Face aux défis que les mondes scientifiques et religieux se lancent aujourd’hui, il convient sans doute de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », afin de tirer le meilleur profit des questions, des défis mais aussi des connaissances et des valeurs propres à chacun.
À l’ombre d’un marronnier
Il finit par être baptisé le « marronnier du 20 mars » parce qu’au printemps ce bel arbre à fleurs rouges du jardin des Tuileries fleurissait au-dessus de la tombe des Gardes suisses, tués lors de la journée du 10 août 1792 ; le tremblement de terre du 16 novembre 1911 contraignit les jardiniers parisiens à l’abattre. Son souvenir ne s’en est pas pour autant perdu : après les milieux nostalgiques des anciens régimes, il trouva un terrain favorable dans ceux du journalisme : aujourd’hui, un marronnier désigne un article ou un reportage qui meuble une période de calme éditorial en traitant d’un sujet récurrent. À côté des régimes alimentaires, du marché de l’immobilier et des francs-maçons, les relations entre science et religion défendent bien leur place : elles offrent un mélange attirant et efficace de figures propres à devenir des mythes, dans une atmosphère où se mêlent les vapeurs d’encens, les odeurs de laboratoire et même la fumée des bûchers. Du pain béni pour les journalistes en peine, qui mérite tout de même d’être régulièrement exposé à la réflexion et à la méditation de tous ceux qui appartiennent aux différentes « chapelles » concernées : celle des croyants et celle des savants, bien entendu ; celle aussi des responsables politiques et des acteurs sociaux. Force est de reconnaître qu’en cette saison, j’entends l’époque qui est la nôtre, ce « marronnier » n’est pas en dormance, mais, au contraire, présente une vigoureuse ramure et un fier feuillage. À nous d’en tirer d’utiles enseignements et, ainsi, de suivre le conseil de Bernard de Clairvaux : « Les arbres et les pierres vous enseigneront bien plus et bien mieux que les maîtres. »
Qui va là ?
Commençons par lever les yeux au ciel.
Rares, bien rares sont les humains à ne s’être jamais posé la question d’une possible vie extraterrestre, à n’avoir jamais imaginé le moment où ils apprendraient qu’ils ne sont pas les seuls êtres vivants à habiter l’univers. Nombreux parmi nous s’intéressent, se soucient, se réjouissent ou s’inquiètent des effets qu’aurait sur les milieux religieux la découverte d’une vie, peut-être même d’une intelligence extraterrestre : ne seraient-elles pas bousculées, ébranlées, peut-être même brisées, tout comme le furent, par les astronomes du XVIIe siècle, les sphères de cristal sur lesquelles roulaient paisiblement les planètes des anciens systèmes cosmologiques ? Jill Tarter, qui est souvent considérée comme la « papesse » de la recherche d’une intelligence extraterrestre (SETI, selon l’acronyme anglo-saxon, pour Search for Extra Terrestrial Intelligence), est persuadée que l’existence assurée d’une intelligence extraterrestre sonnerait la fin des religions monothéistes qui n’ont fait qu’entretenir sur Terre des régimes de guerre et de destruction : elles seraient, poursuit l’astronome américaine, nécessairement concurrencées par les systèmes religieux et philosophiques extraterrestres, probablement plus sages que les nôtres selon elle.
