Les débats ouverts aujourd’hui autour de l’histoire, de la « cancel culture », du « wokisme » amènent à essayer de clarifier différentes notions permettant de réfléchir plus complètement et sereinement sur ces sujets.
1. On ne refait pas l’histoire. L’histoire est ce qu’elle est, on ne peut pas la changer.
Il faut qu’elle soit établie de la manière la plus complète et la moins subjective possible. C’est un travail extrêmement complexe dont sont chargés des professionnels qui s’appellent des historiens. Même avec la meilleure volonté du monde et la plus totale honnêteté intellectuelle, il est extrêmement difficile de l’établir parce que les informations sont toujours parcellaires, du simple fait que même au moment où les faits de l’époque qu’on étudie se sont produits, nul ne connaissait exactement tous les acteurs qui pouvaient, directement ou indirectement, intervenir. C’est l’une des tâches – et des difficultés – de l’historien que d’essayer de mettre au jour des éléments qui étaient cachés aux yeux mêmes des contemporains de la période étudiée et d’avoir la vision la plus complète possible des différentes forces et acteurs du moment.
D’où l’importance d’un travail historique le plus indépendant possible et de débats contradictoires entre scientifiques pour établir une histoire la plus exhaustive et objective possible.
Tous les pouvoirs politiques se sont inscrits dans une interprétation de l’histoire. Ils ont souvent cherché à la manipuler ou à la modifier en fonction de leur idéologie et de leurs intérêts. Ils n’ont pas hésité à la déformer en empêchant une documentation complète ou en détruisant ou modifiant les documents disponibles. Les exemples récents en Russie (interdiction de l’association Mémoriel travaillant sur la mémoire du goulag) et en Chine (réécriture de l’histoire du parti communiste avec occultation de multiples évènements de la période maoïste) en portent à nouveau témoignage.
L’explication du « mouvement de l’histoire » est l’un des enjeux clés de toute réflexion philosophique. L’interprétation du « sens de l’histoire » est évidemment un sujet politique majeur. On le voit bien avec les différents discours qui sont développés à ce sujet. Le discours du « roman national » de tous ceux qui ont une approche nationaliste de l’évolution historique ; le discours des forces sociales et de la lutte des classes pour tous ceux qui ont une approche marxiste ; le discours religieux pour ceux qui s’inscrivent dans une vision théologique du monde…
D’emblée, on voit donc que la question de l’établissement de la « vérité historique » qui est à la base de toute réflexion, n’est pas une question facile.
Néanmoins, même si les lacunes et les zones d’ombres sont certainement encore fort nombreuses, le travail accompli par les historiens depuis des décennies (et qui est chaque jour amélioré par de nouveaux travaux) permet de dégager une image souvent précise du déroulé des évènements historiques et de leurs causes.
De toute manière et si imparfaite que soit sa description, la vérité historique est un état de fait que l’individu d’aujourd’hui ne peut changer quoi qu’il en pense.
Qu’on la juge positive ou négative, l’histoire ne s’efface pas quelque envie que beaucoup en aient.
2. L’histoire ne pouvait pas être autrement que ce qu’elle fut.
Le vivant, c’est le temps. Il n’y a temps que parce qu’il y a du vivant. Le jeu des êtres vivants différents a fait l’histoire, d’abord des plantes et des animaux puis de l’espèce humaine au sein de la biosphère. L’espèce humaine est une espèce qui a réussi et qui s’est donc développée et a progressivement occupé et exploité toute la planète sur laquelle elle vit. Le jeu des rapports entre les individus humains et leurs capacités d’initiative et d’invention, puis entre les groupes et structures qu’ils ont progressivement établis, a construit l’histoire des différentes sociétés qui constituent l’humanité. Ces rapports sont des rapports de collaboration ou des rapports d’affrontement. L’histoire est la résultante de ces rapports et notamment des rapports de forces entre individus et entre groupes. Les plus forts d’un moment l’ont emporté sur ceux qui étaient les plus faibles. Il y a d’un côté la réussite, la prospérité, la paix, la puissance et de l’autre l’échec, la guerre, la misère, la soumission. Et souvent, un mélange et une alternance des deux dans un développement historique qui mêle avancées et reculs, progrès et échecs. C’est ainsi que sont nés et que sont morts les sociétés, les puissances et les empires, au fil des siècles, avec un jeu complexe entre l’échelle individuelle et l’échelle collective.
A un instant donné, par le jeu de multiples acteurs, les évènements sont allés dans un sens plutôt que dans un autre. Certains ont gagné et certains ont perdu… Cette histoire est remplie de multiples tragédies. Mais globalement, en dépit de tous les conflits tragiques, on peut considérer que l’humanité a progressé, comme en témoigne son énorme augmentation quantitative et la considérable amélioration de ses conditions d’existence. Toutes les sociétés ont essayé de limiter et d’encadrer les rapports de forces pour construire la stabilité et la paix. Si imparfaits soient-ils, les systèmes de démocratie libérale et sociale y ont le mieux réussi.
