Pourquoi faut-il que Nuit Debout soit identifié à un ralliement de la jeunesse tant par le gouvernement, que par certains commentateurs et même par quelques sociologues ? N’est-ce pas à la fois fallacieux et réducteur de qualifier le mouvement d’élan générationnel ?
Pas seulement parce que Nuit Debout n’incarne pas « toute » la jeunesse comme de nombreux observateurs le rappellent. Ou comme les initiateurs eux-mêmes le signifient en souhaitant que le mouvement ne se limite pas à un regroupement parisien et de centre villes : parce que s’il s’agissait de « la jeunesse », c’est à la sortie des lycées et des universités de France que les participants seraient assis.
Sigler le mouvement d’une substantivation générationnelle est une erreur parce que la jeunesse est une classe d’âge statistique qui englobe — seulement — les mineurs et les majeurs… de moins de 25 ans. Dire que Nuit Debout est un mouvement de jeunesse est donc fallacieux tout simplement parce ce qu’il n’y a pas que des jeunes Place de la République, ou ailleurs en France. La moyenne d’âge est bien au-dessus de 20 ans. Plus proche de 35–40 ans. Il suffit de se rendre in situ, en continu, pas seulement à 18h ou à 3h du matin, mais avant ou après le dîner et le week end, aux heures où ceux qui ont des emplois classiques, et une famille, ont alors un créneau pour être présents, suivre et participer. Et alors on voit toutes les gammes générationnelles. Pour cette raison, faire de Nuit Debout une histoire de générations, c’est détourner le sens même du mouvement.
Nuit Debout est réduite à une génération parce qu’aujourd’hui pour beaucoup, c’est plus simple d’employer une grille normative. Seulement c’est à l’aune d’autres expériences, pas seulement celles venues d’ailleurs, mais celles qui existent déjà en France même, qu’il faut comprendre Nuit Debout. Il faut en effet saisir que le mouvement est beaucoup plus vaste que les personnes assises sur les places, réunies pour trouver les moyens de réagir face au dévoiement démocratique qui s’est ancré comme un habitus au cœur d’une caste aux dérives socio-économiques et culturelles qui retiennent les changements nécessaires derrière les murailles d’un autre âge.
Associer Nuit Debout à la jeunesse, c’est nier que ce mouvement est la partie immergée d’un iceberg qu’il faut replacer dans l’océan des contingences qui, depuis plus d’un an, ont toutes atteint leurs paroxysmes, distinctement, mais de concert.
Par les hasards des calendriers et des événements, il n’y a pas un sujet de société qui n’ait été exacerbé ces 15 derniers mois, créant un effet de loupe sur les contradictions et les travers de nos gouvernants et des systèmes de fonctionnement de la société. Comme si les scènes et les actes s’agençaient pour donner le thème général, « the big picture », cristallisant les dérives et les conséquences en une sorte de clou, de grand final où tous les rebondissements s’enchevêtrent.
Attentats. EI. Syrie. Pétrole et gaz aux sources des conflits à l’heure où la COP21 se réunit et rappelle l’urgence climatique. Etat d’urgence. Déchéance de nationalité. Religions et laïcité. Conditions d’accueil des migrants. Enjeux écologiques à travers les polémiques de pesticides. Crise du monde agricole. Scandale Volkswagen. Absence des députés lors de votes clefs à l’Assemblée. Indemnités parlementaires illégales. Loi El Khomri. Taux de chômage. Intermittents. Uber et les taxis. Absentéisme électoral et vote FN aux régionales. Panama Papers (…) Et ces actualités se greffent à des sujets de fond : un système éducatif à bout de souffle, tandis que les nouvelles technologies accélèrent transformations et changements accentuant les décalages entre les Anciens et les Modernes.
