Cette contribution se propose d’explorer les tensions entre « Orient » et « Occident » en soulignant la nécessité d’une réconciliation face à la « décivilisation » caractérisée par la violence, l’individualisme, la perte des valeurs, et affectant de nos jours ces deux entités sur tous les aspects. La « recivilisation » semble l’unique solution, mais elle implique une refonte en profondeur des valeurs et une coopération active sur tous les grands dossiers – transition écologique, justice sociale, réenchantement du politique – pour un avenir plus durable et humain.Aija Izetbegović (1925-2023), ancien président de la Bosnie-Herzégovine, a passé une partie significative de sa vie à s’interroger sur les tensions entre « Orient » et « Occident ». Il soulignait à cet égard que l’antagonisme traditionnellement établi entre ces entités aux contours finalement flous n’est ni incontournable, ni nécessaire, et encourageait une synthèse au sens de ce qui pourrait mieux relier la spiritualité orientale aux avancées scientifiques occidentales. Le philosophe plaidait pour une réconciliation entre des valeurs morales et culturelles au socle historique commun, pour une convergence entre une certaine tradition d’Orient et l’exigence de la modernité façonnée par l’Occident. Sans un dialogue renouvelé, il serait selon lui impossible de surmonter les conflits du présent et de régler des crises géopolitiques de plus en plus fréquentes.
Il va sans dire que le regard qu’Orient et Occident portent l’un sur l’autre a considérablement évolué au gré des dernières décennies. Contre ce que d’aucuns aiment percevoir comme une prétention occidentale à s’arroger la vérité, des puissances émergentes commencent à élaborer leurs propres visions du monde et des relations internationales. Cette réévaluation des rapports entre Orient et Occident, qui traduit la volonté de certaines nations de ne plus être les sujets passifs de l’Histoire, incite en retour de nombreux intellectuels et dirigeants à une introspection critique. Néanmoins, transcender les anciennes oppositions à la faveur d’un enrichissement mutuel peut se révéler ardu.
De fait, on évoque moins de nos jours un « choc des civilisations »1 que la progression d’une nouvelle « barbarie » et l’ombre d’une « décivilisation » qui lui serait liée et toucherait ces deux entités, mettant en péril toute perspective d’un futur partagé. Qu’en est-il véritablement et que faut il entendre derrière le concept de décivilisation ? Quelles en sont les dimensions et les ressorts multiples ? Plus encore, quels seraient les moyens de s’en défaire collectivement ? Il n’est pas anodin de voir partout s’élever les appels à une « recivilisation » pour sortir de l’ornière.
FAIRE SENS DU PROCESSUS DE « DÉCIVILISATION »
Notion polysémique dans le champ des sciences sociales, la « décivilisation » évoque une régression, une perte des valeurs et, de manière plus large, une fragilisation des structures soutenant la civilisation. Par essence, elle peut donc concerner toutes les aires géographiques, par-delà le clivage usuel « Orient-Occident » 2 sur lequel il serait tentant de l’appuyer. Ce processus ne supporte aucune simplification et mérite d’être abordé dans sa complexité, une exploration approfondie, afin d’en comprendre les raisons, les manifestations et les implications pour les sociétés contemporaines.
Dans l’ensemble, la décivilisation renvoie à l’idée de dégradation – par l’augmentation de la violence, l’affaissement de la confiance, la montée de l’individualisme, la perte de la rationalité, l’affaiblissement du lien. Elle n’est pas une simple transformation mais un recul. De ce point de vue, la « barbarie » est une notion qui se réfère quant à elle à un état qui lui est antérieur, celui de la « non-civilisation », tandis que la « décadence » est un qualificatif qui englobe à la fois la décivilisation et d’autres expressions du déclin – institutionnelles, économiques, artistiques.
Si l’on s’intéresse aux facteurs de cette poussée, on perçoit d’emblée leur caractère pluridimensionnel et interconnecté. De fait, ceux-ci ne se limitent pas à une partie spécifique de la planète mais touchent de nos jours toutes les sociétés. On peut voir, par exemple, comment des inégalités croissantes, synonymes de frustrations et de tensions à l’échelle globale, y contribuent au premier plan. Une défiance généralisée envers la chose politique et les institutions y participe aussi, de même qu’une instabilité géopolitique qui frise avec le chaos. La fragmentation sociale, porteuse d’insécurité et d’une ascension des extrêmes face à l’effacement des repères, en constitue un autre symptôme.
