Aux élections législatives de juin 2022, la Polynésie française a créé la surprise en envoyant trois députés indépendantistes à l’Assemblée nationale, soit la totalité de son quota. C’est la première fois qu’un tel résultat a été obtenu par le parti indépendantiste.
Dans un article récent[1], nous avons proposé de décrypter ce succès comme le fruit d’une conjoncture particulière, où les inquiétudes liées au covid sont venues se greffer sur un contexte politico-religieux propre à la Polynésie.
Dans le texte qui suit, nous voudrions préciser cette analyse et la prolonger en inventoriant les points forts et les points faibles de l’indépendantisme polynésien. L’enjeu est ici très important car, comme on le sait, le centre de gravité de la géopolitique internationale se déplace vers la zone pacifique, ce qui confère aux possessions françaises une place de choix dans le nouvel échiquier mondial.
Une sensibilité plus autonomiste qu’indépendantiste
Lors du référendum de 1958, 36% des électeurs de Polynésie ont voté contre le projet de Constitution proposé par le général de Gaulle. Ce pourcentage est important : il est nettement plus élevé que dans les autres possessions coloniales françaises, à l’exception de la Guinée, seul territoire à avoir opté pour l’indépendance.
Pour autant, ces 36% relèvent moins d’une volonté d’indépendance que d’une aspiration à l’autonomie, conformément d’ailleurs à la demande de Pouvana’a Oopa, le leader charismatique de l’époque appelé à devenir l’icône des indépendantistes après sa mort en 1977.
Tout indique en effet que, même si la sensibilité indépendantiste a toujours été présente, l’ancrage dans la République française n’a jamais été remis en cause, sans doute parce que les Polynésiens ont obtenu la pleine citoyenneté dès 1880.
Un attachement sincère à la France peut être repéré au cours du temps, comme lors de la Première guerre mondiale où 1 200 Polynésiens se sont engagés volontairement dans l’armée française (sur une population de 30 000 habitants).
Si la tendance indépendantiste reste minoritaire, l’autonomie constitue en revanche une demande forte et ancienne. Cette demande aurait certainement été accordée précocement si la Polynésie n’avait pas été choisie pour implanter le Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), l’organisme chargé de réaliser les essais nucléaires à partir de 1966 (d’abord aériens, puis souterrains à partir de 1974). La période du CEP (1966-1996) a profondément transformé la démographie et l’économie de la Polynésie[2].
Mais le projet d’autonomie n’est pas enterré. Un premier statut est accordé en 1977, année qui voit éclore les deux grands partis polynésiens : le parti autonomiste Tahoeras’a huira’atira (Union du peuple), de sensibilité gaulliste, créé par Gaston Flosse, et le Tavini huira’atira (« Servir le peuple »), parti indépendantiste créé par Oscar Temaru.
Si ces deux partis vont durablement structurer la vie politique locale[3], le parti indépendantiste Tavini peine à trouver sa place, notamment parce que le statut d’autonomie l’a privé d’une bonne partie de son argument principal : la défense de la culture polynésienne, laquelle peut être assurée par les autorités locales.
Pour se différencier des autonomistes, les indépendantistes sont alors amenés à tenir un discours radical dirigé à la fois contre la France, qu’ils accusent de « brigandage » ou de « terrorisme d’Etat », et contre les autonomistes au pouvoir. Ils développent une conception rigide, de type ethno-nationaliste, de l’identité autochtone (« une identité maohi, un peuple maohi, une tradition maohi »)[4], faisant peser une forte pression sur l’ensemble des partis politiques.
La reprise des essais nucléaires : le tournant de 1995
La décision du président Jacques Chirac de reprendre les essais nucléaires en 1995, qui a eu de lourdes conséquences jusqu’à aujourd’hui, va permettre de donner un coup de fouet provisoire aux indépendantistes.
