En mars 2020, alors que nous plongions dans l’abîme « confinatoire » du Covid-19, nous avons lancé notre « Journal des futurs », comme aurait pu le faire l’équipage d’un petit navire entrant en zone inconnue avec une bouteille à la mer.
Trois ans et quelques mois plus tard, voilà venu le 100° numéro de ce journal de bord synopien. Et depuis, que d’eau a coulé sous le pont de nos vies ! Le romancier que je suis toujours sait bien que la réalité dépasse la plupart du temps la fiction. Mais à ce point-là, c’est fascinant, et si je n’étais qu’observateur, ce serait un régal devant ce festival de bouleversements, de ruptures en tous genres, de retournements d’alliances internationales, d’émergences de nouvelles menaces, de grand-guignol politique (notre Président en vient même à s’occuper des pompes à chaleur et la Première ministre des punaises de lits…), d’incohérences stratégiques du « Vieux monde », de confusion générale, en particulier entre la fin et les moyens de notre projet de société (quel projet d’ailleurs ?), de remise en cause du multilatéralisme, etc.
Mais je ne suis pas au théâtre, et ce qui se joue sous nos yeux nous touche et nous affecte directement. Dans nos vies, dans nos activités professionnelles, dans nos relations à l’autre, dans notre santé, et sur notre moral.
Car les conséquences de ce festival politique et géopolitique sont lourdes et placent un nombre croissant de Terriens en position de grande précarité ou les exposent aux affres du réchauffement climatique, des conflits qui se multiplient (Ukraine, Haut-Karabakh, chambardements en Afrique, etc.) ou des migrations du désespoir.
Beaucoup survivent comme ils le peuvent, y compris chez nous, pays moderne et développé.
Mais ils sont aussi très nombreux à en payer le prix fort, comme par exemple les 28 000 migrants morts en Méditerranée depuis 10 ans.
Il y a bien sûr de nombreuses façons d’appréhender la réalité, et conserver une posture optimiste reste indispensable, mais cela ne doit pas empêcher de rester lucide.
Car enfin, même si nous faisons confiance à la jeunesse pour relever les nombreux défis à venir, même si les innovations scientifiques règleront bien des équations complexes d’un développement humain trop rapide, et même si notre foi dans l’avenir doit rester inébranlable, les tendances ne sont structurellement pas bonnes, et ça ne va pas en s’améliorant, en particulier pour notre « vieux monde ».
C’est pourquoi le crédo que nous servent les dirigeants politiques nationaux sur l’air de « tout va très bien, Madame la marquise » me paraît inconséquent, et je me permets de livrer ici quelques indicateurs de ce qui me paraît vraiment très préoccupant.
La « fracture sociale » si chère à Jacques Chirac, thème qui avait favorisé son élection en 1995, s’est transformée en de multiples déchirures et ruptures dont personne ne sait comment juguler les effets d’accentuation sur « l’archipel français ».
Près d’un Français sur cinq vit à découvert. Pour eux, la question du pouvoir d’achat se pose en termes de reste à vivre. Le nombre de Français vivant sous le seuil de pauvreté voisine les 10 millions.
Curieusement, on nous annonce une inflation jugulée à moins de 5 %, mais chacun voit bien dans sa vie de tous les jours qu’il n’en est rien, et que les prix de ce qui est essentiel ont plutôt grimpé de 10 voire 20 %, parfois davantage. Il suffit de faire son marché pour le constater.
De façon paradoxale, mais pas tant que ça, les marchés financiers atteignent des sommets (le CAC 40 et le Dow Jones ont progressé de 30 % en 5 ans). Les bénéfices des grandes entreprises ne cessent de progresser. Les sociétés du CAC 40 ont totalisé 150 milliards de profit en 2022 (contre 80 milliards en 1999), et 2023 se poursuit sur la même tendance. L’argent de ces profits pharamineux, en dernier ressort, sort bien de la poche du consommateur.
Dans le même temps, comme par effet de vase communiquant, l’État français a pulvérisé la barre des 3 000 milliards d’euros d’endettement, et comme le moteur de la dépense publique consomme bien plus qu’il ne le devrait, l’État va devoir emprunter sur les marchés l’an prochain près de 300 milliards d’euros, à des taux qui vont encore aggraver nos déficits. Du jamais vu pour notre pays. L’impression générale est que nous sommes assis sur un tas de grosses bulles, et qu’il ne suffit pas de grand-chose pour que l’une d’entre elle explose, risquant de provoquer, par effet domino, une inimaginable série de fâcheuses conséquences.
Le Gouvernement fait des baisses d’impôts sont mantra, et clame que l’on en paye moins grâce à lui. Et pourtant, le taux de prélèvements obligatoires s’établit à 45,4 % du produit intérieur brut (PIB) en 2022 contre 44,3 % en 2021. Quant à la dépense publique, elle dépasse désormais les 57 % du PIB. Un record sous la V° ! Jamais la redistribution n’a atteint un tel seuil, et pourtant, au sein de l’appareil public, il manque de l’argent partout.
Comme les mots ont un sens, les taxes, qui ne sont pas des impôts nous explique-t-on, augmentent bel et bien, il suffit de se plonger dans la loi de finances 2024 pour s’en convaincre.
De même que la taxe foncière qui s’envole, et dont le Gouvernement, alors qu’il a supprimé les instruments de la fiscalité locale (taxe d’habitation), s’exonère de toute forme de responsabilité.