Rien n’est moins sûr, estime Ted Peters. Ce théologien luthérien s’intéresse depuis plusieurs décennies à la vie extraterrestre et aux phénomènes aérospatiaux non identifiés (les PAN, OVNI et autres UFO) ; il a entrepris une enquête approfondie auprès de représentants et de membres de sept religions ou courants religieux à propos de l’effet de la découverte d’intelligences extraterrestres sur leurs fidèles1. La conclusion de ce travail prend le contrepied des propos de Tarter : une très large majorité des personnes interrogées (plus de 80 % des 1 300) estiment que la confirmation officielle de la découverte d’une civilisation extraterrestre ne mettrait en cause ni leur propre foi, ni la tradition religieuse à laquelle elles appartiennent. Bien entendu, les manières de recevoir et d’interpréter religieusement et théologiquement une telle découverte peuvent varier selon les appartenances et les confessions : Peters constate que les croyants les plus fondamentalistes (dans son enquête il s’agit principalement de protestants et de musulmans) paraissent les plus vulnérables, dans leur foi comme dans leur tradition. En revanche, d’autres chrétiens affirment que rien, au regard de leurs convictions religieuses, n’exclut la possibilité d’une vie intelligente extraterrestre ; certains prétendent même que les extraterrestres n’existent pas en tant que créatures matérielles, mais sont les formes prises par Satan et ses sbires démoniaques ! Un croyant bouddhiste se contente de dire qu’au regard de sa croyance les extraterrestres sont des êtres sensibles et possèdent eux aussi la nature du Bouddha. Les membres de l’Église mormone rappellent que la vie extraterrestre appartient déjà à leur credo. Quant au mythe du salut apporté par les extraterrestres, il semble n’avoir qu’une faible influence sur les milieux croyants. Au regard des résultats de son enquête, Peters peut donc conclure que les non-croyants estiment les conséquences pour les religions de la découverte d’une vie extraterrestre avérée plus négativement que ne le font les croyants.
Après avoir agité de doctes assemblées depuis des siècles et même des millénaires, sous le soleil de Grèce, sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris, dans les salles de l’Inquisition à Rome, sous les voûtes des collèges de Cambridge, la question de la vie extraterrestre, jadis baptisée pluralité des mondes, n’a donc été réglée ni par les philosophes, ni par les théologiens, ni par les derniers venus que sont les astrobiologistes et rien ne permet de penser que, si elle est un jour résolue (et elle ne pourra l’être d’une manière décisive que par la découverte d’une telle vie), elle signifie la victoire des uns ni la défaite des autres ; l’un des dossiers les plus brûlants des relations entre science et religion risque fort de rester ouvert. Giordano Bruno, sur le bûcher du Campo di Fiori, serait-il mort pour rien ?
Et si les créationnistes avaient raison ?
« Vous avez bien plus de crainte en rendant votre jugement que je n’en ai en l’acceptant. » Lorsqu’il prononce crânement ces mots, Bruno vient d’entendre la sentence qui le condamne à mourir brûlé vif comme « hérétique, impénitent, tenace et obstiné ». Ce fils de l’extraordinaire essor intellectuel qui a marqué le temps de la Renaissance ne s’est pas contenté de faire sienne la vision élaborée par Copernic d’un monde héliocentrique ; son esprit est allé plus loin, jusqu’à imaginer des mondes infinis qui, comme tels, rivaliseraient avec le Dieu tout-puissant de la tradition chrétienne. La sentence, prononcée en février 1600 par le tribunal de l’Inquisition, l’a empêché d’entrer dans l’époque moderne, mais son invective aux juges ecclésiastiques laisse supposer qu’il a pressenti avec eux qu’une ère nouvelle s’ouvrait. À leur manière, les créationnistes modernes ont hérité de la même crainte : que le monde ou plutôt la représentation du monde sur laquelle reposent leurs convictions soit bousculée, fragilisée, peut-être brisée par les découvertes scientifiques qui se sont accumulées depuis les travaux de Nicolas Copernic et, en ce qui les concerne, depuis Charles Darwin.
Même si, en France, ils n’ont pénétré la sphère publique que depuis une douzaine d’années, les créationnistes ont toujours été pris au sérieux, à quelque confession qu’ils appartiennent (d’abord chrétienne, puis musulmane) et dans quelque pays qu’ils sévissent (aux États-Unis, en Australie, puis en Europe). Les procès provoqués par leurs revendications n’ont heureusement pas pris le tour dramatique de celui de Bruno ; ils ont tout de même montré qu’après le paroxysme atteint en 1600 avec la condamnation de Bruno, le calme ne s’est définitivement installé entre les domaines religieux et scientifiques (les magistères, écrivait Stephen Jay Gould). Surtout lorsqu’il n’est pas question de passer « d’un monde clos à un univers infini » (Alexandre Koyré), mais d’interroger les origines de notre propre espèce et sa place au milieu des vivants… et de rejoindre ainsi les « revendications » de certains astrobiologistes.
