À l’heure où les difficultés s’amoncellent dans le monde, le temps est venu de faire l’histoire au lieu de subir les évènements. Depuis que nous savons traduire les droits de l’homme en droits du citoyen, dans un État, nous sommes également capables d’étendre les vertus de la bonne gouvernance à l’échelle globale. Il reste à s’en donner les moyens. Si nous l’avions fait plus tôt, les crises en Israël et en Ukraine auraient peut-être pu être évitées.
La démocratie clefs en main
Aucun pays n’a jamais trouvé les clefs de la démocratie dans son berceau et il fallait attendre que l’histoire de l’humanité soit connue pour pouvoir les extraire du magma des faits 1. Il existe bien un régime politique naturel à l’espèce humaine, qui est un pur produit de la raison. Le comportement des hommes n’étant pas programmé par la nature, mais conflictuel et même grégaire, le règlement pacifique des conflits suppose de confier à une autorité supérieure le soin de fixer les règles de la vie en société. L’État y parvient au moyen d’un adjuvent magique, le droit, au sens premier de « ce qui est juste ».
La démocratie se caractérise ainsi par une stricte séparation entre la sphère privée, où le citoyen est libre de ses actes – c’est la démocratie directe – et la sphère publique, où les décisions sont prises par des élus, à la majorité, faute de pouvoir faire autrement. La démocratie fonctionne donc à condition d’être capable de dégager une majorité sur la place publique, alors même que les gens ne sont d’accord à peu près sur rien. La solution a été trouvée empiriquement. Le mode de scrutin majoritaire à un tour ne permet pas seulement de dégager une majorité et une opposition unie, il remplit quatre autres conditions nécessaires pour que le système politique puisse bien fonctionner.
Il écarte du paysage électoral les ennemis de la démocratie, les tenants du Tout-État, pour ne pas dire de la dictature. Il fait émerger la dose optimum d’État dont la société a besoin, l’objet principal des débats, par un jeu l’alternance entre deux grandes forces modérées, l’une symbolisant l’aspiration aux libertés, l’autre l’aspiration à l’égalité. Il évite d’enraciner le pouvoir dans une seule personne, car le chef de l’exécutif peut être remplacé à tout moment s’il s’écarte de sa mission. Il permet enfin aux électeurs de trancher sur un sujet identique simultanément aux différents niveaux politiques, ce qui permet à d’étendre le régime démocratie jusqu’au niveau planétaire.
Démocratie ne rime donc pas avec multipartisme mais avec bipolarité.
C’est le secret le mieux gardé de la science politique. Ce n’est pas un hasard si les transitions vers la démocratie ont quasiment toutes échoué au cours des dernières décennies. Nous comprenons maintenant pourquoi, forts d’un mètre-étalon pour mesurer les écarts entre un État donné et le modèle démocratique. Il n’est plus nécessaire de confier aux gouvernants le soin de fixer eux-mêmes les règles du jeu politique, un mode opératoire qui explique bien des dérives contemporaines.
Les gardiens du temple ont changé de nature. L’époque où des théologiens donnaient cohérence à une doctrine officielle est depuis longtemps révolue. La démocratie étant d’une logique à toute épreuve, les désaccords ne peuvent plus porter que sur des points de détail et des questions de vocabulaire. Le citoyen pourra bientôt disposer de mandataires pour le représenter dans l’exercice de son pouvoir constituant. Des Sages, éclairés par les experts d’un domaine très particulier, la problématique de la démocratie, siégeront dans une chambre Haute, au sens plein du terme, pour veiller au bon fonctionnement permanent du système politique.
Le cas d’Israël
Israël est un pays – situation assez exceptionnelle – où deux communautés qui ne souhaitent vivre ensemble cohabitent sur un même territoire. La raison aurait voulu qu’ils résident dans deux pays différents, comme cela était prévu au départ. Le principe en a été acté à nouveau après plusieurs conflits, mais les gouvernants qui détiennent toutes les clefs, n’ont pas su – ou pas voulu selon certains – lui donner corps.
