Dans son dernier ouvrage Le pouvoir de la destruction créatrice (Odile Jacob, 2020) co-écrit avec Céline Antonin et Simon Bunel, Philippe Aghion invite le lecteur à repenser l’histoire et les énigmes de la croissance à travers le prisme de la destruction créatrice et à remettre en cause nombre d’idées reçues. La Revue Politique et Parlementaire a rencontré l’économiste et professeur au Collège de France.
Revue Politique et Parlementaire – Quel serait selon vous le ou les moteurs de l’économie de demain ?
Philippe Aghion – La croissance ce n’est pas uniquement un PIB, c’est également une qualité de vie qui peut s’améliorer de manière compatible avec l’environnement et qui soit inclusive. Tout en rendant hommage à l’élégance du modèle de Robert Solow, il fallait un autre paradigme pour penser les ressorts de la prospérité, et c’est pourquoi avec Peter Howitt nous avons développé le paradigme schumpetérien : un modèle de croissance avec innovation cumulative telle que chaque innovateur bâtit sur les épaules des géants qui l’ont précédé, où l’innovation est le fait d’entrepreneurs qui cherchent à obtenir des rentes d’innovation, et où chaque nouvelle innovation rend les innovations et technologies précédentes obsolètes. Je pense que l’innovation est un bon moteur car sans elle, il n’y a pas de prospérité, ni de croissance verte possible.
L’innovation est une condition nécessaire mais elle n’est pas suffisante et il faut la diriger car, livrés à eux-mêmes, les innovateurs d’hier sont toujours tentés d’utiliser leurs rentes pour empêcher l’arrivée sur le marché de nouvelles innovations afin de préserver leurs intérêts acquis.
Nous voyons aujourd’hui les GAFAM racheter de petites startups et en décourager d’autres. C’est le même effet négatif que le rôle joué par les conglomérats en Corée ou au Japon. Réguler le capitalisme, c’est d’abord gérer cette contradiction : il faut des rentes d’innovation pour motiver l’innovation, mais en même temps s’assurer qu’elles ne seront pas utilisées pour empêcher de nouvelles innovations.
RPP – Croyez-vous vraiment à la stagnation séculaire ?
Philippe Aghion – Je crois au fait qu’elle n’est pas une fatalité. Il y a effectivement une baisse de la croissance aux États-Unis liée à l’inadaptation des politiques de concurrence à l’ère du digital. Les entreprises, en particulier les GAFAM, qui ont pu se développer à la faveur de la révolution des TIC, sont devenues tentaculaires grâce a des fusions et acquisitions sans limite, et cela a fini par inhiber l’innovation des autres entreprises. En réformant la politique de concurrence, il est possible d’inverser la tendance et de faire repartir la croissance. C’est ce que tente de faire Joe Biden aux États-Unis. Sans omettre qu’il existe un débat relatif à la qualité de la mesure de la croissance de la productivité.
RPP – Qualifieriez-vous certaines entreprises de prédatrices ?
Philippe Aghion – Sans les entreprises, il n’y a pas de croissance, de prospérité et d’innovation verte. Mais deux problèmes peuvent se poser si elles sont livrées à elles-mêmes. Le premier, je l’ai évoqué plus haut, c’est qu’elles peuvent décourager les nouvelles innovations. L’intervention de l’État et de la société civile (consommateurs, associations) est alors importante car elle permet d’inciter à l’innovation tout en empêchant les acteurs d’hier d’utiliser leurs rentes de situation pour barrer la route à de nouveaux venus. Le second problème c’est qu’elles ont le pouvoir d’empêcher les gouvernements de faire voter certaines réformes. Nous en avons un exemple avec les conglomérats en Corée qui font barrage à des réformes qui rendraient l’économie coréenne plus compétitive. En période de croissance de rattrapage, de grosses entreprises (comme les chaebols en Corée) se développent mais essayent ensuite de bloquer non seulement l’entrée de nouvelles entreprises mais également des législations qui rendraient l’économie plus compétitive et donc plus innovante « à la frontière technologique ». Et alors se produit un ralentissement de la croissance, c’est le syndrome de la middle income trap. Le Japon, qui est une économie avancée, est sujet au même syndrome.
RPP – Mais le Japon face à cette situation de marchés contestables n’a-t-il pas plus de forces d’innovation à l’interne que l’Europe ?
Philippe Aghion – Oui, mais depuis la fin des années 80, début des années 90 il y a un ralentissement et ils sont donc confrontés à ce défi.
RPP – Est-ce durable ?
Philippe Aghion – La population japonaise est très vieillissante. Or, ce sont les jeunes qui innovent. Mais ce n’est pas une fatalité car le Japon pourrait décider d’ouvrir son économie et de mettre en œuvre une politique d’immigration plus audacieuse.