3. On ne peut pas juger les humains du passé avec les yeux d’aujourd’hui.
Bien sûr, on peut regretter que les évènements aient pris telle ou telle tournure. Bien sûr, on peut détester ou admirer tel ou tel personnage historique. Mais on ne peut se replacer dans le contexte d’un moment du passé qui a conduit à une situation qui peut sembler aujourd’hui inadmissible. Comment a-t-on pu arriver à engager une guerre générale suicidaire sur le sol européen en août 1914 ? Pourquoi a-t-on été dans l’incapacité de l’empêcher ? Le jeu des forces en présence a conduit à la guerre. Les forces de paix n’ont pas été assez puissantes pour l’empêcher. L’histoire, à ce moment-là, ne pouvait être différente.
L’état de la pensée à un moment fait que l’on accepte des situations qui paraissent actuellement inacceptables. Le jugement moral que l’on projette a posteriori est fonction de notre situation d’aujourd’hui… situation qui comporte pourtant, aussi, bien des sujets inacceptables… que l’on accepte pourtant parce que nous ne sommes pas en capacité d’y apporter réponse convenable.
Chaque époque a ses cadres intellectuels et moraux nés de son histoire et de ses conditions de développement et en fonction desquels se prennent les décisions et s’effectuent les choix. Il est difficile de les apprécier avec l’œil d’aujourd’hui.
4. Aucun humain vivant majeur d’aujourd’hui n’est responsable de ce qui s’est passé avant qu’il ne soit un citoyen actif en âge de majorité.
Ce sont des individus qui sont responsables des actions ou des politiques qu’ils conduisent. Lorsqu’un individu ou un groupe d’individus conduisent des actions néfastes ou criminelles, ce sont ces individus qui doivent être poursuivis et sanctionnés. C’est vrai dans le champ du droit pénal privé, à l’échelle individuelle. C’est également vrai dans le champ des actions collectives. D’où l’importance de la notion de crime contre l’humanité et des procès qui peuvent être menés à ce titre. Les dirigeants nazis ont été jugés, condamnés et exécutés. Un tribunal pénal international a pu être constitué, qui est un progrès considérable de l’état de droit à l’échelle planétaire. Mais les allemands d’aujourd’hui sont-ils responsables de ce qu’ont fait les générations d’allemands qui les ont précédés pendant la période nazie ? Y a-t-il continuité de la responsabilité passée par des institutions notamment étatiques ? Un responsable d’aujourd’hui peut-il demander pardon pour des actions conduites par un pays alors qu’il n’était pas même né au moment où les faits se sont produits ?
Un individu n’est responsable que de ce qu’il fait, pas de ce qu’ont fait ses prédécesseurs. Il peut évidemment regretter que ces faits aient eu lieu, que l’histoire se soit déroulé comme elle s’est déroulée, mais il ne peut assumer la responsabilité de ce que d’autres ont fait avant lui dans un autre contexte. C’est d’autant plus vrai en matière d’action collective, celle d’un Etat, pour ce qui concerne la majorité des individus qui le composent. Ils ne peuvent être tenus pour responsables de l’action de leurs dirigeants. Il est pourtant parfois difficile de démêler ce qui relève de la responsabilité d’individus de ce qui relève d’une responsabilité collective…
5. Transmissions, changements et ruptures.
Bien entendu, la situation d’aujourd’hui est le fruit de ce qui s’est passé auparavant tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective. Les générations actuellement vivantes sont héritières de celles qui les ont précédées. C’est vrai tant à l’échelle des individus en matière d’avoir (patrimoine), de savoir ou de pouvoir, qu’à l’échelle des institutions collectives. Le découpage des Etats-nations qui se partagent le monde – et leurs relations aujourd’hui – est évidemment fonction de l’histoire qui a précédé et qui peut remonter très loin dans le temps. Et, bien évidemment, les dominants en place cherchent à faire perdurer leur situation favorable en la transmettant aux générations suivantes. Il est frappant de constater, à cet égard, la remise en place de transmissions héréditaires du pouvoir dans un certain nombre de pays, telle la Syrie, et y compris dans des pays se prétendant communistes (dynastie des Kim en Corée du Nord, dynastie castriste à Cuba, « princes rouges » en Chine…).
Cette situation entraîne une demande de réparation exprimée souvent par ceux qui ont été les perdants, les dominés, les vaincus de l’évolution historique à l’endroit de ceux qui ont été les dominants et les vainqueurs et qui bénéficient toujours actuellement de cette situation. Il n’y a pas de complot ourdi de toute éternité pour assurer la domination du mâle blanc sur le reste de l’humanité comme le prétendent certains, mais il y a un déroulé historique qui a pu conduire, à un moment, à cette domination. La dimension sexuelle de cette domination est un sujet désormais largement débattu. On constate que l’organisation patriarcale du rapport homme/femme est largement partagée dans toutes les sociétés du globe, comme en témoignent le système organisé des concubines asiatiques ou la large polygamie africaine ou du monde arabo-islamique. Ces situations témoignent de l’identité des conditions historiques qui ont conduit, en tous les lieux de la planète, à cette situation.