Sans ignorer les dangers que les mouvements créationnistes font courir aux milieux de l’éducation et, en particulier, au respect de l’autorité scientifique des enseignants, ni leur dimension politique qui les associe aux courants les plus intégristes de notre époque, il convient de nous poser, en toute honnêteté, une question qui sonne a priori comme une provocation : et si les créationnistes avaient raison ?
Évidemment, ils ont tort de refuser à notre univers un âge supérieur à quelques milliers d’années, tort d’affirmer que les espèces qui peuplent la Terre ont été créées par Dieu une fois pour toutes, sans l’ombre ni la nécessité de transformations ni d’évolution, tort aussi de condamner l’idée selon laquelle l’indétermination et le hasard seraient des caractéristiques du cours de l’histoire naturelle terrestre, alors que, selon leurs convictions, Dieu l’aurait écrite une fois pour toutes au commencement de sa création. Ils ont tort d’ignorer les mots rédigés par Galilée et destinés à Christine de Lorraine qui transcrit les sages propos du cardinal Baronius : « Je dirais ce que j’ai entendu d’une personne ecclésiastique se trouvant dans un très haut degré de la hiérarchie, à savoir que l’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le ciel. » Ils ont tort d’ignorer l’apaisement (même relatif, même discutable) qu’a permis cette idée de séparer la question du « pourquoi » de celle du « comment ».
Il ne faut pas craindre de mettre en question ces torts. Mais les autorités politiques, en particulier celles en charge de l’enseignement des sciences, ne doivent pas être les seules à s’atteler à cette tâche, les seules à affronter ces véritables croisades ; les croyants qui confessent un Dieu créateur doivent eux aussi se laisser interroger (et laisser interroger leurs théologies, ajouterai-je) par l’attitude de leurs coreligionnaires vis-à-vis des sciences actuelles ou, plus précisément, de l’idée qu’ils s’en font et qu’ils véhiculent2. Et, pour mener à bien cette entreprise, ces croyants peuvent s’inspirer des travaux philosophiques et théologiques menés, au sein de leurs propres traditions, pour répondre à la question de la pluralité des mondes…
Pour autant, je répète la question initiale : et si les créationnistes avaient raison ?
Non pas lorsqu’ils s’en prennent à la démarche et aux travaux, aux hypothèses et aux théories proprement scientifiques, mais lorsqu’ils dénoncent, le plus souvent sans aucune finesse, l’attitude prétentieuse adoptée par certains scientifiques à l’égard des religions, voire des philosophies.
Si Jill Tarter attend avec impatience sinon l’arrivée du moins la découverte d’extraterrestres pour être débarrassée des religions, Richard Dawkins trouve dans les travaux des sciences terrestres des raisons suffisantes à ses yeux pour « en finir avec Dieu »3 : l’athéisme militant contemporain trouve l’une de ses sources actuelles d’alimentation dans la matière scientifique.