Le mal est à rechercher dans un vice de forme du régime politique israélien. Le système électoral n’a pas été conçu pour donner le pouvoir à une vraie majorité, mais plutôt à des factions radicales dont le gouvernement a besoin du soutien pour constituer une prétendue majorité. Il ne faut pas chercher plus loin les origines de la crise. Nous avons affaire à un mode de scrutin qui a toutes les apparences de la justice, mais qui, en réalité, se révèle être dans la pratique un poison à effets lents – et une bombe à retardement 2.
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que la communauté juive est victime de la représentation proportionnelle. Les pères fondateurs d’Israël ignoraient que la Shoa n’aurait jamais existé si la République de Weimar n’avait pas adopté ce mode de scrutin. Après son coup d’État manqué et son séjour en prison, Hitler comprit qu’il pouvait devenir une personnalité respectable en présentant une liste aux élections législatives, quitte à faire un score minable. Il en sortira auréolé du suffrage universel. Nous connaissons la suite.
Le même mécanisme sert aujourd’hui la cause d’extrémistes israéliens. Malgré les protestations des Palestiniens et de leur diaspora, de la rue pays arabe et aujourd’hui une partie de la communauté internationale, une petite minorité de colons continue, avec le soutien implicite du gouvernement, à empiéter sur les terres palestiniennes. Excédés par des décennies d’humiliation – la vie d’un palestinien compte infiniment moins que celle d’un israélien – les Palestiniens les plus radicaux ont fini par se venger d’une manière épouvantable. Il est illusoire de croire qu’un tel problème pourrait se résoudre militairement.
Non seulement la solution ne peut être que politique, mais il faut commencer par traiter le problème à la racine. Si la classe politique israélienne, un pur produit du système, refuse de changer le système électoral, de mettre le pays aux normes de la démocratie, les Israéliens peuvent faire preuve d’inventivité. Il leur suffirait de demander à une assemblée de Sages, étrangers aux débats partisans et n’aspirant pas au pouvoir, de trancher la question une fois dûment éclairés sur le sujet. En démocratie, il appartient aux citoyens de se doter des mandataires dont ils ont besoin pour résoudre les problèmes politiques.
Israël serait le premier pays à disposer d’un embryon de vraie chambre Haute.
Une fois dotés d’un gouvernement fort, soutenu par une authentique majorité, les Israéliens pourront vivre en paix.
Un État palestinien verra le jour, qui pourra adopter lui aussi le modèle démocratique.
Non seulement le Moyen-Orient sera soulagé, mais d’autres pays de la région lui emboîteront le pas. Nous assisterons alors à un vrai printemps arabe.
La guerre en Ukraine
La guerre en Ukraine, d’une tout autre nature, a une racine commune avec la crise en Israël. Après la chute du mur de Berlin, les chancelleries occidentales ont donné aux pays d’Europe centrale et orientale de mauvais conseils en matière institutionnelle. L’Ukraine en a été l’une des victimes.
Nous savions déjà à l’époque que l’élection du chef de l’État au suffrage universel, combinée à l’introduction de proportionnelle au scrutin législatif, génère non seulement une dyarchie à la tête de l’État mais un gouvernement fragile 3.
Si l’Ukraine avait disposé d’un vrai régime parlementaire, les pro-russes et les pro-occidentaux, concentrés géographiquement, se seraient divisés sur les lignes politiques intérieure, au lieu de quoi le scrutin présidentiel les a conduits à choisir entre un candidat soutenu par le Kremlin et un autre par l’Occident.
Cette division malencontreuse était porteuse d’un risque de partition territoriale en cas de conflit ouvert entre les deux camps.
