La démocratie (du grec “demos”, peuple) peut se définir sommairement comme le système politique dans lequel le pouvoir appartient à l’ensemble des citoyens. C’est la volonté du peuple qui y constitue le fondement même dudit pouvoir, comme le rappelle avec force, dans notre pays, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (“Le principe de souveraineté réside essentiellement dans la nation”).
Gouvernement des citoyens par les citoyens, excluant tout pouvoir d’autorité ne procédant pas du peuple, la démocratie intègre ainsi, par essence, la jouissance pour chaque citoyen de ses droits politiques et des libertés fondamentales que sont la liberté d’opinion, la liberté de pensée, la liberté d’expression, la liberté de réunion, la liberté d’association…
À l’échelle d’un pays aussi vaste que les États-Unis d’Amérique, seul le processus de démocratie représentative était concevable : une démocratie représentative libérale, où l’ accession aux instruments du pouvoir est ouverte à tous, où le combat politique, au sens plein du terme, est la règle, et où le pluralisme politique fait de l’opposition un élément aussi légitime que le pouvoir en place.
C’est dans ce contexte que le libéralisme instauré depuis plus de deux siècles par les Pères Fondateurs, rédacteurs de la Constitution de 1987, est l’assise des États-Unis, archétype du régime démocratique présidentiel.
Depuis plus de deux siècles : à l’analyse des faits, et plus particulièrement durant les dernières décennies, celles de l’affirmation et de l’essor de la superpuissance nord-américaine, il convient de s’interroger, après avoir brièvement rappelé les principaux éléments de l’héritage (“une certaine idée de la Démocratie”) comment les grands principes et les institutions ont supporté l’épreuve des faits, et singulièrement, la pérennisation de l’esprit de religiosité…
Une certain idée de la démocratie : l’héritage
Le peuplement des États-Unis s’est opéré, dans les premiers temps, sur un rythme relativement lent. Mais, au-delà de quelques minorités ethniques et linguistiques, la première vague d’immigrants a eu un dénominateur commun capital pour l’enracinement des idéaux démocratiques : ils sont d’origine britannique. Cet élément “vieil américain », caricaturé à travers la silhouette du WASP ( “White Anglo Saxon Protestant”) et les traits majeurs de son caractère ont joué un rôle de premier plan dans l’évolution de la société nord-américaine. C’est Alexis de Tocqueville, déjà, qui évoquait dans son magistral ouvrage (“De la démocratie en Amérique”) les liens du langage et l’esprit de démocratie, parmi les plus forts et les plus durables qui puissent unir les hommes.
L’esprit de liberté
Hantés par le souvenir des systèmes autoritaires sévissant à l’époque dans l’ensemble de l’Europe, les premiers colons vont contribuer très vite à l’émergence puis à la consolidation et à l’épanouissement d’institutions démocratiques, avec un souci majeur : limiter l’exercice du pouvoir politique.
À ce sujet, la relecture du texte de la Déclaration d’Indépendance est tout à fait éloquente : “Les hommes sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté, la recherche du bonheur”.
Et les Pères Fondateurs de rappeler à l’encontre du roi George : “un prince dont le caractère est marqué par les actions qui peuvent signaler un tyran est impropre à gouverner un pays libre”.
L’esprit de liberté constituait un élément clef de la société puritaine de Nouvelle Angleterre. C’est dans ses lois, directement inspirées des coutumes anglaises, que l’on verra naître et se développer l’indépendance et l’interdépendance communales ; elles constituent aujourd’hui l’un des principes (et parfois l’un des maux) majeurs de la civilisation nord-américaine. C’est dans leurs racines (Code de 1650 du Massachusetts, par exemple) qu’apparaissent les thèmes généraux de l’intervention du peuple dans les affaires publiques, du vote librement consenti de l’impôt, de la liberté individuelle, du jugement des crimes par un jury…
Attachement quasi mystique à la notion de liberté, qui apparaît dans les abécédaires utilisés dans les écoles : “A is America, land of the free !”.
