Avec la crise sanitaire que nous avons vécue et la chape de plomb qui est tombée sur les institutions républicaines et démocratiques, la question qui se pose aujourd’hui est de savoir quelle réflexion devra s’en suivre pour l’avenir dans cette situation inédite. Nous allons devoir revisiter notre conception de la démocratie et avoir un regard sans concession sur cet épisode exceptionnel. Il pourrait être envisager un nouveau mode de saisine du Conseil constitutionnel.
Il est d’ores et déjà acquis que des dizaines de procès auront lieu contre l’Etat. L’Etat a-t-il failli ? A-t-il menti ? A-t-il caché son incompétence, ses défaillances, a-t-il voulu se prémunir pour l’avenir ? L’administration de l’Etat a-t-elle complètement sombré et succombé dans le dédale des procédures administratives ?
Il appartiendra aux commissions d’enquêtes parlementaires de réaliser un diagnostic et de rendre des rapports argumentés qui devront, d’une part, enquêter en profondeur sur ce qui s’est passé et, d’autre part, auditionner les principaux acteurs publics et privés de la crise.
La démocratie en question
Mais surtout, il sera nécessaire d’avoir un vrai débat sur les enjeux de démocratie de cette crise. Nos droits et liberté ont-ils été menacés et de quelle façon ?
Incontestablement et les juridictions suprêmes l’ont reconnu, nos libertés ont été limitées, et la procédure accélérée avec laquelle les lois et les ordonnances ont été adoptées laisse planer un doute sur le respect de la procédure démocratique.
Certains diront, s’agissant du Conseil d’Etat, que la plus haute juridiction administrative se sera érigée en bouclier du gouvernement. Les juges du Conseil d’Etat qui, il est vrai, ont rejeté la plupart des recours dirigés contre les décisions de l’Etat qu’il s’agisse de décrets ou d’ordonnances, auront tenté toutefois d’assurer un équilibre entre préservation des libertés publiques et nécessité des mesures de police administrative dans l’objectif clairement affiché de réduire le risque de propagation du virus.
Le Conseil constitutionnel absent pendant tout le confinement
Il eut été toutefois fort utile au débat démocratique que le Conseil constitutionnel soit saisi dès la première loi d’urgence sanitaire du 23 mars 2020. Alors que les libertés publiques étaient en jeu, les élus de la République, tétanisés par la crise sanitaire, n’ont pas voulu ajouter à la crise et entraver l’action du gouvernement. Pourtant, plusieurs dispositions de cette loi étaient sans doute anticonstitutionnelles.
On en a la confirmation avec la décision n°2020-800 du Conseil constitutionnel du 11 mai 2020. Le juge constitutionnel a ainsi jugé anticonstitutionnelle la prolongation du régime juridique de l’isolement et de la mise en quarantaine prévu par le dernier alinéa de l’article L.3135-15 du Code de la santé publique modifié par la loi du 23 mars 2020 instaurant l’état d’urgence sanitaire. Cette disposition était contraire à la Constitution parce que le législateur n’avait pas prévu l’intervention dans les plus brefs délais du juge judicaire qui, aux termes de l’article 66 de la Constitution, est le gardien des libertés individuelles. Il s’agissait d’une grave entorse aux libertés individuelles protégées par la Constitution.
Si le juge constitutionnel avait été saisi dès cette première étape, il aurait clarifié le régime juridique applicable.
Au lieu de cela, pendant tout le temps du confinement, nous avons évolué dans une sorte d’incertitude juridico-politique caractérisée par une atteinte aux libertés individuelles sans aucune intervention du juge constitutionnel.
Plusieurs dispositions inconstitutionnelles
Le Conseil constitutionnel a également invalidé la disposition qui permettait aux autorités de communiquer à des organismes non directement chargés de lutter contre la pandémie, les noms des personnes atteintes du Covid-19 sans leur consentement. Cette disposition était tellement étendue qu’elle en était dangereuse. Pourtant, il semble que dans son avis préalable, le Conseil d’Etat n’ait pas relevé de problème juridique sur cette question.