Par ailleurs, les relations entre l’Europe et la Russie n’ont pas évolué comme beaucoup l’espéraient. Leurs élites ont de grandes affinités culturelles et les pays sont complémentaires sur le plan économique. Les autorités moscovites s’attendaient à un accueil amical du côté européen. Un homme fort et populaire en Russie bénéficiait d’une image flatteuse chez les diplomates occidentaux en poste. À l’heure où la Chine montait en puissance et la Yougoslavie sombrait dans le chaos, il lui fallait d’abord tenir les rènes d’un attelage disparate, étalé sur une dizaine de fuseaux horaires, avant de pouvoir moderniser un espace aussi immense. Les centres urbains évoluaient déjà à grand train.
Les historiens devront expliquer demain pourquoi, sur les deux rives de l’Atlantique, les gouvernant semblent avoir continué de considérer la Russie comme un pays ennemi, alors même qu’elle ne représentait plus une menace sur le plan militaire. À défaut de personnalités européennes de stature internationale, tout se passe comme si l’Union avait confié le soin de définir la politique à son égard aux pays limitrophes qui avaient de vieux contentieux à régler avec elle. Restée confrontée par ailleurs sur le plan stratégique aux Etats-Unis, un autre univers culturel, la Russie assistait à l’installation de missiles américains en Pologne.
Tout semble avoir été fait ensuite pour obliger Vladimir Poutine à trouver des alliés à l’Est. Objet permanent d’opprobre – son passé ressassé dans les services secrets était plutôt un gage de compétence – il compensera ce mépris de l’Occident par une diplomatie tous azimuts. Il ne manquait plus qu’il intervienne dans les affaires intérieures de l’Ukraine pour que le conflit s’exacerbe. Les multiples signaux de casus belli envoyés par Vladimir Poutine semblent avoir incité les partisans de cette politique à le défier encore plus ouvertement. Il se vengera d’abord en annexant la Crimée.
Les analyses divergent ensuite sur les causes du non-respect des accords de Minsk et des nouvelles tensions ayant abouti à l’enlisement du conflit au Donbass. Nous savions déjà que l’idée d’un basculement de l’Ukraine dans l’orbite européen était considérée par Moscou comme une atteinte à ses intérêts vitaux. Les experts en géopolitique auraient dû tirer la sonnette d’alarme. Bientôt grisé par une puissance militaire et diplomatique retrouvée, surestimant totalement ses moyens, mal informé semble-t-il par ses services et au mépris des horreurs qu’un recours à la force risquait d’engendrer, Vladimir Poutine a déclenché une guerre de survie – de son point de vue – pour l’espace géopolitique dont il a la charge.
Y a-t-il une issue militaire au conflit ? On en doute. L’Ukraine pourra faire face à l’armée russe aussi longtemps que les États-Unis, dont les intérêts vitaux ne sont pas engagés, lui apporteront leur soutien. Armer cependant l’Ukraine au point qu’elle puisse battre la Russie risquerait d’entraîner l’Europe et les États-Unis eux-mêmes dans le conflit. Prétendre intégrer l’Ukraine dans l’Otan reviendrait à peu près au même, sauf à accepter l’idée d’une zone de démarcation militarisée au cœur de l’Europe. Cela aurait pour effet de favoriser l’avènement d’un nouveau duopole mondial, d’autant plus périlleux qu’il pourrait donner raison à ceux qui y voient déjà une division possible du monde entre démocrates et ennemis de la démocratie.
Ce scénario est heureusement peu probable car non seulement les démocraties sont résilientes, mais les autocraties reposent souvent sur des personnalités charismatiques, mais mortelles.
Personne n’ayant intérêt de toute façon à l’effondrement de la Russie, dont la population peut elle-même prétendre à la démocratie, la solution ne peut être que politique. Le temps est venu de faire preuve de raison et de rechercher les termes possibles d’un traité de paix. La guerre en Ukraine apparaîtra sans doute demain comme un avatar dans le processus chaotique d’éclosion du nouvel ordre mondial en gestation.