Un autre grand problème se pose : les entreprises lorsqu’elles ont innové par le passé dans des technologies polluantes tendent spontanément à continuer d’innover dans ces mêmes technologies. C’est ce que nous appelons la dépendance au sentier. Cette notion implique que livrées à elles-mêmes, les entreprises qui ont acquis une expertise en matière de moteurs à combustion ne vont pas spontanément choisir de se réorienter vers les véhicules électriques.
La destruction créatrice aide dans ce cas là puisque les nouvelles entreprises ne sont pas confrontées à cette dépendance.
Par ailleurs, l’État et la société civile ont un rôle important à jouer pour rediriger le changement technique des entreprises vers des technologies vertes grâce à la taxation carbone et en mettant également en œuvre une politique industrielle verte intelligente. Le consommateur peut aussi encourager les entreprises à produire et innover « propre » grâce au « name and shame », et cela surtout dans une économie plus concurrentielle ou l’entreprise non vertueuse risque de se faire détrôner par une entreprise concurrente plus vertueuse.
RPP – Comme l’indique l’une de mes récentes tribunes dans Les Échos, nous allons vers un retournement conjoncturel assez sévère. De 6,75 % en 2021, la croissance du PIB est évaluée à 3,6 % par la Banque de France en 2022 et surtout elle chute à 1,9 % (source BdF) voire 0,7 % pour Rexecode en 2023. Qu’en pensez-vous ?
Philippe Aghion – C’est parce que nous avons un problème de croissance potentielle.
RPP – Pouvez-vous développer cela ?
Philippe Aghion – Notre croissance potentielle est insuffisante parce que notre écosystème d’innovation est inadéquat, depuis la recherche fondamentale jusqu’à l’innovation plus appliquée, et que par ailleurs notre système éducatif devient de moins en moins performant. Les Allemands sont meilleurs que nous dans toutes ces dimensions.
RPP – Pensez-vous que la recherche est ankylosée en France par des grands organismes ? Et si oui pourquoi ?
Philippe Aghion – Cela vient du fait qu’en France les décideurs politiques ne sont jamais allés à l’Université, ils ont fait des grandes écoles de type X ou ENA. Donc ils ne comprennent pas qu’une vraie politique d’innovation commence par une université bien financée et bien gouvernée.
Par ailleurs, comme je viens de le souligner (et je renvoie au chapitre 12 de notre livre) le capital-risque demeure très en dessous de ce que nous pourrions avoir. Concernant les investissements institutionnels, nous avons la BPI, mais nous ne sommes pas très bons. Un peu de capitalisation dans le système de retraite aiderait, certainement, à développer l’investissement institutionnel.
Enfin, nous n’avons pas l’équivalent des BARDA (Biomedical Advanced Research and Development Authority) et des DARPA (Defense Advanced Research Projetcts) mises en place par les États-Unis. Ce sont des organismes qui ont pour objet de coordonner des acteurs et des moyens pour passer de la recherche fondamentale aux applications industrielles. C’est une manière moderne de faire de la politique industrielle pro-concurrence. La BARDA et la DARPA, financées par le ministère de la Santé et de la Défense, mettent en concurrence plusieurs laboratoires de recherche et s’efforcent de développer des partenariats public-privé. Le deuxième problème c’est l’éducation, l’étude PISA montre que la France baisse dans les classements et que les performances des élèves sont de plus en plus corrélées avec l’origine sociale.
Je pense qu’il est très important d’investir dans l’innovation et l’éducation.
Il va donc falloir repenser l’approche à la dette publique et ne pas mettre sur le même plan les dépenses de croissance et celles qui ne génèrent pas de croissance. C’est pourquoi, en même temps qu’il faut investir plus et mieux dans l’innovation, l’éducation, et la politique industrielle, il faudra allonger la durée des cotisations retraites et engager une véritable réforme de l’État. Il conviendra également de soumettre nos investissements dans la croissance à des critères stricts de bonne gouvernance et de performance, sinon cela devient de la dépense inutile. C’est un peu ce qu’a fait Nicolas Sarkozy avec le Grand Emprunt et les Idex. Pour obtenir des fonds, les universités devraient remplir une lettre de mission sur la gouvernance. L’investissement public doit être transformant !
RPP – Étiez-vous pour les PIA ?
Philippe Aghion – Je trouve que cela allait dans la bonne direction.
RPP – Que pensez-vous du plan « France 2030 » ?
