La chute du Gouvernement de Michel Barnier est-elle annonciatrice d’une remise en cause de nos institutions et, dans l’affirmative, est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Ne serait-il pas opportun de prendre acte de la situation actuelle de blocage institutionnel dans laquelle nous nous trouvons pour considérer qu’à 66 ans il est peut-être temps de mettre à la retraite la Vème République et de la remplacer par une toute nouvelle VIème République, forcément parée de toutes les qualités ? Un certain nombre d’hommes politiques et de constitutionnalistes le pensent, faisant fi du dicton qui prévient que « mieux vaut un tiens que deux tu l’auras ». Pour notre part, nous considérons plutôt, en adaptant la célèbre formule d’un illustre chef de Gouvernement britannique que, si la Vème République est le pire des régimes politiques que la France ait connu, c’est à l’exclusion de tous les autres, et qu’elle mérite donc d’être sauvée.
Ce régime, instauré pendant l’été 1958, et profondément modifié suite à la crise de l’automne 1962, présente l’inconvénient de permettre au chef d’Etat d’y occuper une place de premier plan, sans pour autant faire peser sur ce dernier l’obligation d’en assumer la responsabilité politique. Ce constat n’est guère discutable, mais la Vème République a également présenté jusqu’à ces derniers jours une autre caractéristique, nettement plus positive ; sa remarquable stabilité gouvernementale. Quel autre régime politique peut se targuer d’avoir vu 62 années s’écouler entre 2 crises ministérielles d’origine parlementaire ayant contraint un Gouvernement à présenter sa démission, et ceci, tout en ayant permis à diverses alternances politiques d’avoir lieu ? Nous n’en connaissons aucun.
Plus que le rôle central du chef de l’Etat, qui fait osciller notre régime entre un régime parlementaire dualiste et un régime présidentialiste, on peut considérer que la caractéristique principale de la Vème République c’est la stabilité gouvernementale. Or, ce qui a rendu possible cette stabilité gouvernementale, d’une durée exceptionnelle, c’est l’existence d’un fait majoritaire, c’est-à-dire l’existence systématique, à l’issue de chaque élection législative, d’une majorité, sinon absolue, du moins quasi-absolue, de députés à même de soutenir un Gouvernement. Ce phénomène remarquable n’a souffert d’aucune exception lors des 15 élections législatives qui ont eu lieu entre 1962 et 2022.
Certes, ce fait majoritaire a presque toujours bénéficié au président de la République, constituant alors ce que l’on a pu qualifier de fait majoritaire parfait, mais il a également joué contre lui en 3 occasions, permettant à notre pays de continuer à bénéficier d’une stabilité gouvernementale lors des fameuses cohabitations.
C’est la disparition de ce fameux fait majoritaire, lors des dernières élections législatives qui est la cause de nos problèmes institutionnels actuels.
Si l’on peut le déplorer, il ne faut pas s’en étonner. En effet, ce fait majoritaire reposait sur la bipolarisation de notre vie politique et celle-ci a été remplacée par une tripolarisation. Pendant 30 ans, l’apparition d’un troisième bloc politique, à la droite du pôle de droite n’a pas prêté à conséquence, l’usage du scrutin majoritaire uninominal à deux tours, pour élire les députés, ayant permis de le priver de représentation parlementaire. Le système pouvait donc continuer à fonctionner comme si ce troisième pôle politique n’existait pas. La nature ayant horreur du vide, le glissement progressif du pôle de droite vers le centre a dégagé un espace que ce 3ème bloc a peu à peu occupé. Finalement, il a atteint la masse critique suffisante pour bénéficier d’une représentation parlementaire significative, en dépit de son isolement. C’est pour cette raison que les dernières législatives ont accouché d’un résultat proche de celui que l’on aurait obtenu avec une élection à la représentation proportionnelle.