Mais un attachement qui n’est pas épargné par de véritables dérives ! Témoin éloquent : la possession individuelle d’armes à feu, considérée comme une illustration intangible de cet esprit de liberté : “Rien n’arrêtera les défenseurs de la possession d’armes, soulignait il y a quelques années un responsable de la National Rifle Association (plus de quatre millions d’adhérents actifs) ; si la National Rifle ne parvenait pas à préserver les libertés inscrites dans le marbre de notre IIe Amendement, une attaque serait alors lancée contre la liberté de parole, la liberté de religion, la liberté de ne pas être soumis à des investigations déraisonnables” (sic).
Un attachement qui se traduit aussi, au plan de la géopolitique interne, par l’indépendance communale au sens large du terme, face à un pouvoir fédéral régulièrement jugé comme trop envahissant.
L’esprit d’égalité
Dans l’histoire des États-Unis, en la matière (et face notamment à l’aristocratie des “Cavaliers” du Sud profond), l’influence des pionniers de Nouvelle Angleterre et de leurs premiers descendants s’est avérée considérable.
Pour ces exilés fuyant les persécutions, les conditions souvent hostiles de leur nouvel environnement ont constitué “les meilleurs garants d’égalité que l’on connaisse parmi les hommes”.
“Tous les hommes sont créés égaux”, déclarent en chœur les treize futurs États réunis en Congrès le 4 juillet 1796. Alexis de Tocqueville commence ainsi son ouvrage “Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mon regard que l’égalité des conditions”.
Et le vocabulaire utilisé officiellement par maints services de Recensement souligne de manière presque caricaturale ce principe égalitariste, en distinguant, selon le niveau des revenus déclarés, une “middle class”, une “middle middle class”, une “upper middle class”, voire une “lower middle class” !…
L’attachement au sol et l’esprit d’association
Autre héritage des Yankees du XVIIe et du XVIIIe siècles, (partagé, dans un tout autre contexte, par les « Cavaliers » du Sud), l’attachement au sol est solidement ancré dans la mentalité nord-américaine.
“La Patrie se fait sentir partout, pouvait écrire André Siegfried, du village jusqu’à l’Union”. Le booster, le citoyen enthousiaste travaillant (pas toujours sans arrière pensée !) au développement de sa cité ou de son État, fait partie du paysage à l’échelle de l’ensemble des States ! Un patriotisme qui déferlera d’éclatante manière durant le Second Conflit mondial et, de manière beauoup moins sympathique, avec le Maccarthysme. En 1948, au lendemain du procès Hiss, la petite bourgade de Leslie, en Michigan, recensant quelques 1 400 habitants, déployait au fronton de son hôtel de ville un rouleau de quelques 900 signatures pour congratuler l’accusateur public… un certain Richard Nixon !
Attachement à la Patrie qui s’ accompagne d’un esprit d’association particulièrement poussé. Un goût frénétique, séculaire, et qui joue un rôle majeur dans le strict champ sociétal, certes, mais aussi politique, et dans la permanence (au moins théorique) de son environnement démocratique.
Relisons encore Tocqueville :
“L’Amérique est le pays du monde où l’on a tiré le plus parti de l’association, et où l’on a appliqué ce puissant moyen d’action à une plus grande diversité d’objets. Indépendamment des associations permanentes créées par la Loi sous le nom de communes, de villes, de comtés, etc. il y en a une multitude d’autres qui ne doivent leur naissance et leur développement qu’à des volontés individuelles… Aux États-Unis, on s’associe dans des buts de sécurité publique, de commerce et d’industrie, de morale et de religion. Il n’y a rien que la volonté humaine désespère d’atteindre par l’action libre de la puissance collective des individus”.
L’action libre de la puissance collective des individus ? Vae soli, voilà la grande malédiction de l’Amérique !
La prédominance du droit coutumier : autre fondement de la démocratie américaine
Les États-Unis restent très largement influencés par, au sens large du terme, les règles de la “common law”.
Aux antipodes du droit romain, les fondements de l’organisation institutionnelle de la société coloniale américaine correspondent à une synthèse relativement originale des règles coutumières accumulées au fil des générations, depuis la Magna Carta, au sein des Iles Britanniques ! À l ‘exception de la Louisiane, qui adopta un Code civil très fortement marqué par l’influence napoléonienne, les États de l’Union se rattachent aux principes du Stare Decisis inauguré en Angleterre dès le XIIIe siècle avec ses juges itinérants, de la jurisprudence au principe de la chose jugée.
