant laquelle les discussions commerciales, à la demande du Gouvernement, ont été permanentes et permises toute l’année, sans tenir compte de la date butoir fixée au 1er mars. C’est ainsi que plusieurs hausses de prix ont pu être passées successivement, afin de s’adapter au contexte haussier.
Cette pratique n’a certes plus guère d’actualité en 2023, puisque les industriels refusent très majoritairement de revenir à la table des négociations, la loi renvoyant au 1er mars de l’année prochaine. Mais alors que, sous l’impulsion du Gouvernement à la demande de toute la chaîne, en dehors de toute contrainte légale, les hausses ont parfois pris l’ascenseur plusieurs fois l’année dernière, les baisses devraient, elles, prendre l’escalier cette année, et ce alors même que de nombreux cours sont orientés très significativement à la baisse. Les tensions sur les marchés agricoles se sont estompées grâce à de bonnes récoltes. Le blé, après avoir dépassé les 400 euros la tonne, est revenu sous les 220 euros. Le gaz naturel, qui avait atteint 340 euros le mégawattheure en août 2022, est autour de 29 euros à la mi-année.
Malgré tous les efforts et toutes les incitations du Gouvernement, la loi est du côté du plus fort, à savoir ceux dont toutes les études montrent qu’ils sont en train de reconstituer leurs marges et qui n’ont aucune obligation à les entamer un tant soit peu.
Il faut saluer les quelques industriels, raisonnables, qui prennent en compte la baisse des volumes entraînée par les choix, nécessairement contraints en cette période, des consommateurs, et qui proposent de rouvrir les discussions sur leurs prix. Ils prouvent que la négociation ne prend son sens qu’au cours de la relation d’affaires, et non à une seule date.
De nécessaires garde-fous, pour notre
souveraineté
Toutefois, le principe de « négociation au fil de l’eau » ne doit pas être une opportunité pour certains acteurs, de la distribution comme de l’industrie, d’initier un rapport de force permanent et démesuré, au détriment notamment des plus petits agents économiques. Le principe de la date butoir peut en effet servir dans certains cas de rempart à une discussion perpétuelle et éreintante menée à leur détriment. C’est pour cette raison que cette idée doit être accompagnée d’un seuil, qui permet de cibler les grands acteurs de la distribution et de l’industrie agro-alimentaire et non-alimentaire, qui disposent de structures et de ressources plus à même d’enregistrer une éventuelle hausse du volume de négociation (à la hausse comme à la baisse) à mener à l’avenir. Si certains articles du Code de commerce pourraient déjà protéger les parties les plus faibles, la mention explicite d’un seuil permettrait de façon certaine d’exclure les TPE et les PME.
Le décret n°2008-1354 du 18 décembre 2008 prévoit la catégorisation usuelle des entreprises pour les besoins de l’analyse statistique et économique. Toutefois, s’esquisse à l’intérieur de ces seuils statistiques, une première distinction entre les ETI dont les effectifs sont supérieurs à 500 salariés et celles dont l’effectif est inférieur à cette borne (Étude BPI France « ETI 2020, trajectoires de croissance »). Selon la Direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services (DGCIS), les ETI sont à 64 % dotées d’un effectif inférieur à 500 salariés. Afin de préserver la majorité du tissu agro-alimentaire français d’une nouvelle norme, l’initiative pourrait ne concerner que les entreprises de plus de 500 salariés, à la condition qu’elles réalisent plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires par exemple.
Par ailleurs, la sanctuarisation de la matière première agricole prévaut bien heureusement selon les dispositions des lois Egalim successives, et il n’est donc pas question qu’une éventuelle baisse de prix se fasse au détriment du producteur agricole, dont le revenu doit être absolument préservé.
Sur des produits comme le lait, le porc ou le bœuf notamment, la discussion n’est pas nécessairement légitime. Il en va de notre souveraineté alimentaire.
Plus d’un agriculteur sur deux pourrait partir à la retraite d’ici moins de dix ans, laissant planer le risque d’un recours accru aux produits étrangers, aux normes différentes des nôtres, à un moment où déjà près d’une tomate sur deux et plus d’une volaille sur deux sont étrangères. Contrairement aux idées reçues, elles sont importées bien souvent dans la restauration hors domicile y compris commune, et pas forcément dans les magasins ou dans la vente de détail.