Pour faire accepter les essais, la Polynésie obtient en effet des contreparties financières et institutionnelles. Un nouveau statut d’autonomie est promis par Jacques Chirac à son ami et soutien Gaston Flosse, lequel préside la collectivité territoriale entre 1996 et 2004. Ce statut ne va pas jusqu’à créer une citoyenneté polynésienne comme le voulait Gaston Flosse (qui réclamait notamment une priorité dans l’accès à l’emploi et au foncier[5]) mais il augmente fortement les compétences de la collectivité. Il crée également un système de gouvernement étroitement calqué sur celui de la Vème République, jusque dans le choix des mots (présidence, gouvernement, ministre). Avec ce statut, Jacques Chirac et Gaston Flosse pensent gagner les cœurs et couper l’herbe sous les pieds des indépendantistes.
Mais le plan ne se déroule pas comme prévu. Les essais nucléaires ont provoqué un trouble profond dans la population. Les études sanitaires ont beau être rassurantes, le sentiment se diffuse que les conséquences sont niées par les élites locales et nationales.
Si les réactions violentes sont rares (elles se limitent aux émeutes de 1995[6]), les essais raniment la mémoire du CEP, ce passé au souvenir contrasté qui renvoie à une période de faste relatif mais aussi de bouleversements pour la société traditionnelle, ce qui rend délicat la mise en place d’un récit consensuel[7].
Ephémère victoire des indépendantistes en 2004
Dans la foulée du nouveau statut de 2004, Gaston Flosse convainc Jacques Chirac de dissoudre l’assemblée territoriale et de modifier le mode de scrutin, ce qui permet d’introduire une prime majoritaire censée lui garantir une majorité confortable[8].
Le plan de Gaston Flosse va se gripper pour deux raisons. Tout d’abord, beaucoup d’électeurs prennent peur. Ils craignent que le « système Flosse », déjà inquiétant par son mélange de clientélisme et d’autoritarisme sur fond de mégalomanie (il s’est fait construire un palais à 30 millions d’euros[9]), ne devienne encore moins contrôlable, voire ne vire tout bonnement au régime policier, surtout face à un Etat central peu regardant. Il est vrai que la création d’une milice locale (le Groupement d’intervention de la Polynésie[10]), ainsi que la disparition mystérieuse du journaliste Jean-Pascal Couraud en 1997, nourrissent les spéculations.
Ensuite, les opposants parviennent à s’entendre au sein d’une coalition, l’Union pour la Démocratie en Polynésie (ULDP). Cette coalition regroupe le parti Tavini et d’autres partis, dont le parti Mana Te Nunaa (« Le pouvoir du peuple »), parti indépendantiste d’obédience marxiste créé en 1975 qui a obtenu quelques succès électoraux avant de péricliter faute d’avoir su convaincre une population très chrétienne que la lutte des classes est une grille de lecture pertinente.
A la surprise générale, l’ULDP progresse fortement en voix et, grâce au nouveau mode de scrutin, parvint à obtenir la majorité des sièges. Oscar Temaru, le leader indépendantiste, est élu à la présidence mais les défections surviennent rapidement, notamment en raison du discours très religieux porté par Oscar Temaru et son parti (le président de l’assemblée Anthony Géros entreprend d’installer un crucifix, symbole du parti Tavini).
La crise est aussi amplifiée par la culture politique locale, laquelle repose moins sur des appartenances partisanes que sur des relations d’échanges, ce qui crée un important « nomadisme politique »[11] sur fond de « lutte des places »[12].
Résultat : une période d’instabilité politique s’ensuit, rythmée par diverses manœuvres et trahisons. Oscar Temaru est élu trois fois à la présidence, où il alterne avec Gaston Flosse ainsi qu’avec le protégé de ce dernier, Gaston Tong Sang. Mais les deux Gaston finissent par se fâcher, et on assiste même à une alliance surprenante entre Gaston Flosse et Oscar Temaru pour se débarrasser de Gaston Tong Sang.