Le rôle clef de ces derniers secrète un corollaire patent et constant, y compris au cours des dernières décennies : la quête systématique du consensus ! L’un des éléments majeurs de garantie de liberté et de respect de la démocratie réside, aux yeux des Américains, dans l’existence de confrontations entre les structures institutionnelles, entre les différents pouvoirs… et les contre pouvoirs. “Seul le pouvoir arrête le pouvoir”. Et ces conflits potentiels, ces indispensables confrontations, ne sont surmontables, et donc surmontées, dans l’intérêt supérieur de la communauté nationale, qu’à partir de cette quête du consensus.
C’est aussi dans ce contexte que s’explique, sinon la naissance, du moins la prolifération des associations évoquées précédemment !
Eléments majeurs du tissu social, leur fiabilité et leur affirmation sont confortées par cette recherche systématique du compromis. Stanley Hofman, dans son « Gulliver empêtré”, rappelait naguère avec force que le consensus, aux États- Unis, s’ordonnait autour de trois thèmes :
- l’État joue seulement un rôle de régulateur, mais il n’a pas vocation à être le moteur des initiatives.
- l’opinion publique américaine, dans une très vaste majorité, réfute la notion de “classe”, (cf. supra) en dépit des grandes inégalités révélées de facto par moultes analyses officielles.
- la société civile prend systématiquement le pas sur la société politique.
Ce triple constat reste pérenne. Mais il est, comme tous les caractères évoqués supra, largement dominé par un trait fondamentalissime : l’esprit de religiosité !
L’esprit de religiosité
L’austérité, la religiosité, le puritanisme des habitants de Nouvelle Angleterre sont exceptionnellement développés tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles !
“C’est pour la Gloire de Dieu et l’essor de la Foi chrétienne que nous avons entrepris d’établir la première colonie sur ces rivages reculés” déclaraient les pèlerins du Mayflower à leur arrivée dans le Nouveau Monde. Dès 1636, le Collège des Ministres du Culte de Harvard, destiné à la formation des pasteurs est fondé ; et il n’est pas d’acte officiel depuis cette époque, voire de jugements, qui ne soient accomplis “sans l’assistance du Seigneur”.
“God Bless America ; In God we trust”. La prière du matin est incontournable à la Maison Blanche et, depuis des décennies, le montant des quêtes hebdomadaires est officiellement répertorié dans les budgets types élaborés méticuleusement par les experts et les travailleurs sociaux des Services fédéraux du Recensement.
Cet esprit de religiosité s ‘accompagnait d’une intolérance extrême. Selon le Code du Massachusetts, déjà évoqué, “l’amende et le fouet réprimeront l’ivrognerie et le simple mensonge”. Au cours d’un procès (resté célèbre) tenu à Newhaven le 1er mai 1660, une jeune fille reçoit réprimande publique et amende pour s’être laissée donner un baiser ! Les pasteurs tonneront, y compris dans le Sud profond, contre « la cigarette, le billard et la danse”. Rien d ‘étonnant ainsi à ce que, le 16 janvier 1920, le Congrès adopte le XVIIIe Amendement à la Constitution instaurant la prohibition à tout le territoire fédéral : “Seront prohibés la fabrication, la vente et le transport des boissons alcoolisées à l’intérieur du territoire des États-Unis d’Amérique et de tous les territoires soumis à leur juridiction ainsi que l’importation desdites boissons dans ces territoires ou leur exportation hors de ces territoires”. On sait les conséquences catastrophiques, et parfois pittoresques, engendrées par l’application de l’Amendement, l’ampleur croissante des trafics illicites, l’épanouissement des structures mafieuses et les sanglantes guerres des gangs, avant qu’il ne soit abrogé sous Franklin Roosevelt.
Quid aujourd’hui de cet héritage dans la démocratie américaine ?
Les États-Unis, durant ces deux derniers siècles, ont donc “pratiqué” la démocratie. Au plan strictement interne, (sans oublier leurs conséquences en matière de relations internationales, conséquences d’autant plus importantes que l’Union est la première puissance du globe !) on évoque régulièrement la pérennité de quelques caractères majeurs.