Dans son œuvre La civilisation des mœurs (1939), Norbert Elias lui avait consacré un cadre conceptuel permettant de saisir comment, en Orient comme en Occident, les mécanismes de l’inversion de la civilisation opèrent. Au moment où les individus deviennent toujours plus interdépendants, il n’y a plus guère en effet de limite géographique à cette détérioration des com- portements vers une condition plus primitive, incontrôlée, propice au déchaînement de pulsions débridées et potentiellement dévastatrices. Retenons l’exemple du terrorisme, celui de la criminalité organisée, les guerres civiles et le retour des conflits internationaux que l’on croyait endigués.
À la fin du XIXe siècle, des penseurs tels Max Nordau et Oswald Spengler élaboraient une autre lecture de la décivilisation en l’assimilant à une « dégénérescence » 3, au sens de déchéance des normes et des pratiques sociétales. Or le déclin de l’Occident dont ils faisaient mention est en large part aussi celui de l’Orient. Les interprétations consacrées à la violence et l’anomie constituent des éclairages précieux par ailleurs, de même que les approches en termes de désir mimétique et de vengeance sacrificielle, comme chez René Girard 4 ou de rites de passage et de moments de liminalité, comme pour Victor Turner 5. Elles éclairent les contradictions et la désintégration des sociétés qui sapent les fondements de la civilisation.
DE L’ORIENT À L’OCCIDENT, UNE LOGIQUE GLOBALE
Un signe consternant du processus de décivilisation à l’œuvre est bien entendu la violence, sous toutes ses formes ; et celles-ci sont objectivement répandues partout, en Orient comme en Occident. De l’Ukraine à Gaza, du Soudan à la Syrie ou au Venezuela, le conflit a fait son grand retour dans ce premier quart du XXIe siècle. Les acteurs non étatiques ne sont pas en reste : des groupes jihadistes aux milices rebelles et réseaux criminels transnationaux, leur omniprésence ancre le sentiment d’une insécurité généralisée, qui pousse au repli de beaucoup sur des sphères plus isolées, privées.
Partout l’État de droit se voit affaibli par une culture de l’impunité elle aussi devenue mondiale. Autre symptôme de la décivilisation en cours : la corruption, dont ni l’Orient, ni l’Occident n’a l’apanage. Que cette dérive soit de nature politique, économique ou administrative, elle engendre une défiance envers les élites, les institutions, la bureaucratie, accusées d’abuser de leur pouvoir au détriment du peuple. La corruption est directement corrélée à la montée des extrêmes, orientaux et occidentaux – nationalismes, populismes, fondamentalismes religieux. Tous ont pour dénominateur commun de reposer sur la haine et le rejet de l’autre, alimentant encore cette logique délétère.
Un mot doit être dit du rôle joué par les réseaux sociaux, où la désinformation et la manipulation minent la civilisation en facilitant la propagation des contenus illicites et destructeurs, en empêchant la formation de jugements éclairés et en polarisant les opinions publiques au point que seuls quelques mots échangés en ligne peuvent désormais sombrer dans l’indicible.
Ultime manifestation, et non des moindres : la dégradation de l’environnement sous les contrecoups d’un changement climatique aux effets désastreux et irréversibles autant en Orient qu’en Occident (pollution, perte de la biodiversité, déforestation, sécheresse). L’absence d’une conscience collective sur ces grands enjeux écologiques ne saurait être mise sur le compte d’une civilisation singulière. On en voit les répercussions calamiteuses partout, qu’il s’agisse de la santé, de l’économie, de la résilience des sociétés.
DES SOURCES HÉTÉROCLITES MAIS PARTAGÉES
La crise de l’État-nation est aussi fréquemment soulevée comme une cause de la décivilisation. Là encore, il n’existe aucun réel distinguo entre ce qui se produit en Orient ou en Occident. Prenons le cas des migrations qui modifient en profondeur les rapports de force géopolitiques et mettent à l’épreuve la souveraineté. Ce n’est pas une problématique « occidentale », comme des discours peuvent le laisser supposer. Elle est aussi « orientale » car tous les États sont concernés et devraient avoir à cœur de demeurer les garants de la cohésion des sociétés et de la protection des citoyens.
À l’identique, l’aggravation des inégalités socioéconomiques comme source d’un fort ressentiment et d’un morcellement social est un fardeau amplement partagé, en Orient comme en Occident. Inégalités de revenus, d’accès à l’éducation, à la santé et à la justice sont la résultante des excès d’une mondialisation autrefois présentée comme heureuse, d’une financiarisation sans bornes, d’une précarisation étendue du facteur travail.