Seul un mouvement de liberté et d’égalité des chances à l’échelle planétaire peut permettre de répondre à cette sollicitation et modifier demain l’héritage historique tel qu’il est aujourd’hui.
L’organisation collective que cela nécessite, à l’échelle planétaire, a été esquissée par les différents programmes et dispositifs mis en place par l’ONU et ses divers organes spécialisés. Elle doit être approfondie dans une logique de gouvernance globale qui puisse prendre en compte toutes les populations du monde, pour traiter les problèmes collectifs qui nous sont posés et notamment tous ceux nés des rapports d’une humanité de bientôt 8 milliards d’individus avec son environnement.
6. Responsabilités d’aujourd’hui et pour demain.
On ne peut agir sur le passé, mais on peut agir sur le présent et pour préparer un avenir meilleur que la situation d’aujourd’hui. Et il est alors possible de porter un jugement sur ce que nous faisons, chacun à notre niveau individuel, tant dans la sphère privée que comme citoyen pouvant participer à l’action collective par de multiples canaux. Tout comme il est possible de porter un jugement sur ce que font les responsables collectifs et notamment les dirigeants politiques. Les actions qu’ils conduisent favorisent-elles la paix, la prospérité, le progrès de l’humanité ? Permettent-elles de donner à tout individu quelles que soient ses origines, la possibilité de se développer au mieux de ses capacités et de bénéficier, en tout état de cause, d’une solidarité lui assurant une vie décente ? Cet objectif et le cadre de valeurs qui le sous-tend est-il partagé par tous ? Ce sont ces questions-là qui sont essentielles, parce que nous avons la capacité d’agir pour aujourd’hui et pour demain au service de l’intérêt général de l’humanité.
7. Que valorise-t-on dans le passé ?
Le fameux déboulonnage des statues que l’on voit se manifester un peu partout, pose une vraie question. Il est une réaction de ceux qui ont subi, qui ont été dominés contre ceux qui les ont dominés. Ce qui est valorisé à un moment ne l’est plus à un autre. Et on sait bien que cela est fonction du système de valeurs existant à un moment donné que ce système soit largement partagé ou qu’il soit imposé par une minorité. Dans une logique nationaliste – qui est un élément central de l’histoire du monde–, ce sont les grands souverains, les grands généraux victorieux, les grands législateurs nationaux qui seront évidemment mis en lumière. Même si leurs actions ont entraîné les pires souffrances pour leurs populations et pour de multiples autres, ils ont incarné à un moment l’identité et donc les intérêts considérés comme supérieurs d’un groupe, d’une nation, d’un Etat. Dans le cadre d’un système de valeurs nationaliste, la glorification de ces catégories de personnages est légitime et, en tout état de cause, ils ont été des figures historiques, qui ont marqué l’histoire par leur action, qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse.
La question qui se pose, pour aujourd’hui et pour l’avenir est alors : qui doit-on valoriser parmi les humains du passé ? Certainement ceux qui ont fait avancer la cause de la connaissance, la cause de la pensée, la cause de la paix, la cause de l’intérêt général, la cause de la liberté, la cause de la solidarité, la cause de l’art…
C’est à l’aune de ces valeurs qu’on peut construire un panthéon et qu’on peut juger l’action des responsables politiques d’aujourd’hui. Et il est clair que, désormais, cela ne peut s’apprécier qu’à l’échelle globale, celle de l’intérêt général de l’espèce humaine.
L’histoire ne peut être effacée. Elle ne pouvait pas être autre que ce qu’elle a été, sans devoir faire appel à quelque complot que ce soit. On ne peut pas juger les humains du passé avec les yeux d’aujourd’hui. Les humains actuels ne sont pas responsables de ce qui est advenu dans le passé. En revanche, ils sont responsables de ce qu’ils font et de la manière dont ils préparent l’avenir. On peut donc apprécier les actions des humains d’aujourd’hui en fonction de la qualité de leurs objectifs au service de l’intérêt général de l’humanité.
Le monde tel qu’il est aujourd’hui est le produit d’une succession de contraintes depuis l’origine de l’espèce humaine. Si un certain nombre de ses caractéristiques peuvent être actuellement modifiées, c’est parce que des circonstances nouvelles le permettent. C’est ainsi que toute l’évolution de l’humanité s’est déroulée, au long du temps. C’est ainsi qu’elle va se poursuivre et que nous sommes tous responsables de son orientation future.
Jean-François Cervel