Pour Régis Passerieux, professeur à l’Ecole des Hautes Etudes Internationales et Politiques (HEIP), il n’y a pas de solution à la crise sans refondation de l’Etat. Après avoir livré, dans une première partie, un diagnostic des dysfonctionnements de l’Etat, il explore les nombreuses pistes pour le reconstruire.
Les pistes de reconstruction
L’heure a sonné de repenser l’État : il nous faut un État ambitieux, stratège et agile, au service d’une société qui doit cesser de subir des injonctions et des normes.
Un État au service, ce qui devrait redevenir un pléonasme, c’est un État qui n’impose pas une subsidiarité « caporaliste » et d’encadrement, mais au contraire un État qui accepte une « subsidiarité ascendante ». Dans celle-ci, l’initiative vient des territoires et des acteurs sociaux et économiques, ces fameux corps intermédiaires, aujourd’hui ligotés et devenus une noblesse inutile et couteuse, faute d’espace d’action et de mise en responsabilité. Dans une subsidiarité ascendante, l’État a son rôle : donner les outils demandés par les territoires et les forces économiques et sociales, les forger avec eux ; défendre le pays dans les échelons internationaux et protéger son contrat social comme son équilibre environnemental ; conduire, à travers l’échelon régional, une grande politique d’aménagement du territoire et de répartition juste des services collectifs ; assurer l’égalité et la justice, entre les citoyens et entre les territoires.
Nous avons besoin dans les hautes sphères de l’État de moins de bureaucrates et de plus de bâtisseurs.
Il doit être un État de partage et d’impulsion, laisser respirer les bassins de vie, le paritarisme et la négociation sociale, les communautés locales et solidaires, favoriser les projets venus du terrain, et leur donner moyens et outils, au lieu de happer toutes les ressources ou de laisser des pans entiers du bien commun et du patrimoine collectif monopolisés par les grandes et avides forces privées.
Ce nouvel État doit se déployer dans de nouvelles formes et dans un nouvel esprit, d’animation, de présence sur le terrain, de capacités stratégiques et prospectives restaurées.
Ces questions n’éludent pas les questions de la dette, de la dépense et de l’impôt : bien au contraire, elles leur donnent un sens, car la comptabilité ne remplace pas une stratégie. Il faut alléger ce poids vertical qui pèse sur les projets de la société issue du terrain. Il faut construire une allocation des moyens financiers et humains faite avec les citoyens et les territoires, simplifier l’impôt et le rendre plus transparent.
L’État c’est nous tous, dans notre quotidien et notre participation au bien commun.
Il nous concerne, nous implique, nous appelle au devoir et il y aurait quelque chose d’effroyable à le voir se cacher derrière une rangée de CRS.
Sur la base de ce contexte, les pistes suivantes pourraient être envisagées :
- Supprimer les méthodes de gestion verticales de l’Etat et en premier lieu la circulaire, pour favoriser au contraire des prises de responsabilité, en notant collégialement, et de manière transparente, les cadres et les agents, favorisant et récompensant dans leur carrière ceux qui prennent des initiatives. En cette matière des évaluations et des notations collégiales, des promotions individuelles moins ligotées par les textes, en évitant ainsi l’arbitraire, pourraient poser le fondement d’une nouvelle pratique de management administratif.
- Affaiblir la verticalité en supprimant la strate intermédiaire de sous-directeur et limiter les niveaux hiérarchiques de l’administration centrale à trois niveaux sous le ministre : directeur / chefs de bureau / agent.
- Affiner le niveau des économies et responsabiliser. Dans la gestion, les objectifs et les politiques de recrutement et de notation des directeurs, faire de la capacité démontrée à efficacement gérer ses moyens, dans une enveloppe déterminée, l’un des critères de choix des directeurs et de leur évaluation. La détermination des chapitres budgétaires du projet de loi de finances soumis au Parlement doit se faire chaque année seulement après les conférences budgétaires dans chaque ministère, en résultante.
- Les directeurs des administrations centrales doivent être auditionnés chaque trimestre par les commissions du Parlement sur la gestion de leurs secteurs d’activité. Le Parlement doit être doté de grands et puissants outils d’expertise et se voir affecter les moyens de sa mission d’évaluation des politiques publiques.
- Ne permettre l’accès aux « grands corps de l’Etat » qu’à partir de la fin du premier tiers de sa carrière, sur la base de ses résultats et non à la sortie de l’ENA. Créer une filière ingénieur et scientifique pour l’accès à l’ENA.
- Progressivement renationaliser une partie de la dette publique, tout en la réduisant graduellement mais de manière marquée, afin d’abaisser la perte d’indépendance nationale et l’exposition aux marchés financiers internationaux. Mobiliser une épargne citoyenne par emprunts populaires réservés aux citoyens français à taux privilégiés pourrait en être l’une des voies. Un débat dans l’Europe sur la création monétaire doit être lancé, sans présupposés idéologiques.