Les entreprises agro-alimentaires ont bien sûr tout leur rôle à jouer. Prenons l’exemple des petits cultivateurs de produits de niche, confrontés à des coûts de production plus élevés. Ils se retrouvent coincés dans une situation où ils doivent vendre à des prix inférieurs à leur valeur réelle pour rester compétitifs sur le marché. Vendre du lait bio au prix du lait conventionnel est une dramatique hérésie. Cette situation pousse à la limite de la viabilité économique, menaçant in fine ainsi la diversité de notre approvisionnement alimentaire.
Les pratiques d’approvisionnement et de négociation pour garantir des contrats équitables et stables aux producteurs doivent être revues.
Un exemple inspirant est celui de certaines coopératives agricoles qui adoptent des modèles basés sur des contrats à long terme avec des prix garantis. Cela permet aux producteurs de planifier leur production, d’investir dans des pratiques durables et de bénéficier d’une stabilité financière. C’est aussi le modèle des contrats tripartites que nous défendons. Dans ce domaine, c’est la transparence qui prime.
De plus, la valorisation équitable des producteurs passe par la reconnaissance de leur expertise et de leurs pratiques durables.
Les consommateurs doivent être encouragés à choisir des produits issus d’une agriculture respectueuse de l’environnement. La pédagogie sur ces sujets doit être renforcée, dès le plus jeune âge.
La plupart des enfants d’aujourd’hui ne reconnaissent pas une aubergine ou un navet, et certaines Banques alimentaires rechignent à accepter des choux-fleurs par exemple, car leurs bénéficiaires les délaissent, ne sachant pas les cuisiner. Tenter de recréer ce lien perdu avec notre alimentation et ceux qui la produisent est le cœur de la démarche des Journées Nationales de l’Agriculture, qui se tiennent chaque année en juin. Ces « Journées du Patrimoine » agricole permettent très concrètement d’ouvrir les portes des lieux de production agricole français, pour recréer ce lien si important avec ceux qui nous nourrissent.
En réalité, au-delà de ces discussions techniques et presque philosophiques sur la place que nous accordons à l’alimentation, il semble que nous soyons plus que jamais à un tournant de société. En effet, plusieurs changements se cumulent. Économiques tout d’abord, puisque tout pousse à croire que l’inflation sera durable, avec notamment une transition à financer. Les taux d’intérêt sont aussi durablement plus élevés et changent l’équilibre des projets. Même si les prix alimentaires devraient se stabiliser à l’été, même si certains prix pourraient baisser à l’automne, nous ne reviendrons pas aux prix d’avant la guerre et une inflation subsistera.
Nous assistons en fait à la fin d’une certaine mondialisation à pas cher.
Autrement dit : les produits à bas prix venant d’Asie connus depuis des années, c’est fini. Certes, certaines enseignes très spécialisées dans cet approvisionnement et dont l’empreinte environnementale est d’ailleurs dramatique, ont le vent en poupe. Mais pour combien de temps encore ? L’énergie à prix bas est également une histoire ancienne, en raison des derniers bouleversements géopolitiques. Or, force est de constater que malgré les efforts, la chaîne agro-alimentaire reste très énergivore. Dans ce contexte, pour la première fois depuis les années 60, la consommation alimentaire, restauration comprise, a reculé de 4,6 % en 2022 selon l’Insee. Cela témoigne du changement de regard des Français sur leur alimentation. Ce rapport différent est aussi la conséquence d’une volonté d’une part grandissante des Français de mieux respecter la planète. Concrètement, les produits d’occasion décollent, le flexitarisme monte en puissance, les produits locaux et régionaux sont devenus le premier label d’achat depuis la crise de la Covid-19. Pour nous les commerçants, l’approvisionnement est devenu un vrai sujet : certaines matières viennent à manquer, la production agricole française est à la baisse depuis plusieurs années pour des raisons multiples, notamment climatiques.
L’approvisionnement sans rupture n’est plus une évidence comme avant.
Bref, nous avons tous les ingrédients d’une transformation en profondeur, de nature à générer un cycle, que nous devons croire riche en remises en cause salvatrices et en opportunités, sous réserve d’avoir le courage de changer tout ce qui n’a plus lieu d’être, et notamment les méthodes inadaptées.
Dominique Schelcher
Président-Directeur général de Système U
Auteur du Bonheur est dans le près, Éditions de l’Archipel