Commencer à faire l’histoire
Tout laissait présager à l’issue de la guerre froide une extension de la démocratie à l’échelle planétaire. Non seulement les hommes du monde entier ont déjà le sentiment de partager un destin commun, mais ils ont aussi pris conscience de l’existence d’un régime politique qui leur est naturel. Un premier pas de géant a été franchi en 1945 par l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le mot démocratie y figurait néanmoins à peine. Il fallait attendre que la science politique progresse encore pour que l’on soit capable d’affirmer avec certitude comment lesdits droits de l’homme peuvent muter de l’état virtuel à la réalité de droits du citoyen. C’est le cas depuis que les principes de la démocratie sont explicités dans toute leur rationalité.
Nous connaissons désormais l’objectif à atteindre – la paix dans le monde – et le moyen d’y parvenir – le modèle démocratique. Il ne reste plus à la communauté internationale qu’à se doter de l’outil qui lui fait encore défaut pour mener à bien une politique de la démocratie à l’échelle mondiale. La solution passerait par la création d’un Conseil mondial de la démocratie (World Council for democracy), susceptible de remplacer un jour la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, et mieux encore de devenir sa future chambre Haute. Une telle instance est facile à mettre en place 4. Il lui faudra entériner d’abord la définition du concept de démocratie, puis se donner les moyens de mener à bien une telle mission.
Elle aura besoin pour y parvenir de l’entrée en lice d’au moins trois nouveaux acteurs. Tout d’abord des docteurs en démocratie, au service des citoyens eux-mêmes, désormais fondés à réclamer la mise aux normes de leur régime. Ce sont ensuite des ingénieurs en démocratie qui se mettront au service aux gouvernants eux-mêmes, dans leur quête d’expertise politique, la denrée rare par excellence. Il serait en effet logique que l’on connaisse l’éventail des solutions possibles en amont des prises de décision. Les décideurs publics conserveront l’apanage de leurs deux domaines de prédilection : le talent de communicant et la capacité de jugement. La raison voudrait encore qu’il existe des ambassadeurs de la démocratie, disséminés dans toute la société, pour jouer le rôle de gardiens de la flamme. Des élus, enseignants, journalistes et fonctionnaires enrichiront ainsi leur curriculum-vitae d’un véritable vade-mecum, pour élever encore davantage l’efficacité du système politique et contribuer à l’enracinement de la culture de la démocratie dans toute la société.
Leur ardeur ne sera pas de trop pour combattre les tares institutionnelles qui se sont répandues par mimétisme entre États voisins. En Europe, la défiance vis-à-vis des gouvernants n’est pas seulement due à la mauvaise gouvernance. Elle trouve également sa source dans le carriérisme – les intérêts des citoyens et des gouvernants ne coïncident pas toujours – et à la fragilité de majorités parlementaires factices, quand elles sont forgées de toute pièce en coulisse après les élections. L’Italie, la Belgique et les Pays-Bas étaient déjà ingouvernables. Le mal a gagné l’Espagne, tandis que la France, l’Allemagne et les pays nordiques sont sous la même menace – sans omettre les pays d’Europe centrale et orientale, où le mot démocratie a perdu tout crédit. Le chaos électoral a encore été aggravé par le mode de scrutin européen. Le Royaume-Uni, qui se croyait préservé, a dû quitter l’Union après s’y être lui-même fourvoyé – les Brexiters ont d’abord gagné les élections européennes.
En Afrique et en Amérique latine, le principal frein à la bonne gouvernance réside dans présidentialisme.
La majorité des cinquante-quatre États africains, toujours dans le peloton de queue des pays en mal de démocratie, peuvent y voir un héritage colonial. Nous attendons également un nouveau Bolivar pour entraîner sous sa bannière une Amérique latine échaudée par deux siècles de caudillisme. Les mœurs se sont assagies, mais les tares des régimes sont toujours là. Le modèle nord-américain, combiné au mode de scrutin importé d’Europe au début du XXe siècle, a généré un curieux moyen d’accéder au pouvoir, pratiqué aussi en Afrique – un membre de l’appareil peut profiter du manque d’assise populaire du Président pour occuper directement son fauteuil.