Certains concernent la société américaine elle même, comme :
L’attachement au sol
Il reste, théoriquement, l’une des clefs de voûte de la démocratie américaine, avec sa palette de corollaires évoqués rapidement supra, “l’esprit de clocher”, le dévouement à la chose publique locale, la multiplication des associations, le rôle classique des “boosters”…
Mais l’attachement de l’Américain à ses communautés a été singulièrement remis en question au cours du dernier siècle, par la conjugaison de deux facteurs perturbateurs, l’explosion urbaine et l’accélération des migrations internes de populations.
- L’explosion urbaine (et suburbaine) : la fameuse “nation de paysans” chère à Tocqueville a progressivement laissé la place avec les effets de la révolution industrielle puis post-industrielle, à un pays fortement marqué par l’explosion de l’urbanisation.
L’histoire (au demeurant classique) des métropoles américaines s’articulait grossièrement autour de six phases successives : l’instauration du phénomène de city, le vieux centre originel se transformant progressivement en centre des affaires (Central Business District) ; une suburbanisation facilitée par la création ou le réaménagement d’infrastructures routières et autoroutières ; le déclin démographique des quartiers jouxtant le C B D ; la dégradation de la cité, avec l’apparition d’îlots d’insalubrité et de ghettos raciaux ; l’accélération du processus de suburbanisation ; l’ampleur croissante des migrations pendulaires quotidiennes…
C’est ce “cercle vicieux” qui a abouti, dans les années soixante et soixante-dix, à ce que les autorités fédérales considéraient comme l’un des défis majeurs auxquels se trouvait confrontée la démocratie américaine, avec la création de véritables “friches urbaines”, une dichotomie croissante entre lieu de travail et lieu de résidence ; et le déclin financier drastique des grandes métropoles.
Cette vision globale du processus nous paraît, aujourd’hui, devoir être fortement nuancée ici et là, avec la restructuration volontariste de certaines villes (Atlanta, Boston…) que l’on pourrait qualifier de “parisianisation”, la restauration de leurs centres entraînant la spéculation, l’exode des plus défavorisés vers des banlieues de plus en plus lointaines et la dégradation de ces dernières, phénomène que nous nous proposons de qualifier de “slumurbanisation”. - L’accélération des migrations spatiales intérieures : rappelons seulement que les déplacements inter-régionaux définitifs de population ont affecté la totalité des cinquante États de l’Union au cours des trois ou quatre dernières décennies, avec l’abandon progressif, au-delà de ses mythes, du processus historique du “Go West” et son relais par le “Go West” des “Sunshine States” du littoral du Golfe du Mexique et de l’apophyse floridienne. Dans un tel contexte, on comprend facilement que l’ancestral attachement au sol s’avère désormais tout à fait relatif !
L’esprit d’égalité
Les Pères Fondateurs, on le sait, se méfiaient du peuple. Il faudra attendre l’adoption des Amendements succédant au Bill of Rights de la Constitution pour voir les Américains devenir véritablement des « citoyens égaux devant la Loi”.
Le mythe de l’absence de classe au sein de la démocratie américaine, le credo en une “middle class” unique parée de toutes les vertus, pour ne pas rappeler la caricaturale “middle middle class” des services fédéraux, masquent en réalité l’existence d’une Amérique profonde très marginalisée. Et c’est dans ce vivier de défavorisés que se recrutent, au mieux les (nombreux) abstentionnistes, au pire les antifédéralistes, voire les antidémocrates, les électeurs du Tea Party et la majeure partie des miliciens contemporains.
Les situations de crises, qui affectent prioritairement les défavorisés sont ainsi régulièrement attribuées au pouvoir fédéral, au Gouvernement et à ses “actions nuisibles”, surtout depuis, il y a vingt ans, la signature du Traité de l’Alena !
Au sein de la démocratie américaine, en ce début de nouveau millénaire, le phénomène de marginalité correspond en partie au monde rural. Il est loin aussi d’épargner le milieu urbain et périurbain.
Le phénomène de pauvreté s’est longtemps confondu, Outre-Atlantique, dans l’opinion publique, avec… l’Amérique noire. Ceci est partiellement vrai. Mais partiellement seulement !
La question de la pauvreté représente depuis plus d’un siècle l’un des thèmes les plus controversés quant à l’évolution et aux réalités de la démocratie américaine.
