La célébration du Centenaire de la naissance de l’État du Grand Liban, prévue initialement pour le 1er septembre 2020, s’est vue précédée, comme on le sait bien, par la tragédie de la double explosion du 4 août de matériaux entreposés dans le port de Beyrouth. Comment ne pas voir dans cette double explosion une propédeutique à la si difficile – sinon quasiment impossible – renaissance d’un pays qui n’a pas fini, depuis les années de la guerre civile, de tenter de se remettre debout ? Comment ne pas y voir surtout comme une condamnation à la pérennité de la mémoire traumatique, ou encore à cet absurde mythe du phénix dont les Libanais ont, très étrangement, toujours tiré fierté ?
La mémoire traumatique
Alors que l’histoire collective et l’histoire psychique individuelle du Libanais, toutes deux profondément marquées par le traumatisme de la guerre civile de 1975-90 et de ce qui s’en était suivi jusqu’en 2006, attendent encore d’être « réparées », psychiquement pour le moins, la double explosion du port de Beyrouth est venue, telle une boucle de rétroaction, en faire resurgir toute la douleur, en donnant littéralement l’image (la conviction ?) d’un destin traumatique. En effet, l’ampleur du désastre, l’étendue des dégâts, le nombre ahurissant de victimes ne pouvaient que toucher tout citoyen libanais, qu’il ait vu et entendu la double explosion ou pas, qu’il ait été compté parmi les blessés qui ont survécu ou qu’il se soit trouvé loin de l’épicentre du cataclysme. Car, la tragédie en tant que telle s’est déployée, non seulement à l’échelle du pays, du peuple, mais plus encore à l’échelle d’un inconscient collectif abritant une mémoire profondément meurtrie.
Cette mémoire meurtrie du Libanais, au-delà du trouble du stress aigu et du trouble du stress post-traumatique qui la hantent et la définissent (et que le présent propos ne développera pas), est notamment marquée par un profond sentiment d’injustice, doublé d’un tenace sentiment d’impuissance, tous deux étayés par la persuasion d’une impunité continuelle du coupable, qui que soit ce coupable, rendant le travail de deuil et de dépassement quasi impossible à faire.
Lorsqu’en effet les troubles psychotraumatiques, générés par des violences intolérables, ont été laissés sans « réparation », ils se cristallisent dans une mémoire traumatique qui, en dépit du passage de décennies entières, se réveille au moment où un nouvel événement traumatique advient en faisant écho aux événements traumatiques originels. Les neurologues affirment même, grâce à l’imagerie, pouvoir détecter des atteintes corticales, voire des blessures, des fractures dans les circuits de la mémoire souffrante, qui même colmatées, apaisées pour un temps conséquent, se rouvrent avec un magma de flash-backs, de douleurs, de cauchemars, de stress, de terreurs, dès que la violence aura émergé à nouveau. C’est même le cas pour les individus qui se seraient efforcés d’anesthésier leur mémoire traumatique d’une manière ou d’une autre (conduites d’évitement, comportement obsessionnel, conduites addictives, etc.).
Quand cette mémoire traumatique refait surface, il faut bien imaginer que, pour le sujet, c’est comme si la violence était revécue absolument à l’identique, sinon encore pire qu’autrefois.
Dans ce sillage, la double explosion de Beyrouth a ceci de terrifiant, en plus des 200 morts, des 7 000 victimes et des 300 000 individus désormais sans domicile, qu’en quelques secondes elle aura généré autant de dévastations que les longues années de guerre avec leur cortège de bombardements, d’invasions, d’affrontements, de meurtres et d’attentats à la voiture piégée. Et c’est bien l’ampleur de ces dévastations qui concentre, comme dans une contraction déréalisante du temps, voire démultiplie au-delà du supportable l’horrible violence du présent couplée à celles du passé, revenues plus vives que jamais sur la scène de la conscience tant collective que personnelle. En somme, « passé et présent entrent en collision pour désagréger le(s) sujet(s) »1.
Les déterminants psychiques ou la mémoire transgénérationnelle
Qu’est-ce qui relierait la mémoire des jeunes Libanais d’aujourd’hui et celle de la génération des débuts de la guerre civile, en l’occurrence leurs parents, leurs grands-parents aussi ? En réalité, quand bien même ceux-là n’auraient pas vécu les hostilités ou les violences d’autrefois, des déterminants psychiques affectent leur mémoire au travers d’une « délocalisation psychique »2, assurant la transmission du vécu traumatique d’une génération à une autre.