À cela vient s’ajouter l’incroyable séquence de ce projet de loi qui devait permettre aux distributeurs de vendre le carburant à perte. Même si, désormais, il s’agit de vendre à prix coûtant, cela n’a aucun sens, et révèle une curieuse conception de l’économie. Aucune entreprise ne peut durablement et sérieusement travailler en perdant de l’argent ou en ne dégageant aucune marge. D’autant que le gouvernement va devoir compenser les pertes des entreprises dont le modèle économique ne permet pas de se rattraper sur d’autres produits. Comment interpréter cela autrement que comme un signal de panique certaine d’un Gouvernement qui, après le « quoi qu’il en coûte », basculerait « dans le sauve-qui-peut » ?
Dernier événement qui montre bien que, décidément, rien ne va plus, la France vient de fermer une troisième ambassade en Afrique francophone en moins de 2 ans.
Quant au débat public, d’année en année, nous ne pouvons que constater la constante et affligeante dégradation de sa qualité.
Entre « le bruit et la fureur » théorisés et appliqués par les uns et qui font les choux gras des médias, le déni de réalité collectif, les débats politiques fréquemment hors-sol ou hystérisés et outranciers, la fabrication des psychoses, l’incessante mobilisation politique dans l’urgence sur fond de pseudo-empathie avec les Français, les éléments de langage qui transforment les souris en montagnes, le clientélisme déraisonnable des formations politiques et la démagogie qui accentuent les antagonismes et font voler en éclats nos points de repères, l’incroyable enchaînement des sujets traités et portés par l’exécutif ou encore la bien-pensance et le politiquement correct qui, souvent, entravent ou stérilisent la liberté d’expression, empêchent de porter les bons diagnostics et de bien nommer ce qui doit l’être, il devient de plus en plus difficile, pour ne pas dire impossible, de mener de vrais débats de fond, de faire œuvre de pédagogie, de rassembler les Français et de faire émerger un dessein commun.
Mais réjouissons-nous, notre « monarque républicain et sa cour » (il a vraiment fallu que tout change en 1789 pour que rien ne change en 2023…) ont reçu en grande pompe le couple royal britannique et se sont offert un somptueux banquet versaillais qui ne choque même plus tellement il est en décalage par rapport à ce que vivent une grande majorité de Français.
Par chance, nos compatriotes font preuve d’une étonnante capacité de résilience, ils subissent et la résignation semble l’emporter. Personne ne descend dans la rue pour dire « maintenant, ça suffit ! ». Cela pourra-t-il durer ? Entre les interdictions et les contrôles qui se multiplient (zone de circulation à faible émission, location des logements dits « passoires thermiques », etc.), l’inflation réelle, le prix de la transition écologique, les énergies qui flambent tout comme les taux d’intérêt, le pouvoir d’achat qui ne cesse d’être mis sous pression, des impôts et des taxes qui ne pourront pas aller en diminuant, des prestations sociales dont on annonce qu’elles seront réduites, la fin du moteur thermique des véhicules qui signe la fin d’un mode de vie et constitue notre seul horizon politique tangible (2035), la disparition de l’insouciance, il serait en effet prudent de s’interroger sur la soutenabilité de cette « transition » lourde à marche subie.
Par chance là encore, les Français sont aussi très nombreux à s’engager au nom de la fraternité et de la solidarité, partout sur le territoire, dans nos quartiers, dans les associations, afin de préserver avec courage et détermination, la cohésion sociale.
De leur côté, nos entreprises encaissent les chocs de tous les changements qu’on leur fait subir à grande vitesse, des crises, de la transition écologique, de l’inflation, d’une économie administrée qui ne dit son nom, et des obligations multiples qui ne cessent d’augmenter, de cette complexité absurde qui fait des moyens la seule finalité à atteindre. Il faudra peut-être un jour parler de l’impact de ce fardeau administratif et réglementaire sur le prix final payé par le consommateur. Il est très loin d’être négligeable !
Pour l’instant, les entreprises résistent, même si, sur certains secteurs, en particulier dans l’immobilier et le bâtiment, la situation devient très préoccupante.
S’il est vrai que la situation est souvent très différente, entre les grandes, les moyennes et les petites entreprises, notamment pour s’adapter en permanence aux nouvelles contraintes, il est également vrai que les entreprises françaises, pour la plupart, font de leur mieux pour relever les défis de notre temps, qu’ils soient de nature sociale, sociétale ou environnementale. Il faut s’en réjouir, le reconnaître et l’encourager.
Enfin, la société civile, partenaires sociaux en tête, prennent eux aussi leurs responsabilités, mais force est de constater que les dernières années n’ont pas fait la part belle à la démocratie sociale, ni à l’esprit d’équilibre et de concertation que prévoient nos Institutions et nombre de dispositions comme par exemple la loi Larcher « de modernisation du dialogue social ».
Ce tableau, bien sûr partiel et subjectif, constitue le cadre au sein duquel, avec Synopia, nous cherchons à remplir nos missions au service de l’intérêt général, avec plusieurs finalités :
• Être une force de proposition pour améliorer notre modèle de société et la vie de nos concitoyens.
• Aider à concilier transitions et cohésion.
Avec nos membres et nos partenaires, nous continuerons à imaginer des systèmes de gouvernance et des modèles de mise en œuvre qui permettront de répondre de façon suffisamment efficace, juste et adaptée aux grands défis auxquels notre société, nos entreprises et nos concitoyens sont confrontés, qu’ils soient politiques, économiques, technologiques, sociaux, géopolitiques ou encore climatiques.
Le retour des « jours heureux » n’est sans doute pas pour demain, mais l’horizon d’une prospérité à inventer tous ensemble (citoyens, entreprises, société civile, collectivités territoriales, fonction publique, monde académique et de la recherche, élus) pour qu’elle profite à tous et qu’elle fasse vivre sans restriction aucune notre devise nationale – liberté, égalité, fraternité – doit sans cesse nous servir de boussole et de source de motivation. Ne lâchons rien.
Alexandre Malafaye
Président de Synopia