L’esprit d’égalité, nous l’avons dit, est un des éléments clefs de l’idéologie yankee. À vrai dire, l’Américain moyen, “the man in the middle of the road”, solidement campé sur ses certitudes (“America the Best”), même si le Vietnam, le Watergate ou l’ Afghanistan leur portèrent de sérieux coups, n’évoque que rarement la face cachée de l’opulence !
Au-delà des controverses suscitées par les chiffres, deux faits demeurent difficilement discutables aujourd’hui :
- la communauté noire est très largement surreprésentée en matière de pauvreté.
- la pauvreté couvre des réalités complexes. C’est une notion très complexe : d’abord, certaines classes noires y échappent (tout est relatif : 32 % « seulement » des Noirs américains étaient considérés comme pauvres au dernier recensement. Ensuite, une frange de plus en plus importante de la population blanche fait figure de déshéritée. Outre certains milieux ruraux, on peut citer les descendants des colons non britanniques de l’histoire américaine, des francophones des bayous de Louisiane aux lointains héritiers hispaniques des conquistadores de Baja California. Sans omettre, et pour cause, les derniers Amérindiens regroupés sur de misérables réserves et, en pleine expansion démographique récente, les « hispano américains » de la dernière génération, des Porto-Ricains et des Cubains de Floride aux Mexicains des États du Sud Ouest (“Mexamerica” !).
Du mythe du melting pot : démocratie et multiculturalisme
Eu égard à ces profondes disparités, l’individu, officiellement très fier des structures démocratiques de son pays et de son souci d’égalitarisme, a été aussi fortement ébranlé par l’effritement, voire l’effondrement du mythe du melting pot. Un concept défini par le instances fédérales comme la résultante d’un brassage génétique et culturel au terme duquel les immigrants se fondent dans un nouvel ethnotype, l’ethnotype américain ! Un ethnotype qui suppose naturellement la maîtrise de la langue anglaise. Mais lors du dernier recensement décennal, 17 % de la population nationale déclaraient comme langue d’usage un idiome autre que la langue de Shakespeare contre 13 % il y a un tiers de siècle. Une évolution qui contribue aujourd’hui à l’exacerbation des tensions ethniques et à la sévère remise en question du melting pot. Face à la devise du Grand Sceau des États-Unis, E pluribus Unum, l’idée d’une balkanisation du pays a émergé sérieusement à la fin du XXe siècle. Et certains politiciens WASP extrémistes n’hésitaient guère, en utilisant les résultats de certains rapports prospectifs, en matière de démographie, à entretenir l’idée que la communauté blanche est en voie de disparition !
De facto, exception faite des immigrants à haute ou à très haute qualification professionnelle, les fameuses “têtes d’œuf” alimentant le désormais célèbre “drainage des cerveaux”, (l’un des atouts majeurs de la réussite scientifique et technologique des States), la nouvelle immigration ne manque pas de poser quelques sérieux problèmes, confortés par le militantisme du “droit à la différence” des jeunes générations, tout particulièrement d’origine hispanique, remettant explicitement en question l’hégémonie culturelle de l’élément “vieil américain” et la croyance désormais séculaire dans les capacités illimitées de l’Amérique à digérer sans difficultés ses contingents d’immigrants.
La contestation du pouvoir fédéral
Particulièrement aiguë au cours des dernières années, avec les effets de la crise et l’essor du “Tea Party”, la contestation du pouvoir fédéral est directement liée à l’attachement à l’indépendance communale, évoquée supra.
Le souci majeur de conserver le pouvoir au peuple a donc conduit à la multiplication des fonctions et des postes électifs. Et le fait, profondement ancré dans la mentalité collective, que le citoyen doit toujours avoir le dernier mot s’est concrétisé par un usage très poussé des procédures électorales et par l’importance du suffrage universel.
La participation publique, dans les textes, est indéniable. On a même pu constater, avec Stanley Hoffman (op. cité) que “le sentiment démocratique est indissociable d’une véritable mystique de l’élection”. Mais cette mystique a abouti progressivement à l’affirmation de trois effets pervers :
- l’un, conjoncturel, correspond à la corruption électorale, monnaie courante naguère (cf. la fameuse trilogie, “chevalier d’industrie, financier et homme politique”, le second prêtant au premier l’indispensable capital pour, sinon faire prospérer son entreprise, du moins lui permettre d’annexer ses rivales éventuelles ; le troisième monnayant ses complaisances)… A-t-elle totalement disparu ?