Philippe Aghion – Le choix des secteurs est bon mais la gouvernance des investissements publics n’est jusqu’ici pas évoquée. La politique industrielle en France, c’est pour l’essentiel des dirigeants d’entreprise issus des grandes écoles qui rencontrent des dirigeants politiques diplômés des mêmes écoles. Ce fonctionnement incestueux est d’un autre âge, il faut véritablement que cela change.
RPP – À une époque, beaucoup de grands patrons étaient convaincus que nous n’étions qu’un pays d’assemblage. Ne pensez-vous pas, comme moi, qu’il faut redevenir un pays producteur ?
Philippe Aghion – Il faut effectivement redevenir un pays producteur et nous réindustrialiser en poussant les petites entreprises. Je suis pour le maintien du crédit impôt recherche, mais la façon dont il a été pensé est curieuse. Jusqu’à 100 millions d’euros d’investissement en R&D, l’entreprise est subventionnée à 30 %, au-dessus à 5 %. Mais beaucoup de PME sont très en dessous de ces 100 millions. Si le seuil passait à 50 ou 40 millions d’euros en conservant l’enveloppe totale constante, les petites entreprises pourraient davantage en bénéficier. Et nous savons qu’elles sont plus innovantes que les grosses entreprises, mais il convient de garder à l’esprit que ces dernières font systématiquement du chantage à la délocalisation.
RPP – Il y a longtemps, concernant la fonction de production, j’ai appris qu’il y avait deux modèles, le putty-putty ou le putty-clay. Autrement dit, une fois l’investissement décidé peut-on encore modifier la combinaison des facteurs de production (capital, travail et facteur résiduel) ? Quelle serait, selon vous, la dominante dans le monde de demain ?
Philippe Aghion – Je pense que nous allons aller vers plus de souplesse, nous allons pouvoir transformer les coûts fixes en coûts variables.
RPP – Ce qui devrait induire des changements d’inscription comptable ?
Philippe Aghion – Je crois en effet que la différenciation entre coûts variables et charges fixes va connaître une réelle transformation. De surcroît, cette dynamique comptable permettra de revisiter certains apports fructueux comme la « maladie des coûts croissants » (Baumol cost disease) formulée par William Baumol en 1965.
RPP – Que pouvez-vous nous dire sur les énigmes de la croissance ?
Philippe Aghion – Dans notre livre nous évoquons différentes énigmes : notamment celle du décollage industriel – pourquoi en Europe et pourquoi en 1820 et pas avant –, celle de la middle income trap évoquée plus haut, celle de la stagnation séculaire, celle des inégalités. Et nous cherchons également a comprendre pourquoi les grandes révolutions technologiques n’ont jamais véritablement fait augmenter le chômage. Notre explication est que certes d’un côté certaines firmes remplacent des hommes par des machines, ce qui devrait détruire l’emploi, mais d’un autre côté elles deviennent plus productives, elles peuvent donc baisser leurs prix, les demandes pour leurs produits vont augmenter et elles vont devoir embaucher davantage. Les entreprises qui automatisent en France créent des emplois. Taxer les robots serait donc pour nous une mauvaise idée.
L’énigme du décollage : pourquoi cela s’est-il passé en 1820 en Europe et pas en Chine au Moyen Âge alors que les inventeurs y étaient nombreux ?
Trois raisons expliquent ce phénomène. La première c’est parce qu’en Europe il y avait des institutions permettant l’innovation cumulative, en particulier L’Encyclopédie de Diderot en France et l’Encyclopedia Britannica en Angleterre. La seconde raison c’est la protection des droits de propriété, rendue possible en Angleterre grâce a la Révolution Glorieuse et en France grâce à la Révolution française et à Napoléon. La troisième, c’est parce qu’en Europe on n’empêchait pas la destruction créatrice. En Chine, un inventeur dont l’Empereur craignait qu’il menace son pouvoir était systématiquement muselé. En revanche en Europe, si un scientifique était bridé dans son pays, il pouvait se réfugier dans un pays voisin pour y développer son innovation.
Lorsque j’étudiais l’économie, Schumpeter était une curiosité dans l’histoire de la pensée économique. Aujourd’hui, le modèle de croissance schumpétérien est devenu le paradigme dominant.
RPP – La pertinence de la taille du marché chez Smith reste-t-elle valable même si les entreprises sont multinationalisées ?
Philippe Aghion – Oui et d’ailleurs cela réconcilie Keynes avec la théorie de la croissance : s’il n’y a pas de demande pour vos produits il n’y a pas d’innovation car pas de rentes à en attendre.
RPP – Quelles sont vos explications sur l’ampleur et la dynamique de notre déficit commercial ?