« Nous connaîtrons la pensée de Dieu ! »
Quatre siècles se sont donc écoulés depuis la mort de Giordano Bruno ; érigée en plein XIXe siècle près du lieu de son supplice, sa statue nargue le Vatican et attire les libres penseurs et les militants athées. Qu’aurait pensé ce philosophe de la rencontre qui a eu lieu, au début du mois de novembre 2008, de l’autre côté du Tibre, entre le pape Benoît XVI et l’un des successeurs d’Isaac Newton sur la chaire de mathématiques de l’université de Cambridge, le célèbre Stephen Hawking ? À l’occasion d’une réunion de l’Académie pontificale des sciences, le pape s’est approché du fauteuil du savant anglais, membre de cette honorable assemblée depuis 1986, et, après avoir regardé l’écran qui permet à Hawking de communiquer, s’est contenté d’esquisser une bénédiction. Était-ce là une manière de respecter le statu quo progressivement instauré entre les sciences modernes et les Églises ? Benoît XVI aurait tout de même pu interroger directement l’auteur d’Une Brève Histoire du temps, son best-seller publié vingt ans plus tôt, et lui demander comment en lire les dernières phrases, à propos de la Grande Théorie du Tout : « Cependant, si nous découvrons une théorie complète, elle devrait un jour être compréhensible dans ses grandes lignes par tout le monde, et non par une poignée de scientifiques. Alors, nous tous, philosophes, scientifiques et même gens de la rue, serons capables de prendre part à la discussion sur la question de savoir pourquoi l’univers et nous existons. Si nous trouvons la réponse à cette question, ce sera le triomphe ultime de la raison humaine – à ce moment, nous connaîtrons la pensée de Dieu4. » Le savant britannique n’a pas écrit ces mots par hasard. Dans la préface qu’il consacre à l’ouvrage de son confrère, Carl Sagan estime même qu’il s’agit d’« un livre sur Dieu… ou peut-être sur l’absence de Dieu. Le mot Dieu emplit ces pages. Hawking s’embarque dans une recherche pour répondre à la fameuse question d’Einstein, se demandant si Dieu avait le choix en créant l’univers. Hawking essaie, et il le dit explicitement, de comprendre la pensée de Dieu. » Pourtant, remarque l’astronome américain, dans Une Brève Histoire du temps, Hawking décrit « un univers sans limites dans l’espace, sans commencement ou fin dans le temps, et rien à faire pour le Créateur5. » Dès lors, à quel jeu théologique Hawking joue-t-il ?
La mention d’Einstein par Sagan n’a rien de fortuit : il ne fait aucun doute qu’Hawking s’est inspiré d’un mot du savant, pieusement recueilli par l’une de ses étudiantes, Esther Salaman. À l’issue d’un séminaire de physique qui se tenait à l’université de Berlin, sans doute en 1920, la jeune femme s’est enhardie à demander à son professeur : « Maître, que cherchez-vous donc dans vos équations ? ». Einstein lui a répondu : « Je veux savoir comment Dieu a créé l’univers. Je ne suis pas intéressé par tel ou tel phénomène, tel ou tel élément. Je veux connaître la pensée de Dieu ; le reste n’est que détails6. »
Connaître la pensée de Dieu. Au cours du XXe siècle, d’autres scientifiques ont eu recours à cette formule, à première vue surprenante sur leurs lèvres ou sous leur plume. Avant de mourir prématurément en 1920, le mathématicien indien de génie Ramanujan affirme qu’ « une équation pour moi n’a aucun sens, à moins qu’elle exprime la pensée de Dieu ». James Jeans, lauréat de la Royal Astronomical Society en 1922, défend l’idée selon laquelle le Grand Architecte de l’Univers a désormais les traits d’un mathématicien et que nous parviendrons un jour à « lire Sa pensée7 » ; le même Jeans aurait parlé, à en croire Georges Lemaître, du « doigt de Dieu qui agite l’éther8». D’écriture il est encore question dans un ouvrage de Richard Feynman datant de 1985 : « C’est l’un des plus grands mystères de la physique : un nombre magique donné à l’homme sans qu’il y comprenne quoi que ce soit. On pourrait dire que « la main de Dieu » a tracé ce nombre et que l’on ignore ce qui a fait courir sa plume9. » En 1989, dans Infinite in all Directions, Freeman Dyson reprend le mot d’Einstein : « Le défi, écrit-il, est de lire la pensée de Dieu ». « Nous voulons une théorie, peut-être une seule équation, qui va nous permettre de « lire la pensée de Dieu » », répète à son tour Michio Kaku, en novembre 2009, à propos des travaux menés à Genève, grâce au LHC, l’accélérateur de particules du CERN. Et j’arrêterai ce tour d’horizon « théologique » en mentionnant le mot fameux prononcé par George Smoot, le 23 avril 1992, au siège de la Société américaine de physique à Washington, lorsqu’il présente les résultats obtenus par le satellite COBE : « Nous avons observé les structures les plus anciennes et les plus grandes jamais vues de l’univers primitif. […] Si vous êtes religieux, c’est comme voir Dieu10 ! »
Ces astrophysiciens, ces mathématiciens ont manifestement enfreint le commandement que Jacques Merleau-Ponty avait énoncé pour résumer l’accord trouvé entre les deux camps, scientifiques et religieux : « Tu ne parleras pas du Tout11 » ; plus encore, ils ont ouvertement parlé de Dieu !