Influencés par l’image classique du « despotisme oriental », beaucoup pensent les régimes autoritaires circonscrits à cette seule partie du monde. Dans cet ordre d’idées, l’Occident serait quant à lui l’incarnation suprême de la démocratie. Cette vision binaire n’est-elle pas quelque peu dépassée lorsque des Trump, Poutine et autres autocrates en vogue convergent dans un même élan d’absolutisme ? Peut-on de surcroît invisibiliser les résistances démocratiques dans cet Orient en apparence dominé par la violence ? Ces résistances sont aussi présentes en Occident, indiquant que la démocratie au fondement de la civilisation est en réalité universellement en danger.
In fine, se dirige-t-on vers le scénario d’un effondrement ? La remise en cause inédite des valeurs et des normes est palpable sur tous les continents et provoque une crise identitaire ainsi qu’une désorientation éthique en Orient comme en Occident, sans grande distinction. Car la décivilisation correspond également à la difficulté de distinguer le bien du mal, conduisant inéluctablement à une perte de sens globale.
« RECIVILISER » L’ORIENT AUTANT QUE L’OCCIDENT
Ce sombre état des lieux conduit à se poser la question des moyens de sortie de cette logique néfaste, et notamment d’une « recivilisation » au sens de réponse à ces défis partagés. Depuis quelque temps, la tentation est grande d’un retour à un passé idéalisé. On observe ainsi en Orient l’épanouissement d’imaginaires impériaux tournés vers la restauration d’un « âge d’or » improbable. L’Occident, de son côté, s’attèle à appréhender des enjeux de plus en plus complexes et pressants par la mise en avant de discours et de politiques empreints de nostalgie. Toutefois, c’est plutôt d’une prise de conscience intercivilisationnelle dont le siècle présent a besoin.
À supposer que l’objectif ultime de la re-civilisation soit de construire un avenir joint, plus durable, juste et humain, on voit mal comment ce processus pourrait prendre corps dans la persistance des malentendus cristallisés autour de l’Orient et de l’Occident. De toutes les crises qui secouent le globe, sociopolitiques, économiques, culturelles et environnementales, aucune n’est solvable dans la discorde. La recivilisation implique par conséquent une refonte des sociétés, succédant à une réévaluation des valeurs qu’elles ont jusque-là cultivées. Celles dominantes – consommation effrénée, individualisme glaçant, matérialisme exalté – ne sont plus viables.
Mais comment relancer la solidarité, la coopération, la responsabilité, la durabilité, la justice et le respect lorsque l’homme n’est plus en mesure de se réconcilier avec lui-même, avec les autres et avec la nature ? Faut-il initier une réforme des États sur un plan international, en vue de garantir les droits et le bien-être du plus grand nombre ? Est-ce le marché qui doit être urgemment régulé et encadré pour conjurer les excès d’un capitalisme sans retenue ? Comment replacer en tête de file des sociétés épuisées par les violences, l’insécurité et l’absence d’un lendemain fondé sur la conviction d’un avenir meilleur ? Comment guérir un multi-latéralisme écorné et pourtant unique gardien de la paix entre les nations ?
La recivilisation ne se réalisera pas en un jour, par une sorte de miracle. Elle supposera de revaloriser des priorités aujourd’hui amplement méprisées : la transition écologique, la transformation des modes de vie, le développement des énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, l’économie circulaire, la justice sociale, l’accès à l’éducation et aux soins, le réenchantement de la citoyenneté, du politique, de la culture, de l’identité, ainsi que la sauvegarde du patrimoine, la créativité, l’innovation. Les obstacles sont nombreux, mais l’Orient et l’Occident ont un intérêt à aborder coude à coude ces questions épineuses.
Myriam BENRAAD
Spécialiste du Moyen-Orient Professeure en géopolitique et relations internationales Forward College / Institut catholique de Paris (ICP)
- Selon la thèse éponyme, publiée en 1993 par Samuel P. Huntington dans la prestigieuse revue américaine Foreign Affairs. ↩
- Sur ce point, on pourra relire L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident d’Edward Said, paru en 1978. ↩
- Lire à ce propos Linda L. Maik, « Nordau’s Degeneration: The American Controversy », Journal of the History of Ideas, vol. 50, n° 4, 1989, pp. 607-623. ↩
- La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. ↩
- The Ritual Process: Structure and Anti-Structure, New York, Routledge, 2017. ↩



