En effet, les descendants des survivants ou des morts de la guerre, s’ils ont échappé à la force meurtrière de la violence dans sa dimension événementielle, n’auront pas échappé pour autant à la violence des non-dits, sorte de messages « subliminaux », ou encore littéralement des dits de leurs ascendants. Ils n’auront pas échappé, en d’autres termes, à leur statut d’héritiers des traumatismes autrefois encourus. Ainsi le vécu traumatique des uns traverse-t-il, bon gré mal gré, l’espace psychique des autres. Car, « le transgénérationnel [se définit] comme le lien psychique entre les membres de la famille et leurs ancêtres et aïeux, de lignées directes ou collatérales. Ces derniers ont vécu des traumatismes qui sont restés souvent occultes mais quelquefois ont été connus. Dans le premier cas, les traces de ces traumatismes sont portées par l’un ou/et l’autre des parents, enfouies dans leur inconscient. Elles produisent des effets de vide ou d’anéantissement au niveau de leurs enfants. Il est fréquent que les détenteurs de précisions sur ces traumatismes s’interdisent de les évoquer, par honte souvent, et qu’ils interdisent aux autres de poser des questions les concernant »3. Quoi qu’il en soit, que la parole soit dite ou retenue, dans ce dernier cas, « manquée et maudite »4, elle demeure omniprésente et pèse de tout son poids sur les descendants, tant et si bien qu’elle impose l’identification, engage le mouvement de la transmission et donne forme à une sorte de destin incontournable, de « condition humaine », au sens tragique de l’expression. Quand des parents reconnaissent leur enfant pour le leur, lui donnent leur nom, l’intègrent à leur vie et l’inscrivent dans leur lignée, la mémoire transgénérationnelle s’enclenche, prend place au fil des ans et se déploie dans toute son ampleur, souvent à l’insu du sujet qui la porte en lui.
Pour tous les Beyrouthins, voire pour la majorité écrasante des Libanais, la double explosion du port de Beyrouth a été perçue comme un génocide.
Le mot en tant que tel est d’ailleurs presque sur les lèvres de tous les Libanais. Cette perception serait-elle le fruit d’une inflation émotionnelle ? Selon Moscovitz, le substantif « génocide signifie que la vie a été attaquée, et aussi la mort, qui de limite heuristique au désir de vivre est dès lors un objet distribuable »5. Distribuable, certes, de manière horizontale entre les différentes victimes, voire tous les citoyens, mais aussi de manière verticale, entre la jeune génération, les parents et les aïeuls. C’est, en effet, le même sol qui s’est effondré cet après-midi du 4 août 2020, celui-là même sur lequel s’appuient le collectif et l’individuel, l’histoire du sujet et le sujet en soi, nivelant de ce fait, par le truchement de l’espace partagé, deux temporalités pourtant différentes, en faisant se rejoindre le trauma actuel (celui de l’individu) et le traumatisme originel (celui de ses ascendants). Aussi le rapport phorique dénominateur/numérateur, selon quoi alpha (les jeunes Libanais) serait porté par oméga (les parents et les aïeuls) s’annule-t-il avec l’effondrement du sol et le sentiment de génocide, de fin de monde, de sorte que le dénominateur et le numérateur se retrouvent liés par un simple trait d’union et que toute phorie s’annule. Nul n’est porté ni ne peut désormais porter…
Le triomphe du fatum
Survivre ou ne pas survivre ? Là est la question. Dans la mythologie gréco-romaine, la fatalité, du latin fatum, est le fait des Immortels, des dieux qui imposent leur omnipotence et leur cruauté à l’homme qui, pour sa part, ne peut qu’en subir le caractère inéluctable. L’homme est donc un être soumis au caprice divin et il ne peut qu’accepter son destin sur lequel il est incapable en tout cas d’agir. Sans doute l’une des plus notoires illustrations mythologiques de cet assujettissement de l’humain au fatum est-elle celle de Sisyphe roulant son rocher tout au long de la pente montante, rocher dont il sait d’avance qu’une fois parvenu au sommet il finira à chaque fois par retomber. Par analogie, le Libanais lui aussi roule son rocher, du moins depuis les débuts de la guerre civile. Comment survivre dans de telles conditions, en continuant de rouler son rocher, sinon par le déni de la réalité – ce serait la psychose – ou par la sublimation ? C’est bien celle-ci qui semble être le mécanisme de défense de prédilection du Libanais qui, pour supporter son fatum, s’est persuadé tout au long des années qu’il est un phénix (du grec ancien, phoînix, qui signifie « rouge sang », ce qui n’est pas insignifiant dans le cadre de nos propos) et que, de ce fait, il connaîtra mille fois et bien plus encore la violence, la consumation par le feu, la mort et, néanmoins, saura toujours renaître de ses cendres.