D’autres réserves d’interprétation ont été soulevées dans cette décision sans remettre en cause la loi elle-même. Il s’agit de la confidentialité des données par les sous-traitants de l’Etat mais aussi par le personnel chargé de récolter les informations sur les patients. Il a enfin rappelé la nécessité pour le juge judicaire d’être saisi dès les douze heures au-delà de la période de mise en quatorzaine.
La question qui a le plus été sujette à controverse parmi les sénateurs a été celle de la responsabilité pénale des maires. Au final le Conseil juge que l’interprétation que donne le Code de la santé publique de l’article 121-3 du code pénal ne change pas fondamentalement les données de la question d’une éventuelle responsabilité pénale future.
Le débat démocratique n’a pas non plus été exemplaire.
Le ressenti de cette crise sanitaire est bien qu’un peuple sincèrement démocratique et volontiers frondeur, a accepté sans coup férir la mise entre parenthèse de la vie démocratique, comme s’il s’agissait d’une fatalité. Il n’y aura eu aucun débat, aucune fronde. Le juge constitutionnel n’aura été que tardivement invité à participer au débat.
La protection de la santé : un « objectif à valeur constitutionnelle »
Le Conseil constitutionnel, pour valider la loi de prolongation de l’état d’urgence, a réaffirmé que la protection de la santé était un « objectif à valeur constitutionnelle ». Cette notion d’OVC est particulière. Il ne s’agit pas d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République et consacré par le Conseil constitutionnel. Selon Bernard Stirn et Yann Aguila « un objectif à valeur constitutionnelle est avant tout un outil juridique permettant de justifier une atteinte limitée à un droit constitutionnel lorsqu’elle est nécessaire pour le concilier avec un tel objectif »1.
Par ce raisonnement, le Conseil constitutionnel place par-dessus tout la protection des libertés fondamentales, les libertés individuelles protégées par le juge judicaire, mais comme la situation exigeait que l’on la limitât, il a recours à cet objectif de valeur constitutionnelle qu’est la protection de la santé.
Créer un recours citoyen de constitutionnalité
Néanmoins, la situation est décevante.
Nous n’aurons eu aucun débat en pleine pandémie, sur l’enjeu relatif à l’Etat de droit, la démocratie, la préservation des droits de l’Homme.
Certains ont même pu considérer, faisant écho à l’opinion publique, que poser de telles questions eût été indécent. En Allemagne en revanche, la Cour constitutionnelle sarroise a, dans un arrêt du 28 avril 2020, jugé que « les empiétements sur le droit fondamental de liberté de la personne – tels que les restrictions de sortie – nécessitent d’être accompagnés d’un contrôle de leur justification. Plus leur durée est longue, plus les exigences doivent être élevées en ce qui concerne leur justification et leur cohérence avec les autres réglementations régissant les contacts physiques des personnes. » ajoutant « jour après jour de la restriction de la liberté, la perte du droit fondamental de liberté de la personne est un dommage irrémédiable. On ne peut pas le compenser pour le temps qui est déjà passé » concluant que s’agissant des interdictions en cause « le gain ainsi obtenu en matière de protection de la santé n’est pas motivé de manière compréhensible. »
Nous devrons tirer les leçons de cette absence prolongée du juge constitutionnel dans le cadre d’une révision en profondeur de la Constitution de la Ve République qui pourrait instaurer une nouvelle procédure : la saisine populaire du Conseil constitutionnel que l’on pourrait appeler « le recours citoyen de constitutionnalité » à définir dans une loi organique après révision constitutionnelle.
Patrick Martin-Genier
Essayiste, spécialiste des questions européennes et internationales
- Droit public français et européen édition, Sciences-po ; Les presses, 2014, p.140 ↩