Du fait de cette situation politique,
l’élection des députés au scrutin majoritaire a perdu son principal avantage ; permettre de dégager une majorité parlementaire
sur laquelle un Gouvernement pourra s’appuyer, tout en en conservant son principal inconvénient ; ne pas représenter les forces politiques proportionnellement à leur réelle influence. Peu d’évolutions significatives étant à espérer, tant au niveau des rapports de forces qu’à celui des relations entre ces trois blocs dans les prochains mois, il est fort probable que les mêmes causes continueront à produire les mêmes effets et qu’une future dissolution ne rimera pas avec solution. On pourrait très bien se dire que tout ceci n’est pas bien grave ; qu’il convient de « donner du temps au temps » et que, tôt ou tard, la situation politique se débloquera, soit du fait d’une évolution des rapports de force entre ces trois blocs, soit grâce à la passation d’alliances qui ne seraient pas seulement électorales mais également gouvernementales. Il suffit pour cela d’ignorer l’état dans lequel se trouvent nos finances publiques, du fait de décennies de laxisme budgétaire. En revanche, si l’on considère qu’il serait souhaitable de commencer à rétablir notre situation budgétaire au plus tôt, il faut agir afin que notre Gouvernement puisse s’appuyer sur une majorité parlementaire stable.
A défaut de modifier nos institutions, pour un résultat des plus aléatoires, on pourrait opérer une simple modification des modalités d’élection des députés, afin de tenter de faire émerger à nouveau le fait majoritaire sur lequel nos Gouvernements ont pu s’appuyer pendant plus de 60 ans.
Le scrutin majoritaire ne produisant plus ses effets, depuis que notre vie politique s’organise autour de trois blocs, son remplacement par un scrutin proportionnel ne ferait qu’aggraver les choses. Non seulement il renforcerait l’étanchéité déjà manifeste entre ces trois pôles politiques, mais, en plus, il favoriserait la représentation des autres tendances politiques rendant la constitution d’une majorité gouvernementale encore plus improbable.
Cette situation politique nationale n’est pas sans rappeler celle que l’on a pu déplorer, au niveau régional, dans les années 1990, lorsque l’élection des conseillers régionaux au scrutin proportionnel permettait la représentation du nouveau bloc politique, qui était apparu dans la décennie précédente, à sa juste valeur, et privait de majorité la plupart des organes délibérants régionaux. La solution qui fût alors trouvée au niveau régional, à savoir l’introduction d’une prime majoritaire en faveur de la liste arrivée en tête, ne pourrait-elle pas être transposée au niveau national[1] ?
L’octroi d’une prime de 25% des sièges à la liste gagnante permet de garantir qu’une majorité se dégagera des élections,
même en cas de triangulaire. Grâce à cette réforme tous les exécutifs régionaux bénéficient du soutien d’une majorité homogène. Tant que notre configuration politique nationale n’évoluera pas sensiblement, seule une élection des députés dans le cadre d’un scrutin mixte, alliant représentation proportionnelle et prime majoritaire en faveur du bloc politique arrivé en tête, nous permettra de bénéficier, à nouveau, d’un Gouvernement susceptible de pouvoir déterminer et conduire la politique de la Nation.
Dès lors, la seule question qui mérite réellement d’être posée consiste à déterminer les caractéristiques de cette prime.
Il va de soi que cette dernière ne saurait s’aligner sur celle qui s’applique aux élections municipales et qui correspond à 50% des sièges. L’ampleur de cette prime, que plus rien ne justifie aujourd’hui, ne s’explique que par les circonstances dans lesquelles elle fût établie, en 1982. A l’époque, le nouveau mode de scrutin municipal, proportionnel donc, avec une prime majoritaire de 50% des sièges, remplaçait un mode de scrutin identique à celui qui s’applique dans 48 des 50 états fédérés américains pour l’élection présidentielle ; à savoir, un scrutin de liste majoritaire, qui invisibilisait totalement les oppositions. Dans ces conditions, même si cette prime majoritaire peut nous sembler excessive de nos jours, elle n’en constituait pas moins un progrès significatif, en matière de représentation de la diversité des courants d’idées et d’opinions au niveau communal, à l’époque. En revanche, la valeur de la prime établie pour les élections régionales nous parait beaucoup plus raisonnable. Elle correspondrait à environ 140 ou 150 sièges sur 577 et garantirait l’obtention d’une majorité parlementaire au bloc arrivé en tête, pour peu qu’il obtienne environ 1/3 des suffrages.
Si cette option était retenue, resterait à déterminer à quel niveau ces sièges seraient attribués ;
en bloc, au niveau national, ou répartis entre les différentes circonscriptions. La seconde solution nous parait nettement préférable. En effet, on imagine aisément le risque de procès en légitimité qui pourrait être fait à ces députés si l’on les comparait avec leurs collègues issus des différentes circonscriptions électorales s’ils étaient issus d’une liste nationale. Eux ne seraient rattachés à aucun territoire. On se demande d’ailleurs où ils pourraient bien installer leur permanence électorale. A l’inverse, une répartition de ces sièges entre les différentes circonscriptions présenterait l’avantage de n’avoir à faire qu’à des députés issus de départements ou de collectivités d’outre-mer.
L’étape suivante consisterait à déterminer le nombre exact de ces sièges et leur mode de répartition entre les différentes circonscriptions. Pour simplifier ces prises de décision il serait souhaitable de procéder par élimination. Ainsi, il conviendrait tout d’abord de mettre de côté les 11 sièges des français de l’étranger avant de répartir les 566 restants entre les départements et collectivités d’outre-mer, en fonction de leur population, telle qu’elle résulte du dernier recensement. Ce travail effectué, il va de soi que l’on devrait écarter de la répartition des sièges attribués dans le cadre de la prime majoritaire les départements et collectivités d’outre-mer dans lesquels on n’élit qu’un député afin que leurs électeurs puissent effectivement bénéficier d’un représentant, élu par leurs soins, au sein du Palais Bourbon. Logiquement, on devrait agir de même avec ceux d’où ne sont issus que 2 députés afin que ces derniers soient élus à la proportionnelle et non pas que l’un soit élu au scrutin majoritaire uninominal et l’autre dans le cadre de la prime majoritaire. Si l’on se réfère à l’actuelle répartition des sièges, on peut constater qu’il resterait alors environ 80 départements et collectivités d’outre-mer dans lesquels plus de 500 sièges seraient à pourvoir.
Les combinaisons possibles pour répartir les 140 à 150 sièges de la prime majoritaire sont multiples.
On pourrait ainsi proposer de réserver 1 siège dans les circonscriptions disposant de 3 à 5 sièges, 2 dans celles qui en ont de 6 à 9, 3 dans celles où l’on élit de 10 à 14 députés et 4 pour celles dont sont issus 15 députés ou plus. Avec une telle clé de répartition ce sont 143 sièges qui pourraient être attribués au bloc vainqueur dans 79 circonscriptions.
Une telle réforme pourrait aisément s’opérer au printemps, et ce d’autant plus facilement qu’elle n’implique aucun redécoupage de circonscriptions, mais seulement une nouvelle répartition des sièges, pour tenir compte des évolutions démographiques qui se sont produites au cours des 15 dernières années. De plus, le risque de censure du juge constitutionnel est quasiment inexistant. En effet, ce dernier a déjà validé des réformes électorales concernant des scrutins mixtes dans lesquels les représentants sont élus en application de règles distinctes en fonction du nombre de sièges concernés, comme les sénatoriales, ou qui prévoient des primes majoritaires, comme les municipales ou les régionales. En fait, le seul risque de censure concerne l’hypothèse dans laquelle le législateur répartirait les sièges de députés entre les circonscriptions en ne se fondant pas sur des bases essentiellement démographiques.
Le retour à la stabilité pour gouvernementale n’est peut-être pas pour demain, mais il est à portée de main, ne manque que la volonté politique pour le rétablir.
Par Jean-Pierre GRANDEMANGE
Maître de conférences, Université Grenoble Alpes
Membre du Centre de Recherches Juridiques
[1] Un tel système a été utilisé pour les élections législatives en Grèce jusqu’en 2019 : 250 sièges étaient attribués à la représentation proportionnelle, dans le cadre de 56 circonscriptions, et une prime de 50 sièges était accordée au Parti qui avait obtenu le plus de voix au niveau national.