Cette sublimation masque, en réalité, un mécanisme de défense bien dangereux identifié, dans la terminologie freudienne, comme le « retournement sur la personne propre ». Autrement dit, le Libanais, laissé à lui-même, à sa lourde histoire sans issue, au poids de ses traumatismes sans réparation, assume son fatum, ou son « destin pulsionnel » pour en revenir à Freud, la pulsion étant ici celle de la mort, en le retournant contre lui-même. Car, en assumant l’omnipotence de la violence, en se persuadant de son « éternel retour » (pour emprunter sa célèbre expression à Nietzsche), en se préparant consciemment ou inconsciemment à la continuelle résurgence de la mémoire traumatique parce que cela ne saurait en être autrement, le Libanais exerce, sans doute sans s’en rendre compte, une auto-agression passive, un auto-sabotage, tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective. Parce que, dans cette optique, on voit bien que le Libanais se contente de survivre (et encore !) au lieu de chercher à vivre, sans oublier que, parfois, même la survie cesse d’être une option, comme pour beaucoup lors de la tragédie du 4 août. La fatalité, de quelque nature qu’elle soit, n’est-elle pas celle qui triomphe, en effet, dès lors que l’on a foi en elle et qu’on ne la questionne pas ?
La volonté de puissance
Promenons-nous, toutefois, du côté de chez Nietzsche (et non du côté de chez Swan) et, plus particulièrement, du côté du concept fondateur qu’il consacre à la volonté de puissance et que l’on retrouve dans ses Fragments posthumes. Selon Nietzsche, tout ce qui vit a vocation à accroître sa puissance. Et cela, sans discontinuité. Ne dit-il pas, dans Par-delà bien et mal, que « vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et faible, l’opprimer, lui imposer durement sa propre forme, l’englober, et au moins, au mieux l’exploiter » ? Même, à l’heure actuelle, le nouveau coronavirus qui ravage la planète n’aspire-t-il pas à s’étendre, à se renforcer encore plus, en se greffant sur les bronches des hommes ? Dans ce sillage, au Liban, sans vouloir être binaire (la binarité étant bien trop réductrice), deux volontés de puissance s’affrontent : d’une part, celle du peuple qui cherche à s’affranchir de sa condition, en l’occurrence la répétition du scénario de vie, celui de son histoire traumatique et, d’autre part, celle des agents d’une culture de la mort dont la volonté de puissance est une ogresse impossible à rassasier. La volonté de puissance est, selon le philosophe allemand, essentiellement chaotique. Le chaos, pour sa part, est à la fois négatif et positif : négatif lorsqu’il s’associe à un désordre duquel tout logos est banni ; positif, lorsqu’il s’investit dans le mouvement d’une force en marche qui, en dépit de grandes difficultés, d’obstacles ardus, devient, chemin faisant, créatif, dionysiaque (dans le sens de la recherche du bonheur et de la lumière) et s’achemine vers l’avènement de la dignité humaine. Ce qui correspond au souhait des « révolutionnaires » libanais du mouvement contestataire du 17 octobre 2019.
En guise d’une conclusion difficile à faire…
Aujourd’hui, pour un grand nombre de Libanais, il serait temps de hurler le besoin de réparation d’une mémoire traumatique qui n’arrive plus à se contenir, de changer de mythe, de faire les adieux à l’intemporel et si absurde phénix du sang, pour donner un sens aux choses définitivement révolues, construire une représentation du passé et réécrire autrement l’histoire à venir. Entre l’implosion psychique et les explosions meurtrières, entre autres, au nitrate d’ammonium, un peuple a besoin de cesser enfin de souffrir de la souffrance intolérable de ceux qui éprouvent continuellement et intensément l’imminence de la mort, pour enfin voir apparaître la possibilité d’un nouveau port d’attache. Celui d’un Liban, parti pour un nouveau centenaire, que les jeunes Libanais ne voudront plus fuir parce qu’il sera enfin devenu le lieu même de la vie…
Nicole Saliba-Chalhoub
Professeur des Universités
Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK)
- Janine Altounian, « Événements traumatiques et transmission psychique. La survivance. Traduire le trauma collectif », Dialogue, n° 168, 2005, p. 59. ↩
- Janine Altounian, op.cit, p. 62. ↩
- Alberto Eiguer, « Le surmoi et le transgénérationnel », Le divan familial, n° 18, 2007, p. 41. ↩
- Alberto Eiguer, op.cit., p. 43. ↩
- Jean-Jacques Moscovitz, « Trauma du sujet et traumatisme du collectif (ou comment une névrose vient au monde aujourd’hui) », Journal français de psychiatrie, n° 36, 2010, p. 20. ↩