- Bâtir un consensus national sur une maîtrise des équilibres financiers : une majorité des 2/3 doit être recherchée pour figer dans une loi organique un choix de stabilité budgétaire et fiscale, et de stabilité de la structure fiscale, sur une décennie.
- Mais l’investissement et les services publics ne doivent pas être sacrifiés : le budget de l’Etat doit être séparé en deux sections : un budget des dépenses courantes (y compris les transferts) non finançable par la dette ; un budget des dépenses d’investissement (y compris la transition énergétique) qui sera seul partiellement finançable par la dette.
- Le paritarisme doit être totalement restauré pour les dépenses des grandes branches de la sécurité sociale et de l’assurance chômage, et en cas de blocage ou d’absence de majorité qualifiée déterminée par la loi, le recours à la votation populaire doit devenir systématique.
Le paritarisme allié au choix du peuple doit garantir un retour aux principes fondateurs de la République moderne édictés par le Conseil national de la Resistance à l’après-guerre.
- La simplification des structures administratives et leur élagage doit être systématiques. Il y a plus de 600 agences et organismes spécialisés dans l’Etat dont beaucoup se recoupent ; la majorité d’entre elles doivent être purement et simplement supprimées.
- L’échelon régional doit devenir le grand échelon des politiques d’Etat, en y regroupant les fonctions stratégiques tandis que les conseils régionaux doivent devenir des fédérations de départements avec les mêmes conseillers territoriaux, articulant les régions avec la proximité. Des grandes agences sur les sujets clefs (santé, formation) rassembleront Etat, collectivités territoriales, acteurs économiques et sociaux dans un paritarisme équilibré. L’administration centrale doit être réduite au profit des échelons déconcentrés. Les préfets doivent redevenir des décideurs, sauf les sujets paritaires confiés aux grandes agences nationales (formation, politique du retour à l’emploi, soins et santé).
Par délégation du Premier ministre, un pouvoir réglementaire doit être confié aux préfets de région.
- Des choix politiques courageux doivent fixer des priorités budgétaires claires et déterminées à l’Etat : sécurité, santé, éducation, infrastructures non routières de transport, rupture écologique, baisse du coût du foncier. Mais toutes ces priorités doivent être partagées avec les entités intermédiaires, la société, et les pouvoirs locaux.
- L’abaissement du coût du foncier pour l’accession au logement doit être l’une des grandes politiques prioritaires d’Etat. Elle détermine en effet toute la politique d’aménagement du territoire : les flux de transports et les services publics locaux.
- Enfin, l’Etat doit se saisir de l’intelligence artificielle (IA) pour améliorer sa productivité et sa réactivité : il y a un enjeu de productivité qui est là considérable. Mais l’Etat doit extraire les agents des tâches bureaucratiques et répétitives non pour disparaître mais pour redéployer les moyens libérés vers des emplois au contact des citoyens et tournés vers des enjeux concrets : agents d’accueil, soignants, juges, éducateurs et formateurs, chercheurs. L’IA doit être l’occasion pour dégager nombre de fonctionnaires des tâches procédurales et restaurer une administration de contact et de fraternité, humaine, agile, qui guide les citoyens, et progresse avec eux, dans un monde complexe. Laissée à elle-même dans la sphère administrative, l’IA produirait l’extrême contraire : la déresponsabilisation dans un Etat « techno-bureaucratique » et la captation de nombreuses fonctions relevant du bien commun par des GAFAs plus efficaces et rapides. Il y a dans ce domaine un impératif public qu’une classe politique dépassée n’a pour l’instant aucunement perçu.
Dans leur remarquable et décapant ouvrage paru en 2018 aux éditions Desclée de Brouwer, La politique de la vertu, deux politologues britanniques Adrian Pabst et John Milbank ont montré que l’Etat moderne, à la fois boulimique et peu efficace, ligotant la société, a laissé libre cours à la marchandisation libérale de nombreuses activités. L’étatisme et le libéralisme, comme l’illustrent les portraits robots et les tics sémantiques de nombreux de nos politiciens, travaillent de fait la main dans main, à rebours des schémas et des clivages formels qui nourrissent stérilement, et faussent, le débat politique. Demain l’État autoritaire sera peut-être même, tel au Brésil, la bouée de sauvetage d’un libéralisme sauvage qui détruit la société.
Il est temps de remettre en place, au-delà des stéréotypes idéologiques, l’État moderne, proche, modeste, agile mais présent et bienveillant, que les citoyens sont dans le droit d’attendre dans un monde civilisé.
Régis Passerieux
Professeur à l’Ecole HEIP