Depuis vingt ans, l’ingénierie de la data s’est appliquée à traiter de façon industrielle le flot ininterrompu de données émanant des individus connectés. Ce traitement rationnel et précis a consisté à tamiser soigneusement les informations puis à les enfermer dans des boites étiquetées. Ce travail de titan mobilise une énergie considérable. Il demeure rentable et a généré plusieurs innovations de rupture, notamment dans le domaine du marketing politique.
Ce processus industriel s’est affiné au fil du temps, à l’aide de robots intelligents et de systèmes captant avec de plus en plus de finesses les oscillations des goûts et des sentiments. Force est toutefois de constater que cette économie matérielle du triage des émotions fugitives perd aujourd’hui en rentabilité. Comment l’expliquer ?
La raison n’est pas simplement d’ordre quantitatif : en effet, la masse de données à traiter ne constitue pas un problème insurmontable. Il ne tient pas non plus uniquement au fait que les sociétés qui traitent les données le font au grand jour sans durcir leurs réseaux et par conséquent en pure perte, au vu et au su de tous.
La principale difficulté est en réalité la suivante : le système de tamisage massif produit des micro-images remarquablement précises mais mortes. Or les sociétés qui constituent l’objet de notre étude sont vivantes par nature. Elles cherchent d’ailleurs inconsciemment à perpétuer la vie.
La nouvelle révolution en cours consiste à repenser la data en temps qu’écosystème vivant.
Le vieux système industriel de traitement des données pouvait identifier – si l’on nous autorise cette métaphore – chaque feuille d’un arbre et sa mobilité propre, tout en étant incapable d’identifier les vents dominants qui les agitent. Or le deep learning des sociétés animales, n’a que très marginalement été comparé à l’analyse des comportements humains. Nous nous plaisons par exemple à identifier des centres au sein des sociétés humaines en mettant au grand jour des points nodaux où se trouverait un leader d’influence. C’est oublier un peu vite qu’au sein des sociétés animales, le centre reste souvent invisible. Ainsi, les influenceurs ne se trouvent pas forcément à la tête des chaines de tweets, qui sont suivis d’une multitude d’imitateurs, les singeant en écho.
En effet, la plupart des gestes imités n’emportent pas avec eux une modification en profondeur du comportement. Ceci est vrai uniquement lorsque le geste initial est créatif, et par conséquent à la racine d’une mutation potentielle. Or le croisement des signaux faibles ne permet que très difficilement aujourd’hui de localiser les minorités créatrices qui échappent aux radars habituels de la localisation quantitative, tout en demeurant éminemment influentes. Il faut manier en effet des outils hybrides d’une autre génération afin de repérer les magnétiseurs et d’en assurer la traçabilité. Rien ne sert en fin de compte à trier une population en groupes homogènes si ces derniers ne sont pas vectorisés, animés.
Dans un autre domaine, nous savons aujourd’hui déduire un certain nombre d’émotions des mouvements du visage. Ceci est naturellement utile afin d’analyser les réactions d’un connecté à l’image d’un produit présenté. Mais lorsqu’on tâche d’appliquer cette technique aux leaders politiques filmés en permanence, alors la machine hésite. C’est sans doute qu’il lui manque une part de logiciel, notamment celle qui peut l’éclairer sur les cycles de la dissimulation. Nous savons en effet que les individus ne camouflent pas avec une fréquence linéaire. La duplicité a ses saisons, et il est important d’en fixer l’horloge interne.
La révolution en cours est donc qualitative, elle vise à économiser sur le triage massif des données.
Elle fait surtout le pari de l’intelligence biologique en visant directement le cerveau. Cette révolution est surtout utile dans le domaine de l’intoxication afin de pouvoir contrer une campagne d’opinion adverse. Elle se présente comme une hybridation entre la haute technologie et l’intelligence du vivant. Elle est portée en France par une petite poignée d’entreprises aussi innovantes que discrètes. C’est le cas de l’entreprise Piman, dont les solutions sécurisées et les méthodes inédites de traitement de la donnée ont permis de générer un essor fulgurant. Au sein de quelques micro-espaces industriels, la science de la data est devenue un art.
Thomas Flichy de La Neuville
Agrégé de l’université, habilité à diriger des recherches en histoire
Titulaire de la chaire de géopolitique de Rennes School of Business