Quand l’homme crée des dieux
Que des scientifiques se mettent aujourd’hui à parler de Dieu n’est pas du goût de tous leurs confrères. Très sagement, Jean Audouze, dans un texte antérieur à la conférence de presse de Smoot, a mis en garde ses collègues : « Le territoire du scientifique, malgré la métaphysique cachée, malgré la puissance des sentiments, malgré le trouble de l’esprit, malgré les rivalités de personnes, reste assez clairement défini. Il ne recherche pas le doigt de Dieu12. » Ce conseil peut-il suffire pour gérer les croisades créationnistes et athées, sur fond de progrès continu des champs de la recherche scientifique ? J’en doute.
Car il faut prendre au sérieux les résultats de l’enquête conduite par Ted Peters : les religions paraissent montrer une réelle capacité de résistance et même de résilience face aux bouleversements provoqués par les découvertes en matière de science. Certes, la découverte d’intelligences extraterrestres appartient encore à l’avenir ; mais, dans le passé, les révolutions scientifiques (au sens introduit par Thomas Kuhn) fomentées par Copernic, Galilée, Darwin et leurs comparses n’ont pas fait disparaître les systèmes religieux : les mouvements créationnistes en sont la preuve.
Ceux qui ne se contentent pas d’être des observateurs passifs de cette situation ni des lecteurs assoupis de ce marronnier, ceux encore qui refusent d’enfourcher les montures des croisades modernes doivent donc s’interroger sur les phénomènes religieux eux-mêmes, sur leur origine, leur formation, leur maintien au sein de l’histoire et des communautés humaines.
Plus que jamais, nous avons besoin d’une compréhension scientifique des mouvements religieux.
Nos sociétés ont grand besoin d’une vision renouvelée, d’une analyse (même riche d’hypothèses) non seulement de la manière dont elles gèrent leurs « agents surnaturels », organisent leurs pratiques rituelles, mais aussi appréhendent la mort et la souffrance, construisent leur éthique. Elles doivent s’interroger sur les conditions morales qu’elles promeuvent et qui leur permettent d’adopter certaines cultures religieuses de préférence à d’autres… et non nécessairement l’inverse13. Elles doivent s’interroger sur les rites, religieux ou non, qui facilitent les échanges entre partenaires, contribuent à « fabriquer » des êtres humains reliés entre eux et sont autant de manière de gérer leurs peurs, leurs angoisses ou d’autres formes encore de troubles. Elles ne doivent pas hésiter à abandonner l’idée de trouver l’origine historique des religions, mais plutôt s’attacher à comprendre « comment la religion émerge de la sélection des concepts et de la sélection des souvenirs » (Pascal Boyer). Autrement dit, elles doivent rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César, prendre objectivement la mesure des religions… et celle des sciences.
Pierre d’angle ou pierre d’achoppement ?