Tous ces sujets concernent chacun et tous, parfois dans le plus intime de chaque quotidien. Et cet encastrement se produit au moment même où a sonné 2016, année de course à la présidentielle. S’il manquait un contexte ou un décor, le voilà qui donne alors une perspective toute particulière, une mise en abyme du panorama auquel chacun est confronté. Avec des partis classiques qui ont commencé leurs guerres picrocholines et 35 candidats plus ou moins déclarés à date. Dont 2 candidats citoyens à venir, un via un processus civictech de désignation (LaPrimaire.org), l’autre via une primaire citoyenne (La Primaire des Français). Un casting jamais vu. Déjà épuisant avant l’entrée en scène de tous.
Le fil rouge, pour les participants, est simple. Tout est lié.
Place de la République et ailleurs, Nuit Debout, ce sont tous ces sujets qui sont discutés, débattus, critiqués. Et il faut envisager comment faire émerger des solutions. Là est le vrai sujet, le moteur, le catalyseur du mouvement. Envisager des solutions.
Comment prendre part « au cours des choses », comment faire bouger les lignes dans le miasme ambiant et la cacophonie qui s’annonce. Comment dans les batailles d’ego et les luttes de pouvoir de la majorité des candidats politiciens, rappeler que les enjeux du vivre ensemble et de la société de demain se jouent dans une autre réalité que la personnification et les discours bonimenteurs ?
Nuit Debout n’est donc pas un mouvement de jeunesse. Nuit Debout est un mouvement politique.
Pour autant, parce qu’il ne se réduit pas à une manifestation classique, parce qu’il ne se réduit pas à un mouvement générationnel ou à des alliances partisanes, parce qu’il ne s’oppose pas frontalement au gouvernement — mais à bien plus -, et parce qu’il regroupe un kaléidoscope de sujets, de profils, de collectifs et d’associations, Nuit Debout dit autre chose. Même si tous les Français ne se reconnaissent pas en Nuit Debout, même si des jeunes s’élèvent pour dire « ce mouvement ce n’est pas nous », même si certains ni voient qu’un épiphénomène, le mouvement est assez étendu, dure depuis assez longtemps et regroupe assez de personnes pour qu’il raconte beaucoup plus que ce qu’on lui laisse dire.
Nuit Debout est un miroir de ce qu’une large partie de la société française dit d’elle-même et espère pour tous, car il est bien question de la convergence de mouvements distincts qui ont émergé ces dernières années, ou plus récemment, et qui portent les mêmes germes : la politique telle qu’elle est incarnée aujourd’hui n’est plus celle que veulent les Français. Le temps est aux alternatives. Aux solutions concrètes. Réalistes. Ou pas. Sincères et transparentes, surtout. L’essentiel est d’avoir des idées. Des aspirations. Et pourquoi pas, des rêves. Et d’essayer en développant de nouveaux circuits, de nouveaux processus, de nouveaux outils. Pour en finir avec les inacceptables. Et si certains estiment que c’est un leurre de pouvoir mettre fin à l’inacceptable, c’est moins cette supposée fin qu’ils devraient commenter mais observer et comprendre les moyens qui se déploient, les actions qui existent déjà, comme la volonté de placer à grande échelle ce que déjà beaucoup mettent en œuvre à plus petit échelon.
Nuit Debout incarne cette conscience partagée, diffusée, amplifiée, que l’inacceptable en politique doit être jugulé et, mieux, empêché à travers de nouveaux champs des possibles. Là sont les solutions pour contrer les réactions mortifères des extrêmes nationalistes, et l’abandon absentéiste. Sortir les citoyens de la masse silencieuse pour devenir acteurs de la démocratie et du vivre ensemble.
Nuit debout, aussi disparate soient parfois les propositions ou les thèmes, c’est donc le mouvement politique des solutions portées par chaque citoyen, qui ensemble feront plus et mieux. Mais surtout agiront.
Plutôt que la Résistance, c’est se poser en amont sous l’angle des Dynamiques de propositions. Des tentatives. Des essais. Et pour que chacun puisse « faire sa part» à sa façon, il faut inventer, innover, renouer les liens, s’engager dans des actions porteuses d’autrement. Nuit Debout dit cela. Et par là-même change le paradigme des espaces de débats, des lignes d’actions et des solutions.