La démocratie a vocation à s’étendre ensuite sans difficulté bien au-delà du niveau national. En vertu du principe fédéral, inhérent à la démocratie, les citoyens peuvent déléguer leur souveraineté à des étages successifs. Une entité supranationale accédera d’emblée au rang politique en se dotant des trois premiers attributs d’un État, à savoir : des frontières précises, la capacité de parler d’une seule voie à l’extérieur et une loi fondamentale commune sur le plan intérieur. Ces associations volontaires entre États, appelées à devenir le nouveau moyen d’étendre les espaces pacifiés, sans recours cette fois à la violence, remplaceront demain les guerres de conquête comme moteur de l’histoire.
L’urgence d’une Europe politique
Le meilleur moyen d’éviter la guerre entre pays voisins consiste à s’unir au sein de la même aire culturelle. La dynamique a été enclenchée par l’Europe à l’issue des deux guerres mondiales, même si elle n’a pas emprunté le chemin le plus court pour y parvenir. La tentative avortée de création d’une Communauté européenne de défense en 1954 – rejetée par deux partis au parlement français – a conduit l’Europe à se construire par la voie économique et monétaire. Les pouvoirs de décision européens étant restés pour l’essentiel entre les mains des gouvernements nationaux, le principe fédéral n’a pas été vraiment appliqué.
C’est ainsi que soixante ans après la pose de sa première pierre, l’Europe politique n’existe toujours pas.
À défaut de diplomatie commune, l’Union légifère tous azimuts au grand dam de nombre d’Européens, une maldonne perceptible par la montée de l’euroscepticisme dans les urnes. Mettre fin au déficit démocratique de l’Union, on ne peut plus souhaitable, supposerait de recourir à un audit externe.
Son caractère inachevé n’est pas tout à fait sans lien avec la crise ukrainienne, car elle n’aurait peut-être pas eu lieu si ses frontières orientales avaient été fixées. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine est en effet avant tout un problème de limites entre deux grandes aires culturelles. Leurs confins se délimitent sur le fondement de critères culturels. C’est pourquoi on imagine mal que la Suisse, la Norvège et le Royaume-Uni, la « mère des démocraties », ne fassent pas partie demain de l’Europe politique, de même que les pays des Balkans, qui appartenaient à l’empire austro-hongrois, le cœur d’une Europe centrale millénaire. En revanche, l’empire tsariste et l’empire ottoman n’ont jamais fait partie de l’Europe, pour des raisons géographiques manifestes et aussi parce qu’ils ont une histoire différente. C’est d’ailleurs pourquoi l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne pose problème. Quant à la décision d’y intégrer l’Ukraine, qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses à plus long terme, ne saurait être prise sur un coup de tête.
Nous ne pouvons pas faire abstraction en effet du futur statut de l’espace géopolitique russophone, qui comprend également la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie et s’étend jusqu’à la mer du Japon.
Il constituera peut-être demain une pièce essentielle de l’équilibre des forces souhaitable à l’échelle planétaire. Si nous voulons vraiment faire l’histoire, nous devons donc nous interroger aussi sur l’ordre mondial qui serait le plus propice à l’éclosion d’une démocratie planétaire. L’échéance est certes lointaine, mais il n’est pas exclu qu’en raison des aléas climatiques, nous soyons contraints dès le 21e siècle de prendre des mesures coercitives de nature à porter atteinte à nos modes de vie. Ces décisions ne pourront être prises que par des délégués dûment mandatés à cet effet et disposant des leviers pour pouvoir les appliquer. La perspective d’une démocratie planétaire ne relève donc plus du domaine spéculatif 5.