La crise ne s’interrompt que lorsque Gaston Flosse, croulant sous les procédures judiciaires, est rendu inéligible en 2014. Son propre gendre, Edouard Fritch, prend alors sa succession. Mais les deux hommes se fâchent à leur tour, ce qui conduit Edouard Fritch à créer son parti en 2016, le Tapura huira’atira (« Liste du peuple »). Elu président de la Polynésie, Fritch reprend à son compte le discours autonomiste. Il plaide à l’ONU pour que la Polynésie soit retirée de la liste des territoires à décoloniser[13], alors qu’Oscar Temaru a déposé une plainte pour crime contre l’humanité auprès de la Cour pénale internationale au titre des essais nucléaires menés de 1966 à 1996[14].
Politisation de l’Eglise protestante
Si la question du nucléaire est autant exploitée par le mouvement indépendantiste, c’est parce qu’elle fait l’objet d’une forte instrumentalisation de la part de l’Eglise protestante, qui est elle-même très engagée dans la cause indépendantiste. Le parti Tavini obtient ainsi ses meilleurs scores dans la troisième circonscription de Polynésie, celle qui regroupe les communes de Faa’a et Punauia, avec les Iles Sous le Vent, autant de zones de force du protestantisme. C’est ainsi dans cette circonscription que le Tavini a manqué de peu d’obtenir un député en 2012 et qu’il a fait élire son premier député en 2017.
Si le protestantisme est bien implanté en Polynésie, notamment dans l’archipel de la Société (Îles du Vent et Îles Sous le Vent) c’est en raison d’une colonisation qui a été initialement menée par les Britanniques, avant que les Français ne prennent le relai en amenant les missionnaires catholiques.
La rivalité entre catholiques et protestants a profondément marqué la vie polynésienne.
Cette rivalité est d’autant plus âpre que de nombreux mouvements religieux sont apparus qui viennent concurrencer les Eglises traditionnelles : mormons, sanitos (mormons dissidents), Témoins de Jéhovah, adventistes, Pentecôtistes. Seuls les musulmans sont absents depuis qu’un projet de mosquée à Papeete a été brutalement rejeté par des manifestations de rue en 2013[15].
Cette diversité religieuse a créé un contexte de vive compétition, surtout entre les Eglises protestantes qui sont elles-mêmes très puritaines (elles ont bloqué la légalisation de l’avortement jusqu’en 2002)[16].
L’enjeu est de conserver ou de capter une population qui, bien que très pieuse, commence à être gagnée par l’athéisme.
Pour les églises protestantes, la quête des dons (le mê) représente ainsi un enjeu majeur[17]. Les rivalités sont d’autant plus fortes que la loi de 1905 ne s’applique pas en Polynésie, de sorte que les pouvoirs locaux subventionnent les religions, notamment par le biais du soutien aux écoles privées et aux associations.
Pour mieux asseoir son ancrage local, l’Eglise protestante de Polynésie a choisi de basculer dans le camp indépendantiste. Cette rupture avec son attitude initiale (en 1958 elle avait appelé à voter pour le maintien dans la République[18]) lui permet de faire coup double : d’une part elle fait oublier qu’elle doit sa présence sur l’île à la colonisation (grâce à la London Missionary Society) ; d’autre part elle peut se placer en opposition avec l’Eglise catholique qu’elle accuse de conformisme et de soumission au pouvoir colonial.
Mais ce positionnement a pour inconvénient de pousser à la surenchère. Prenant fait et cause pour le peuple Maohi (en 2004, elle se rebaptise symboliquement Eglise protestante Maohi), l’Eglise protestante développe une rhétorique très messianique (le peuple Maohi est comparé aux Hébreux) et même carrément agressive. L’Etat français est accusé de vouloir faire disparaître le peuple autochtone (« la France obtient sa Vie à partir de la Mort du Maohi »[19]) ou de le maintenir dans l’esclavage (« le peuple ma’ohi est sous l’esclavagisme de l’Etat français »[20]),).
Ce faisant, non contente d’alimenter un discours de haine à l’égard des Farani (terme méprisant désignant les Français), elle nourrit un discours politisé et complotiste qui, s’il rebute certains fidèles soucieux de neutralité religieuse, infuse dans les esprits et imprègne le parti indépendantiste.
Gaston Flosse lui-même, désireux de revenir dans le jeu politique, a tenté de jouer sur cette fibre indépendantiste. En janvier 2022, il modifie le nom de son ancien parti Tahoera’a afin d’intégrer le terme maohi (Amuitahira’a no te nuna’a Mā’ohi, soit « l’Union du peuple Ma’ohi »), mot devenu un marqueur en Polynésie. Cette tentative n’a pas suffi à assurer son succès, mais elle illustre la force qu’ont pris les références ethnoreligieuses dans la vie politique.
Vincent Tournier
Maître de conférences de sciences politiques, IEP de Grenoble
[1] Tournier (Vincent), « Polynésie française : l’épidémie du Covid a-t-elle servi le mouvement indépendantiste ? », The Conversation, 26 janvier 2023 (disponible en ligne).
[2] Chesneaux (Jean), Tahiti après la bombe : quel avenir pour la Polynésie, L’Harmattan, 1995.
[3] Trémon (Anne-Christine), « Logiques « autonomiste » et « indépendantiste » en Polynésie française », Cultures & Conflits, mars 2005.
[4] Regnault (Jean-Marc), Des partis et des hommes en Polynésie française, Papeete : Vers les Iles, 1995.
[5] Flosse (Gaston), « La citoyenneté de pays: L’exemple de la Polynésie française », communication au Colloque « Identité, nationalité et citoyenneté outre-mer », Papeete, 9-10 novembre 1998.
[6] « Après les émeutes de Tahiti, Gaston Flosse s’en prend aux indépendantistes », Le Monde, 10 septembre 1995.
[7] « La Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique chargée d’écrire l’histoire du nucléaire », Polynésie la 1ère, 22 octobre 2018.
[8] Clinchamps (Nicolas), « Les avatars de la loi électorale en Polynésie française. Histoire d’une évolution inachevée », Pouvoirs, vol. 132, n°1, 2010.
[9] « Construction des bâtiments de la Présidence, exercices 1996 à 2004 », Chambre territoriale des Comptes de Polynésie française, 31 mai 2005.
[10] « Sur la gestion de la Polynésie française : Groupement d’interventions de la Polynésie (GIP), exercices 1998 et suivants », Chambre territoriale des Comptes de Polynésie française, 29 mai 2006.
[11] Al Wardi (Sémir), Tahiti Nui, ou les dérives de l’autonomie, L’Harmattan, 2008.
[12] Regnault (Jean-Marc), Tahiti malade de ses politiques, Les Editions de Tahiti, 2007.
[13] « Edouard Fritch : ‘La Polynésie n’est pas une colonie qu’il faut décoloniser’ », Polynésie la 1ère, 8 octobre 2019 ; « L’ONU refuse de retirer la Polynésie de la liste des Pays à décoloniser », Tahiti Infos, 20 janvier 2020.
[14] « Polynésie : Plainte à la CPI contre la France pour les essais nucléaires », Reuters, 10 octobre 2018.
[15] « La chari’a, faut pas charrier ! », Polynésie la 1ère, 10 novembre 2013.
[16] « Le délai légal de l’IVG rallongé en Métropole, mais pas encore ici », Polynésie la 1ère, 25 février 2022.
[17] Malogne-Fer (Gwendoline), « La collecte de mê au sein de l’Église protestante mâ’ohi », Journal des anthropologues, n°114-115, 2008.
[18] « L’Eglise protestante et le référendum de 1958 en Polynésie », Le Monde, 15 juillet 1963.
[19] Communiqué du Conseil Supérieur de l’Église Protestante Mäòhi à l’issue du 131ème Synode du 24 juillet au 2 août 2015 (disponible sur le site cevaa.org).
[20] « Un 136e synode contre “l’esclavagisme de l’Etat français” », Tahiti Infos, 1er août 2021.