L’épistémologie permet de déceler les limites et les faiblesses du statu quo dont j’ai précédemment parlé, de ce partage entre le pourquoi et le comment, surtout lorsqu’il est question de l’appliquer au domaine de la biologie ; à sa manière, Jacques Monod l’a démontré dans son ouvrage Le hasard et la nécessité, publié il y a cinquante ans. Plus généralement et que nous le voulions ou non, les sciences procurent aujourd’hui la matière propre à nourrir ces mythes dont notre humanité a besoin pour affronter la question (le mystère ?) de ses origines et celle de sa fin (de son destin ?), pour décider de ses comportements à l’égard des stades de la vie, de la conception à la mort.
Estimer que nous pourrions nous passer des religions ou, inversement, des sciences serait une grave erreur, tout comme pratiquer un dogmatisme religieux ou scientifique face à de prétendues menaces.
Pour conclure, je me tourne vers la communauté des théologiens à laquelle j’appartiens : notre époque offre l’occasion, la chance de revisiter des pans entiers de nos traditions et de nos corpus, en particulier ceux qui ont trait à la foi au Dieu créateur. Dans ces domaines, nous nous sommes trop souvent contentés de quelques images d’Épinal, mélangeant facilement les héritages mythologiques, les données culturelles et les éléments théologiques. Il ne s’agit pas nécessairement de partager les opinions métaphysiques et théologiques des savants, quand bien même ils seraient auréolés des récompenses les plus prestigieuses ; il convient même de rester critique à leur égard. Plus que jamais, être croyant aujourd’hui est affaire de foi et d’intelligence.
Arthur C. Clarke, fin connaisseur de science autant que de fiction, est l’auteur d’une sentence qu’il convient d’appliquer à la foi autant qu’à la démarche scientifique : « Une foi qui ne peut pas survivre à la collision avec la vérité ne mérite guère de regrets. » Il revient à chacun de faire de la recherche de la vérité une pierre d’angle ou une pierre d’achoppement.
Jacques Arnould
Théologien et historien des sciences
- Voir Ted Peters et Julie Froehlig, The Peters ETI Religious Crisis Survey Report, 2008, http://www.counterbalance.org/etsurv/PetersETISurveyRep.pdf. ↩
- J’ai moi-même essayé d’engager une réflexion en ce sens dans quelques ouvrages dont Dieu versus Darwin. Les créationnistes vont-ils triompher de la science ?, Albin Michel, 2007 ou encore La Théologie après Darwin, Cerf, 1998. ↩
- Voir Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Paris, Robert Laffont, 2008. ↩
- Stephen Hawking, Une Brève Histoire du temps. Du big bang aux trous noirs, Paris, Flammarion, 1989, p. 220. ↩
- Carl Sagan, dans Stephen Hawking, op. cit., p. 15. ↩
- Cité dans Esther Salaman, « A Talk With Einstein », The Listener, 54, 1955. ↩
- Freeman Dyson, Infinite in all Directions. Gifford Lectures given at Aberdeen, Scotland, April-November 1985, London, Penguin Books, 1989, p. 18. ↩
- Cité dans Dominique Lambert, L’itinéraire spirituel de Georges Lemaître, Namur, Lessius Editions, 2008, p. 127. ↩
- Richard Feynman, QED. The Strange Theory of Light and Matter, Princeton University Press, 1985. ↩
- L’expression est celle rapportée par Associated Press, « U.S. Scientists Find a Holy Grail », International Herald Tribune. ↩
- Jacques Merleau-Ponty, Cosmologie du XXe siècle. Étude épistémologique et historique des théories de la cosmologie contemporaine, Paris, NRF Gallimard, 1965, p. 8. ↩
- Jean Audouze, dans Jean Audouze, Michel Cassé et Jean-Claude Carrière, Conversations
sur l’invisible, Paris, Pierre Belfond, 1988, p. 142. ↩ - Je m’appuie ici sur le travail incontournable de Pascal Boyer : Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion, Paris, Robert Laffont, 2001. ↩