Il reste à savoir comment cela serait possible. L’histoire nous met sur la piste d’une solution que serait tout à fait dans l’ordre naturel des choses. Dans un monde multipolaire, le nombre des acteurs est trop grand pour que des règles communes puissent être respectées. Quand le nombre d’entités supranationales sera suffisamment limité au niveau mondial, les circonstances seront devenues favorables. C’est précisément dans ces conditions que la démocratie moderne, qui n’a pas de lien avec la Grèce antique, a vu le jour hier en Europe. Après la longue période d’instabilité consécutive à la chute de l’empire romain, qui avait fait surgir une multitude de pouvoirs locaux et régionaux, c’est l’apparition d’un nombre limité d’Etats nationaux à la fin du Moyen Age qui, en empêchant l’unification impériale observée partout ailleurs dans le monde, a rendu un tel miracle possible 6.
Il faudrait donc, à quelques siècles de distance et à l’échelle globale cette fois, pouvoir reconstituer le même type d’équilibre diplomatique qui a déjà été si bénéfique à l’humanité dans le passé. Telles sont les vertus d’un oligopole. Dans un tel système de jeu, aucun élément ne peut prétendre imposer son hégémonie sans se heurter incontinent à la coalition des autres – Napoléon et Hitler s’y étaient essayés, en vain. Comme la planète compte – il faut y voir un heureux hasard – sept ou huit grandes aires culturelles, il suffirait qu’elles mutent en autant de plaques géopolitiques pour qu’elles constituent l’assise naturelle d’une démocratie planétaire. Toutes les pièces du puzzle finiraient par trouver leur place.
Nous voyons déjà se dessiner sous nos yeux les grandes lignes du nouvel ordre mondial dont il faudrait favoriser dès maintenant l’émergence. Une fois que le Moyen-Orient sera délesté de l’abcès israélo-palestinien, les États-Unis seront les premiers soulagés. La communauté internationale n’a rien à craindre de l’islam radical, dont les schèmes mentaux sont contraires à la raison et aux antipodes des véritables attentes des pays musulmans. Quant aux arrière-arrière- petits-enfants de l’Oncle Xi, ils n’accepteront pas très longtemps d’être régimentés. L’idéocratie qui avait déjà contaminé la Russie est en voie d’extinction. L’Asie du Nord et l’Asie Indo- pacifique se sentiront alors plus libres de leurs mouvements et sauront s’unir au mieux de leur proximité géographique.
Pour hâter ce processus salutaire, il nous faut achever la construction de l’Europe politique – dont Henry Kissinger réclamait déjà le numéro de téléphone il y a cinquante ans. Le bénéfice sera double.
Dans la nouvelle alliance atlantique, l’Union européenne et les États-Unis seront placés sur un pied d’égalité et les relations avec la Russie considérées tout à fait autrement.
Une entrée accélérée de la Russie dans la modernité, l’une des clefs possibles du futur traité de paix, serait le moyen le plus sûr de faire sortir un bien du grave imbroglio diplomatique contemporain. Comme la démonstration aura par ailleurs été faite par l’Europe qu’une grande aire culturelle peut se muer en une entité supranationale, d’autres pays, déjà mûrs pour tisser une toile de la démocratie à l’échelle de la leur, rejoindront plus vite le nouveau cercle diplomatique appelé à gérer demain les affaires du monde. Les premiers piliers d’une démocratie planétaire seront quasiment déjà en place.
Commençons par créer un World Council for Democracy et confions-lui le soin de préconiser une solution à ces deux drames majeurs. Les protagonistes, quand ils seront assis autour d’une même table, découvriront qu’il existe des solutions de l’ordre institutionnel pouvant leur être mutuellement bénéfiques. C’est une occasion unique à saisir. La démocratie n’est pas en crise, bien au contraire. Le jour où elle aura donné tout son potentiel et mis fin à la guerre dans le monde, les grands principes qui la caractérise seront reconnus comme le plus beau fleuron du patrimoine immatériel de l’humanité.
