Depuis plus de 20 ans, la France vit un « malheur français », comme l’explique Marcel Gauchet, en raison d’élites qui ont cherché à copier des modèles étrangers, abandonnant la singularité française. Sur le plan économique, cela nous conduit à chercher à copier simultanément un modèle anglo-saxon de tertiarisation ou un modèle industriel allemand.
Or, nous perdons sur tous les côtés, car notre pays ne produit plus suffisamment pour satisfaire sa demande intérieure et n’exporte plus assez pour financer ses importations. Ce mal économique profond porte un nom : la perte de compétitivité.
Une dégradation structurelle de la compétitivité
La France a miné ses propres acteurs économiques. La compétitivité-prix française est pénalisée par un coût du travail dans l’industrie parmi les plus élevés de la zone euro : près de 42 euros par heure, contre 38 euros en moyenne et 36 euros en Allemagne. Les allégements de charges engagés depuis une décennie n’ont pas suffi à inverser la tendance. De même, la fiscalité de production, qui prélève lourdement avant même que les entreprises ne soient rentables, reste l’une des plus élevées d’Europe : elle représente environ 3,6 % du PIB, contre 0,9 % en Allemagne. Ce surcoût réduit les marges, freinant donc l’investissement industriel et la capacité de nos entreprises à s’insérer dans les chaînes de valeur internationales.
La France souffre aussi d’un déficit de compétitivité hors prix, soit la capacité à exporter des produits indépendamment de leur prix. Celle-ci résulte d’une double dynamique néfaste, à savoir un positionnement « milieu de gamme » et une perte de spécialisation dans les secteurs à forte intensité technologique. Ainsi, dans plusieurs secteurs, la France est pénalisée par ce positionnement : automobile, biens d’équipement ou encore pharmacie. Dans d’autres secteurs où la France dispose d’un positionnement « haut de gamme », tels que le luxe, l’armement ou l’aéronautique, nous perdons notre degré de spécialisation faute d’investissement productif, surtout d’un environnement fiscal et réglementaire infernal.
Le « Malheur français »
La dégradation de notre compétitivité a déséquilibré notre pays. D’abord, la France n’exporte plus assez de biens industriels, mais continue d’importer massivement. En 2023, la balance commerciale des biens affichait un déficit de 98 milliards d’euros. Elle finance donc une part croissante de sa consommation par l’endettement public et privé ou par une dépendance accrue aux importations. Notre tissu productif est concentré. Moins de 130 000 entreprises françaises exportent, contre plus de 300 000 en Allemagne. Ce n’est pas un détail : c’est le révélateur d’un tissu entrepreneurial trop peu tourné vers l’international, mal structuré et parfois découragé par la complexité du cadre national.
Résultat : une désindustrialisation accélérée, une perte d’autonomie stratégique et un affaiblissement du potentiel de croissance à long terme.
La France est également déséquilibrée sur le plan territorial. Tandis que les métropoles, concentrant l’économie des services et les fonctions tertiaires supérieures (75 % du PIB), parviennent à s’adapter à la mondialisation, les zones rurales et périphériques, anciennement industrialisées, s’enfoncent dans la crise. Fermeture d’usines, perte de savoir-faire, baisse des revenus, chômage structurel : la désindustrialisation vide ces territoires de leur vitalité économique. C’est là que se joue le véritable malheur français. Car ce sont les secteurs exportateurs qui irriguent les territoires : ils génèrent des emplois directs et indirects, des infrastructures, un ancrage local durable. Ainsi, la France subit un paradoxeterritorialrelevé par les Gilets jaunes : les riches métropoles sont ouvertes sur le monde, mais n’exportent que des services à plus faible valeur ajoutée, lorsque les territoires détruits par le monde sont les zones rurales et périphériques, plus susceptibles d’exporter des biens à forte valeur ajoutée.
Pour un choc de compétitivité
Face à ce diagnostic, un choc de compétitivité devient une urgence stratégique. Il doit être double : sur les coûts et sur la qualité. Le volet « coût » passe par une baisse massive et pérenne de la fiscalité de production, une simplification radicale du cadre réglementaire, une politique énergétique plus prévisible et compétitive, et une réforme du financement de la protection sociale pour alléger durablement le coût du travail qualifié. C’est une condition nécessaire pour permettre aux entreprises françaises de regagner des marges, d’investir, de recruter, et surtout de se repositionner à l’export.
Mais ce choc doit aussi être qualitatif. Il faut une montée en gamme ciblée et stratégique sur les secteurs d’avenir : transition énergétique, industrie bas carbone, aéronautique, santé, électronique, défense, intelligence artificielle. Ces filières doivent s’appuyer sur un maillage dense d’ETI et de PME industrielles, intégrées dans des écosystèmes régionaux dynamiques et connectées aux grandes chaînes de valeur européennes et mondiales.
Le soutien public à l’export doit être renforcé, clarifié, articulé autour d’une stratégie lisible et stable, avec une diplomatie économique offensive.
Ce choc de compétitivité ne doit pas seulement être pensé pour les équilibres macroéconomiques ou les ratios budgétaires. Il doit être conçu comme une réponse à la crise territoriale, sociale et industrielle du pays. Redéployer des industries exportatrices dans les zones en déclin, c’est recréer des emplois, des perspectives, de la dignité. C’est redonner une fonction économique aux territoires oubliés. C’est réconcilier croissance et cohésion. Et c’est, enfin, sortir durablement du malheur français.
Hugo Spring-Ragain, expert des questions économiques du thinktank Le Millénaire
Guillaume Escalmel, analyste au Millénaire, co-auteur du rapport Pour un choc de compétitivité