- la complexité très poussée du système : une élection peut être simultanément consacrée à la désignation d’une dizaine, voire d’une vingtaine de fonctions ou de postes.
- l’abstentionnisme, conséquence directe du précédent. Dans le “Temple de la démocratie”, force est de constater que les forts taux d’abstention, parallèlement aux critiques récurrentes formulées à l’égard de Washington et du présidentialisme », sont une constante dans l’histoire des États-Unis.
Last but not least : une démocratie de plus en plus imprégnée par l’esprit de religiosité
Certes, ce constat est loin (cf. supra) d’être nouveau !
“La religion a donné naissance aux sociétés anglo-américaines ; il ne faut jamais l’oublier. Aux États- Unis, la religion se confond avec toutes les habitudes nationales et tous les sentiments que la patrie fait naître. Ici, les sectes chrétiennes varient à l’infini et se modifient sans cesse mais le christianisme lui même est un fait établi et irrésistible qu’on entreprend point d’attaquer ni de défendre” (Alexis de Tocqueville).
Rien n’a vraiment changé quant à la pratique religieuse Elle a même eu tendance à s’accroître au fil des ans. Au dernier recensement décennal, 90 % de la population (dont 53 % de protestants et 25 % de catholiques) se déclaraient croyants, et 70 % pratiquants. Et comme le soulignait naguère Raymond Bourdon, “l’exception religieuse américaine va à l’encontre de la loi évolutive élaborée et traitée par Auguste Comte, Durkheim ou Weber”.
Chaque discours d’intronisation des Présidents, chaque Message sur l’état de l’Union, délivré le troisième mercredi du mois de janvier sont particulièremet édifiants. Tous sont truffés de références religieuses. Quand Truman, en 1953, fait son discours… d’adieu, il promet à Dieu à propos de la guerre froide, que “les États-Unis vaincrons pour Toi et pour Ta Gloire”. Ronald Regan affirmait dans son premier Message sur l’état de l’Union, en 1981 : “Nous sommes une nation de Dieu et je crois viscéralement que Dieu nous a prédestiné à être libres”, face à l’Union Soviétique qu’il qualifiait volontiers de “Démon”.
Dans un tel contexte, l’univers des États-Unis, c’est une multitude d’églises, épiscopaliennes, pentecôtistes, baptistes, luthériennes, évangélistes, congrétionnalistes, Mormons, Témoins de Jéhovah, Amish ou Quakers… Églises rivalisant, depuis quelques décennies, dans une course effrénée au nombre et, (peut-être ?) aux ressources financières, grâce à l’essor du “télé- évangélisme”.
Mais le fait le plus patent, en la matière, nous paraît concerner le dynamisme récent du “fondamentalisme”, tant au plan spatial (cf. la deferlante de ce dernier à partir de ses bastions historiques du Deep South, (la “Bible Belt”) sur l’ensemble du territoire.
Le fondamentalisme s’illustre par quelques thèmes majeurs : la conversion des fidèles (les “born again”, des individus affirmant qu’ils ont physiquement rencontrés le Christ), une lecture et une interprétation exclusivement littérale de la Bible et la foi dans le “créationisme”.
Détails de l’Histoire, aujourd’hui, avec l’essoufflement du parti le plus marqué par ses influences, le “Tea Party” ? Ou tendance lourde de la géopolitique interne des États-Unis contemporains ?
Un fait demeure : la première décennie du nouveau siècle s’est quand même illustrée par l’arrivée à la Maison Blanche, puis la réélection, d’un… fondamentaliste. George W. Bush était un “born again” ! Un “born again” qui viola délibéremment la règle implicite du pluralisme religieux dans son premier discours d’investiture, en concluant ce dernier, non par le rituel “Au nom de Dieu”… mais par un “Au nom de Jesus” hautement significatif !
Un célèbre avocat new-yorkais rappelait il y a quelques années : Les silhouettes des Pères Pélerins réapparaissent régulièrement sur la scène du grand théâtre de la démocratie américaine et, avec elles, les ombres plus tragiques encore, des malheureuses “sorcières” de Salem !
Jacques Soppelsa, président honoraire de l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne