Le Président de la République a livré sa pensée le 4 septembre au Panthéon dans un discours important, à l’occasion du 150e anniversaire de la création de la IIIe République, en s’adressant à cinq nouveaux naturalisés, originaires du Royaume-Uni, de l’Algérie, du Cameroun, du Pérou et du Liban.
Nombreux sont ceux qui se sont livrés à l’exégèse de ce discours pour comprendre l’évolution de la pensée du Président par rapport aux problèmes de la France d’aujourd’hui. En effet, le discours ne reprenait l’histoire de la République que pour mieux éclairer les menaces actuelles. Il a notamment commenté la belle devise de la République : Liberté, Égalite, Fraternité et les atteintes de tous ordres qu’elle subit aujourd’hui. Il a appelé les nouveaux citoyens à la défendre. Qui ne pourrait approuver ?
Notre objectif n’est pas de faire une exégèse de plus. Nous ne sommes pas des analystes politiques. Nous ne sommes pas non plus engagés dans une opposition au Président. Nous sommes tout à fait conscients de la difficulté de la tâche et respectueux de la fonction.
Mais nous sommes plutôt déçus par ce discours, et nous voulons expliquer pourquoi. Si nous ne sommes pas isolés dans notre réflexion, nous aurons fait œuvre utile.
Mettre en avant la civilisation européenne
Tout d’abord, la présence des cinq nouveaux naturalisés, symbole fort de la cérémonie, aurait dû être l’occasion de réfléchir sur leur motivation, et plus généralement sur la motivation de tous ceux, fort nombreux, qui cherchent à émigrer. Ce n’est jamais facile de quitter son pays et de prendre une autre nationalité. Sans aller jusqu’à évoquer le drame des migrants, prêts à tout pour fuir un pays dans un état désespéré, on ne peut que constater que si l’on quitte sa nation, c’est le plus souvent, parce que l’on ne s’y sent pas bien, ou que les opportunités sont très limitées.
N’est-ce pas la justification la plus importante à donner aux nouveaux naturalisés, lorsqu’on leur demande de défendre la République ? Défendre la République, ce n’est pas le prix à payer pour le passeport français, c’est l’assurance que ce que l’on est venu chercher en France, soit préservé.
Notamment, bien sûr, la liberté. Elle est menacée en France, comme l’a dit le Président de la République.
L’immense majorité de ceux qui veulent émigrer viennent de pays soumis à la dictature, à la corruption, au fanatisme, à la guerre civile, et donc forcément dans une situation économique grave. Ils savent ce que c’est que l’oppression. Par quelle aberration voudraient-ils que la situation qu’ils ont réussi à quitter se reproduise dans le pays d’accueil, en premier lieu, l’atteinte à la liberté ? Ils doivent donc être les défenseurs les plus farouches de leurs nouveaux acquis.
Où immigre-t-on ? Essentiellement vers les pays occidentaux. Immigre-t-on en Chine, pourtant deuxième puissance économique mondiale ? au mieux on y travaille pour un temps. De même au Japon ou à Dubaï.
La liberté, l’état de droit, l’absence de corruption généralisée, l’équilibre des pouvoirs, la récompense du mérite, la solidarité sont les valeurs de l’Europe. Elles sont le fruit de l’histoire des peuples européens et de ce que l’on appelle la civilisation européenne, fondée sur les civilisations grecque et romaine, sur le christianisme et sur les contributions de nos philosophes, hommes et femmes de lettres, artistes et savants. La pensée européenne a été pendant de nombreux siècles la plus avancée dans le monde.
Les Européens ont aussi été les plus ouverts sur le monde. Sur le plan politique, bien entendu, cette longue histoire a eu de nombreuses périodes fort sombres, notamment les guerres européennes. L’ouverture sur le monde s’accompagnait, dans l’esprit des temps, de la conquête coloniale. En revanche, cette ouverture sur le monde a permis aussi l’acceptation des valeurs de l’Europe comme valeurs universelles, notamment aux États-Unis, et dans bien d’autres pays.
Les Européens ont également su tirer les leçons de leurs erreurs.
La religion chrétienne a accepté la laïcité et la séparation de l’Église et de l’État, d’ailleurs conforme à l’enseignement du Christ. Pour qu’il n’y ait plus de guerre en Europe, ils se sont impliqués dans la construction européenne.
C’est pour nous une grande déception que le discours du 4 septembre ne parle pas de tout cela. Le Président évoque le projet européen, lorsqu’il parle, vers la fin, de la « chaine des temps » qui lie tous ceux qui ont contribué à la République. Il qualifie le projet européen de renouvellement, mais hélas nous n’en saurons pas plus.
Or, pour nous, c’est essentiel, car l’Europe est notre avenir, selon une formule du Président Mitterrand.
La France est l’un des grands pays européens. Elle a contribué de manière fondamentale à la civilisation européenne. La langue française a une importance considérable. Tout cela est vrai, mais de nombreux pays européens peuvent dire la même chose et le disent, bien sûr.
C’est donc la civilisation européenne qu’il faut mettre en avant. Les naturalisés français deviennent des Européens. On peut d’ailleurs penser, sans grand risque d’erreur, que c’est cela qu’ils ont choisi.
Il n’est pas étonnant qu’il y ait un naturalisé originaire du Royaume-Uni. Au moment où la Grande-Bretagne quitte l’Europe, nombreux sont les Britanniques qui veulent rester européens.
Notre position n’est nullement une réduction du rôle de la France ou de son attrait. Bien au contraire, la France est face à un énorme défi : devenir le bon élève de l’Europe. Sur le plan économique, ce n’est pas aujourd’hui le cas.
Nous ne disons pas non plus que le Président ne s’occupe pas de l’Europe. Le plan de relance de 750 milliards, récemment décidé à l’initiative de la France et de l’Allemagne, est certainement une excellente chose, face à la crise grave qui nous frappe. Mais si l’Europe se réduit à des discussions financières, certes utiles, pourquoi un Parlement européen, pourquoi une Commission européenne, pourquoi un ministre des Affaires étrangères de l’Europe ? Ne donne-t-on pas du grain à moudre à ceux qui attaquent la bureaucratie européenne ? Les Britanniques ont rejeté la machine de Bruxelles, mais pas l’Europe.
Le Président de la République avait pourtant utilisé, lors de son intronisation en 2017, un symbole très fort. Il avait fait jouer l’hymne européen et pas l’hymne français. Curieusement, il n’y a eu aucune critique, pas même de l’extrême droite. C’est peut-être le signe qu’il y a une envie d’Europe, latente, bien que l’orientation actuelle ne satisfasse personne. Si l’on regarde des pays comme la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Espagne et dans une moindre mesure l’Italie, le sentiment européen semble parfois plus fort que le sentiment national.
Quel est l’avenir de la République française en Europe ? Pourquoi fait-on l’Europe ? N’est-il pas essentiel de répondre à ces questions ?
Un vatican ii indispensable pour l’islam
Le Président a évoqué la menace de « ceux qui, souvent au nom d’un dieu, parfois avec l’aide de puissances étrangères, entendent imposer la loi d’un groupe » Halte au séparatisme. Certes c’est dit, mais pourquoi en demi-teinte ? Le Dieu en question est celui de l’islam. Clarifions, il y a deux aspects. Le premier est celui de l’islamisme ou de l’islam politique. La religion n’est ici qu’un instrument de pouvoir. Le projet est de dominer une communauté de plus en plus nombreuse, de faire effectivement du séparatisme, dans ce que l’on a appelé les « Territoires perdus de la République », dans un ouvrage collectif célèbre. En ligne de mire, la « Soumission » de Houellebecq. Le risque est sérieux, en effet et des puissances étrangères sont à l’œuvre.
Le second aspect est celui de l’évolution de l’islam. Hélas, la tendance rigoriste prévaut. Alors qu’il faudrait remettre les textes sacrés dans leur contexte historique, ce que le christianisme a fait, cela semble mission impossible pour l’islam. Or, ces textes sont remplis de contradictions, et trop nombreux sont les versets particulièrement violents, inacceptables aujourd’hui. Il faut clarifier le jihad, est-ce la lutte contre soi-même, pour s’améliorer, la défense contre les ennemis, ou la guerre sainte pour imposer l’islam ?
Ce Vatican II, indispensable pour l’islam, peut-il venir des pays musulmans ? Il y a une cinquantaine de pays à majorité musulmane et, bien sûr, de fortes minorités dans beaucoup d’autres. Ce serait idéal, mais on n’en prend pas le chemin. Aucun de ces pays n’est une vraie démocratie. Nombreuses sont les dictatures ou les théocraties. Le Printemps arabe, qui avait donné quelques espoirs, s’est très mal terminé. Lorsque les peuples se révoltent, ce n’est pas pour remettre en question le rigorisme de la religion, mais la situation économique ou la corruption de la classe politique. Les intégristes sont puissants, et la population ne conteste pas.
En France, on a inventé l’islamophobie pour étouffer dans l’œuf toute critique de l’islam. La gauche, pourtant si en pointe en matière de laïcité, lorsqu’il s’agissait du catholicisme, tolère des pratiques inacceptables pour l’islam. La raison, les musulmans ont été colonisés. Il faut éviter de stigmatiser une population. Ce sont des victimes, qui ont besoin de temps pour évoluer. Ce faisant, ils ne veulent pas voir qu’ils infantilisent les musulmans, qui seraient donc incapables d’évoluer. Une tendance extrême est celle de l’islamo-gauchisme. La droite est aussi largement tétanisée, car la population musulmane est très importante.
Or, nombreux, bien que minoritaires, sont les musulmans républicains, qui demandent une évolution de leur religion et une prise de conscience des risques de l’islam politique.
Leur courage est admirable, car ils sont considérés comme des traitres, ce qui est pire que d’être un infidèle.
Les plus en vue vivent sous protection policière.
Ceux qui parlent d’islamophobie assimilent la critique de l’islam a du racisme antimusulman. Du coup, ils tolèrent la façon dont sont traités les LGBT, le fait que les musulmans qui se convertissent deviennent des apostats, que les femmes musulmanes n’aient pas le droit d’épouser un non musulman, et tout ce que peut compter la Charia comme atteinte aux droits de la femme.
Ce n’est donc pas seulement le droit au blasphème qu’il faut réclamer, au nom de la liberté de pensée, mais le droit de demander une réforme de l’islam, au nom des droits de l’homme et surtout de ceux de la femme.
En aucun cas, cette critique de l’islam n’est du racisme antimusulman. Bien au contraire, il s’agit d’aider une minorité courageuse de musulmans, qui se sentent bien seuls, face à l’intégrisme.
Construire l’Europe sur l’identité européenne
La France peut-elle faire face ? Le scepticisme règne. C’est là où l’on retrouve l’Europe. Le problème est en réalité celui de toute l’Europe. Il est exacerbé, par le fait que les migrants viennent largement des pays musulmans. Pour les puissances étrangères, qui soutiennent l’islam politique, l’Europe est le maillon faible. Les migrations aux États-Unis sont largement le fait des pays de l’Amérique latine. L’islam, même s’il progresse, ne peut être dans la même situation qu’en Europe.
Si la question du séparatisme, mentionnée par le Président de la République, était traitée au niveau de l’Europe, une solution beaucoup plus crédible pourrait être envisagée. Nous disons bien, il doit y avoir une position politique sur le séparatisme, au niveau européen. Si l’Europe ne s’occupe que de la répartition des migrants, c’est l’échec annoncé.
Mais pour cela il faut poser au niveau européen, la réflexion que pose le Président au niveau français.
« Être français n’est jamais seulement une identité. C’est une citoyenneté, l’adhésion à des valeurs, à une langue, un combat chaque jour recommencé ».
La citoyenneté, qui étymologiquement, veut dire droit de cité, est, bien entendu, juridiquement définie par rapport à la nationalité ou à la résidence. Curieusement, nous avons une carte d’identité française et non une carte de citoyenneté française ou de nationalité française.
Sans se livrer à de l’exégèse, nous émettons l’hypothèse que le Président veut insister sur un aspect opérationnel, droits et devoirs, lorsqu’il parle de citoyenneté, alors que l’identité viendrait à la naissance.
Il nous semble très difficile de transposer ce genre de distinction au niveau européen. C’est pourquoi, il faut parler de l’identité européenne.
L’adhésion à des valeurs vient naturellement. Il s’agit des valeurs de la civilisation européenne. Par contre, l’adhésion à une langue peut sembler poser problème. C’est là où il faut complètement changer le projet européen. Il faut faire reposer ce projet sur l’identité européenne, et non, comme on le fait actuellement, sur des coopérations ou des règlementations communes. Toute l’ambigüité de l’Europe est là ; on fait l’Europe, comme on a fait chaque pays européen, mais sans le dire. Somme toute, en cachette. On crée un drapeau, un hymne, un parlement, une espèce de gouvernement avec des pouvoirs limités, la Commission. Jamais, on n’explique pourquoi on fait tout cela. Pas étonnant que Bruxelles soit traitée de bureaucratie. En conséquence, bien que le sentiment européen soit fort, l’Europe de Bruxelles est fortement rejetée, même si l’on ne va pas jusqu’au Brexit.
Il faut donc dire les choses clairement. Nous sommes des Européens. En dehors de l’Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique, c’est comme cela que nous sommes désignés, bien avant de savoir si nous sommes Autrichiens ou Lituaniens. Nous avons une civilisation européenne dont nous pouvons être fiers. Les valeurs de cette civilisation sont devenues universelles. Il faut donc organiser notre continent sur la base de notre identité, exactement comme le font la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie, voire même les États-Unis. Aujourd’hui, ces pays continents nous considèrent comme faibles, parce que nous n’avons pas le courage, comme eux, de revendiquer notre identité.
Pourquoi ne le faisons-nous pas ? D’abord parce que le mot « identité » n’est pas politiquement correct. Nous sommes les seuls à être timorés sur ce point. Nous ne le faisons pas, également, parce que les responsables politiques ont peur de perdre du pouvoir, et se réfugient dans des circonlocutions comme l’Europe des Nations.
L’ambigüité peut marcher un temps, mais on ne peut construire l’Europe sur une ambigüité permanente. C’est l’échec assuré. Le Brexit devrait nous servir de leçon. Un second Brexit est possible.
Il n’est pas nécessaire de faire une Europe fédérale pour construire l’Europe sur l’identité européenne. Mais il faut faire en priorité un effort de formation européenne et donner des signes forts. Nos parents et grands-parents, qui vivaient dans des provinces où le français n’était pas la première langue, ont appris à être Français à l’école française. Il en est de même dans tous les pays européens.
Il faut donc un effort prioritaire au niveau de la Commission sur la culture, avec nomination d’un ministre de la Culture et de la Civilisation européenne, en remplacement du ministre des Affaires étrangères, dont l’utilité n’est pas convaincante.
Des programmes de civilisation européenne harmonisés devraient être mis en place dans tous les pays. Il faudrait rendre obligatoire l’apprentissage de trois langues européennes, en plus de la langue maternelle. Aujourd’hui nous connaissons en général deux langues. C’est donc un effort tout à fait envisageable. En Inde, en Chine les enfants parlent de nombreuses langues, bien moins proches que ne le sont les langues européennes, en plus de l’anglais. Il faudrait un budget européen pour séjours linguistiques, des moyens pour la technologie d’apprentissage des langues. Les Européens auraient accès a un énorme potentiel culturel. La mobilité en Europe serait fortement accélérée. Nul besoin d’une langue unique. De plus, comme le monde entier utilise des langues européennes, dans une large mesure, l’accès au monde serait bien facilité. Les langues non européennes devraient être apprises dans un cadre de spécialité, et ne pourraient se substituer aux langues européennes, qui sont l’expression de notre identité.
Bien entendu, les discussions économiques, l’harmonisation des réglementations, le programme cadre de recherche, les grands programmes européens, les programmes structurels pourraient continuer. Mais ils seraient ainsi beaucoup mieux motivés, notamment parce que la solidarité européenne serait beaucoup mieux acceptée.
Rien n’est plus frappant, en effet, que de constater l’immense différence entre la prise de décision pour l’aide à des pays européens, comme la Grèce ou l’Italie, et ce qui s’est passé au moment de la réunification allemande. Les Allemands de l’ouest ont accepté une charge considérable, sans la moindre protestation, car il s’agissait d’aider des Allemands. L’envie d’Europe est loin de se traduire par un tel sentiment de solidarité, parce que nous ne savons pas assez ce qui nous est commun. L’identité européenne, seule justification solide de la solidarité européenne doit s’enseigner et doit être, en reprenant la formule du Président, « un combat chaque jour recommencé ».
Une telle Europe aurait la possibilité de traiter la question du séparatisme, de manière beaucoup plus crédible. Elle pourrait aborder les questions de l’Europe puissance, de l’Europe de la Défense dans d’autres conditions que maintenant. Elle pourrait beaucoup mieux résister aux attaques actuelles sur le modèle occidental en provenance de la Chine, de la Russie ou de la Turquie, tout en se différenciant des États-Unis.
Nous n’avons pas le choix. Seule l’Europe peut peser d’un poids suffisant dans le monde d’aujourd’hui. L’Europe d’aujourd’hui n’est pas crédible.
Nous ne disons pas, pour autant, qu’il faille attendre cette prise de conscience de l’Europe, avant d’agir en France. Nous sommes donc très heureux de cette loi sur le séparatisme, à condition qu’elle soit tout à fait claire, sur la lutte contre l’islam politique, et sur l’intégrisme. Sur l’intégrisme, elle doit affirmer la nécessité que les religions n’ont rien à faire dans l’organisation de la société, notamment dans l’éducation nationale. Les religions sont une affaire privée, et ne doivent donc pas être un moyen d’opposer ceux qui vivent en République française.
Alain Bensoussan
Lars Magnus Ericsson Chair, University of Texas at Dallas
Chair Professor of Risk and Decision analysis, City University Hong Kong
Ancien président du CNES et de l’INRIA
Yves Gomez
Membre de l’Académie des Sciences
et de l’Académie des Technologies