Annexe
Exemple de préambule constitutionnel
Déclaration des droits et des devoirs du citoyen
Nous, citoyens du monde, soucieux de donner à chacun une plus grande chance de s’épanouir, proclamons notre attachement aux principes de la démocratie.
- Chaque citoyen est souverain. Il place le bien commun en tête de ses intérêts particuliers. Il renonce à la violence et confie le monopole de la coercition à l’Etat. Les conflits d’intérêt et d’opinion se résolvent par des échanges pacifiques. La force publique s’exerce dans les formes légales et pour les motifs dont la légitimité est dûment constatée.
- Les libertés forment un tout indivisible : liberté de pensée, de religion, d’expression, de propriété, de don, d’union, de réunion, de création, d’association ; liberté de s’instruire, de travailler, de circuler, d’échanger, de contracter et d’entreprendre. Les libertés de chacun ne peuvent porter atteinte aux libertés d’autrui. Nul ne peut se voir retirer une liberté sur simple présomption de comportement délictueux.
- Les citoyens participent à la vie publique. Ils délèguent leur souveraineté par la voie d’élections. La définition de qui est citoyen et participe à la sphère publique relève de la loi. Les choix politiques se décident au niveau le plus proche possible du citoyen. Les élus s’efforcent de concilier le souhaitable et le possible. Les partis proposent des orientations et sélectionnent des candidats. Les scrutins visent à réunir une majorité de citoyens pour soutenir l’action commune. Le chef de gouvernement est placé sous le contrôle des élus nationaux. Les compensations auxquelles les élus ont droit ne visent pas à leur procurer un métier. Les professionnels de l’information veillent à la véracité des savoirs et des nouvelles qu’ils diffusent.
- Le chef de l’Etat incarne l’unité nationale et le respect du droit. L’Etat a pour fonction première de fixer les lois. Les députés ne sont pas la source absolue de la loi. Ils sont éclairés de façon contradictoire par des experts indépendants de la puissance publique. Les lois sont les mêmes pour tous. Elles ne peuvent interdire que les actes nuisibles à la société. La nature des peines relève de la loi. Les peines sont proportionnelles à la gravité des délits. Nul ne peut être soumis à la torture ni à des traitements dégradants.
- La Justice veille au respect des lois. La Justice est saisie après épuisement des procédures de conciliation privées. Les magistrats sont indépendants du pouvoir politique. L’Etat garantit la permanence de ses fonctions. Les emplois dans les services publics sont accessibles à tous. Ils ne sont jamais acquis à titre définitif. Ils sont attribués aux conditions les plus avantageuses pour le Trésor public. Les services publics s’abstiennent d’accomplir les tâches que les citoyens peuvent accomplir en s’associant librement. L’utilité commune d’une activité peut justifier un financement collectif. Les aides publiques n’impliquent pas la création d’un monopole restreignant la liberté de choix. Elles sont accordées de façon transparente et selon des règles propres à sauvegarder l’intérêt de tous. Le champ de l’utilité commune est défini par la loi ou les assemblées territoriales concernées.
- La redistribution de la richesse collective s’opère par le financement des charges communes. Elle tient compte des capacités contributives de chacun. Les citoyens consentent à l’impôt et à la dépense publique par l’intermédiaire de leurs délégués. Les gestionnaires des deniers publics sont astreints au devoir d’économie. Ils veillent à équilibrer les dépenses et les recettes. Il est interdit de reporter sur les générations futures les dépenses courantes.
- Le critère de la justice dans la répartition de la richesse est la contribution de chacun à la production de celle-ci. Si les partages même justes sont si inégaux qu’ils menacent la concorde, l’Etat réduit les écarts dans le sens de l’égalité en vertu du principe d’équité. Nul ne peut être privé d’un bien sans que l’utilité commune dudit bien soit démontrée et qu’une juste indemnité ne soit versée. Quand les règles de justice et d’équité ne suffisent pas à assurer à une personne sa dignité ni une vie décente, les citoyens se doivent de lui porter secours. L’aide aux handicapés est une charge commune. Si les facultés d’une personne la privent de son libre-arbitre, la collectivité prévoit sa protection.