Philippe Aghion – Je crois qu’il faut revenir aux années 90, nous sommes plutôt bons à ce moment-là. Mais lors du passage à l’euro nous n’avons plus d’outil pour dévaluer monétairement, nous ne pouvons faire que de la dévaluation réelle. Or, nous faisons le contraire avec la mise en place d’une série de mesures : impôts de production, réglementations, 35 heures de manière indiscriminée. Les entreprises françaises réagissent à ces contraintes supplémentaires à travers une délocalisation de la production et une désindustrialisation massives. On a perçu l’ampleur du drame de notre désindustrialisation avec la Covid ; une pénurie de tests, de masques, de respirateurs que l’Allemagne n’a pas connue. Dans les années 1995 nous étions au même niveau que l’Allemagne, aujourd’hui ils sont exportateurs nets de ces produits pour 20 milliards d’euros par an alors que la France ne réalise aucun surplus commercial sur ces mêmes produits.
Et le même diagnostic s’applique à tous les secteurs excepté l’aéronautique et le nucléaire. Il faut réindustrialiser par l’innovation.
RPP – Sommes-nous également en train de perdre notre leadership dans le secteur de l’automobile ?
Philippe Aghion – Oui effectivement. Le plan « France 2030 » se veut une réponse mais il faut que la gouvernance aille avec.
RPP – La gouvernance pourrait-elle être comme un partenariat public/privé ?
Philippe Aghion – Les BARDA et les DARPA sollicitent les partenariats public/privé, c’est ce qu’il faut faire. Le PIA peut en être l’un des vecteurs.
RPP – Que pensez-vous des entreprises zombies qui survivent mais qui parfois bloquent l’innovation ?
Philippe Aghion – Il faut aider les entreprises parce qu’il y a du capital humain accumulé qu’on ne veut pas laisser partir, un peu ce qu’a fait Obama avec General Motors. Mais en même temps si on maintient artificiellement des entreprises non viables, cela inhibe l’entrée de nouvelles plus performantes. C’est pourquoi lorsque l’on fait de la politique industrielle il convient de faire très attention que cela ne décourage pas l’entrée de nouveaux acteurs.
RPP – Pourquoi est-ce qu’à l’époque de Bernard Esambert, conseiller industriel de Georges Pompidou, l’État avait une lucidité industrielle ?
Philippe Aghion – Je ne sais pas si nous étions capables de savoir quelles entreprises étaient viables ou non. Mais à l’époque nous étions en économie beaucoup plus fermée avec moins de problème de perte de compétitivité. Aujourd’hui l’économie est mondialisée et donc nous devons devenir plus productifs pour être plus compétitifs.
RPP – Pensez-vous que nous allons assister à de grands changements dans la répartition du PIB par secteur ?
Philippe Aghion – Toutes les économies développées tendent à se tourner davantage vers les services, c’est ce qu’on appelle le changement structurel. Mais nous sommes allés trop loin, nous avons trop désindustrialisé. Alors même que l’industrie se situe, davantage que les autres secteurs, au cœur de la chaîne de valeur. Plus concrètement, l’industrialisation dans un secteur particulier stimule la croissance d’autres secteurs en amont ou en aval. De plus, l’industrialisation permet l’apprentissage par la pratique, le fameux learning by doing. Ces externalités technologiques sont essentielles.
En France, le secteur industriel représente 10 % de notre PIB, il faudrait le remonter à 12-13 %, mais je ne sais pas si nous allons y arriver.
RPP – D’après vous, dans quelle temporalité ?
Philippe Aghion – Sur dix ans, mais dans cinq ans nous devrions déjà voir une différence positive par diffusion du savoir et de l’expertise inhérente au secteur industriel.
RPP – Pensez-vous que le futur chef de l’État (élu ou réélu) aura des leviers qu’Emmanuel Macron n’a pas encore utilisés ?
Philippe Aghion – Si je peux convaincre l’Europe que je fais des investissements avec une bonne gouvernance et que je me soumets à des critères de performance, j’ai peut-être un peu de marge pour faire ces investissements. La marge, je me la donne aussi en réformant les autres dépenses, d’où l’importance d’allonger la durée de cotisations des retraites de deux ans et de réformer l’État parce qu’il y a des endroits où les gens ne travaillent pas dans une perspective d’efficacité.
Personnellement, je souhaiterais également la mise en place d’un revenu universel d’insertion pour les jeunes sur le modèle danois. Chaque jeune quittant le foyer familial percevrait un salaire s’il est en insertion, en apprentissage ou étudiant car beaucoup d’entre eux ne peuvent pas se nourrir faute de moyens. Je couplerais cette mesure à la réforme des retraites, ce qui reviendrait à proposer au pays une sorte de contrat trans-générationnel.
Philippe Aghion
Economiste
Professeur au Collège de France
Propos recueillis par Jean-Yves Archer le 25 novembre 2022