C’est à ce dernier point que les observateurs devraient porter toute leur attention. À infantiliser le mouvement en le limitant à une nomenclature générationnelle ou de politique illusoire, c’est ne pas voir que derrière Nuit Debout, et dans ses fondations, il y a déjà des réalités tangibles qui dépassent les places occupées.
Si Saillans est le premier village qui a constitué une gouvernance participative que d’autres souhaitent suivre,
Si Albi est la première ville qui a pour objectif de constituer son autosuffisance alimentaire en prônant circuits courts et bio,
Si Strasbourg a vu le premier candidat tiré au sort parmi des citoyens pour se lancer dans la campagne aux législatives partielles avec #MaVoix,
Si plus de 20 communes développent leur monnaie locale en France et plus encore l’envisagent,
Si plus de 350 écoles et 1500 collèges proposent un enseignement alternatif à l’éducation nationale,
Si Démocratie Ouverte a réuni récemment plus de 30 associations et startups de civic tech et qu’un hackaton se déroulait au Numa ce week end pour de nouveaux projets d’outils, tandis que Synergie Démocratique dénombre plus de 200 collectifs et associations engagés dans de nouvelles formes de vivre ensemble et de démocratie participative,
Si le documentaire Demain a attiré près d’1 million de spectateurs en France,
Ce sont bien plus de citoyens que les seuls participants à Nuit Debout qui sont concernés par des évolutions qui contournent le système, pour le réinvestir autrement, avec d’autres façons de participer et de gérer la Res Publica.
Ce n’est donc pas de la jeunesse qu’il s’agit à Nuit Debout. Ni d’une bande d’huluberlus néo-hippie ou proto-trotskiste. En se réappropriant la chose publique, en se donnant les moyens de regénérer les arts de faire, de réimpliquer, et de proposer des solutions, c’est d’engagement citoyen dont il est question. Et s’il n’y pas de résultats immédiats, à grande échelle, ce sont de nouvelles prises de conscience, d’espace de parole et de création, d’ampoules qui se rallument, de postures qui changent et de critères de jugement politique qui s’ancrent. Pour agir au plus près. Aux côtés de ceux qui déjà essaient.
En ce sens, si le documentaire de Cyril Dion, Demain, a été diffusé dimanche dernier à République, c’est bien parce qu’il s’inscrit dans la même veine : il existe des solutions pour une société viable et soutenable par et pour tous, et il revient à chacun de jouer son rôle. Cyril Dion a 37 ans. François Ruffin, rédacteur en chef de Fakir, journal à l’initiative du mouvement, et réalisateur du film Merci patron, a 40 ans. Eux-mêmes, comme beaucoup au sein de leurs cercles générationnels ne sont ni des Y, ni des Z, et n’entrent pas dans les enveloppes budgétaires du Premier Ministre « pour que la société s’occupe de la jeunesse ».
C’est donc une lame de fond. Une dynamique au long cours. Et c’est parce que tous ceux qui se retrouvent à Nuit Debout croient encore au lien social, au besoin de faire société autour d’engagements partagés qu’il est fondamental d’entendre ce qui s’y dit.
Déconsidérer la volonté d’unité et la convergence des sujets, c’est ne pas voir que face à la déliquescence du lien social et des solutions étatiques, face à la décrédibilisation de l’homo politicus des partis traditionnels, il y a une atomisation grandissante qui s’ajoute à la montée des extrêmes. L’enjeu est bien de relier et de co-construire. Ensemble. C’est ce qu’incarne Nuit Debout. Pour toutes les générations. Et c’est ce dont les politiques devraient se saisir urgemment. Sans récupérer. Juste en commençant par faire leur ménage de printemps et, pour un très grand nombre, en descendant du piédestal où ils se sont statufiés. Pour d’autres, en tirant leur révérence. Pour tous, en intégrant que le collaboratif, la co-création, le participatif ne sont pas des concepts. Ce sont des postures et des pratiques. Question d’époque et non de classes d’âges.
Caroline Hodak
Docteur Histoire et Sciences sociales, expert en communication
Crédit Photo ©Sandrine Roudaut, 2016