- Chacun est propriétaire de sa vie et maître de son destin. Les intérêts particuliers se réalisent dans la sphère privée. La confrontation des intérêts particuliers s’opère par la voie de libres contrats. La loi respecte la liberté des partenaires dans l’appréciation de la valeur des biens échangés. Les ententes sur les prix des biens et des services, y compris le montant des salaires, sont interdites. Les salariés du secteur public sont assujettis à un devoir de réserve. La défense des intérêts des salariés du secteur public et du secteur privé relève des débats internes aux organes qui les emploient.
- Les citoyens s’assurent par l’épargne et la solidarité mutuelle contre les aléas de l’existence. La loi protège la société contre le risque d’imprévoyance d’un trop grand nombre. L’Etat garantit l’accès aux soins à ceux qui ne peuvent se prendre en charge. La loi fixe les conditions dans lesquelles les personnes valides bénéficiant de l’assistance publique sont redevables de contreparties envers la collectivité.
- La démocratie suppose des citoyens idéalement vertueux. Les familles veillent à l’éducation de leurs enfants. Elles sont libres de choisir la religion dans laquelle elles souhaitent qu’ils soient éventuellement élevés. L’Etat favorise l’accès de tous à l’instruction et à la compréhension des règles de la vie en société. Il ne facilite pas la tâche aux ennemis de la démocratie.
Déclaration élaborée à partir du Précis de la démocratie de Jean Baechler, édité par l’Unesco en 1993.
Guy Lardeyret,
Président de l’Institut pour la démocratie
- L’académicien Jean Baechler (1938-2022), en prenant l’histoire de l’humanité comme laboratoire, a été le premier à mettre en lumière la rationalité du concept de démocratie. L’Institut pour la démocratie (Paris), centre de recherche spécialisé dans l’histoire des institutions, minuscule entité privée fondée en 1986, s’était fixé pour premiers objectifs de donner une définition précise du concept de démocratie et identifier les institutions qui lui sont, en pure logique et au vu de l’expérience, le plus conformes. Le lecteur trouvera en annexe un modèle de préambule résumant les principes de la démocratie. ↩
- Pour un développement plus approfondi, se reporter à Guy Lardeyret, The problem with P.R., Journal of Democracy, Washington, Summer, 1991. Voir également Réinitialiser la démocratie, Revue Politique et Parlementaire, Paris Juin-Août 2022. ↩
- L’Institut pour la démocratie avait alors tenté d’intervenir pour contrecarrer les recommandations françaises et américaines en matière constitutionnelle. À défaut de pouvoir le faire plus tard en Ukraine, empêché par une chancellerie européenne, il publiera un article sur le sujet. Cf. Як вийти з криз, Украïнська правда, Comment sortir de la crise ? La Pravda ukrainienne, Guy Lardeyret, Kiev, 11 janvier 2010. L’Institut avait été accueilli quelques années plus tôt par le Parti Russie Unie à Moscou pour un point de vue sur la constitution russe. La Russie ouvrira ensuite à Paris un Institut pour la démocratie et la coopération qui a fonctionné de 2009 à 2020. ↩
- Il existe trois entités financées sur fonds publics pour promouvoir la démocratie dans le monde : le National Endowment for democracy (Washington), la European foundation for democracy (Bruxelles) et le International Institute for Democracy and Electoral Assistance (Stockholm). Il serait naturel de les solliciter pour l’amorçage de l’opération. Des fondations privées pourront également y contribuer. ↩
- Cf. Dominique Rousseau, Démocratiser l’espace monde, Ed. Mare Martin, Paris 2024. ↩
- Cf. Jean Baechler, Esquisse d’une histoire universelle, Fayard, Paris, 2022. ↩