En France, la gouvernance territoriale fait continûment face à l’émiettement et à la complexité de la prise de décision locales. En dépit de plusieurs réformes d’ampleur depuis environ trente ans, la maille politique des territoires ne correspond toujours pas à l’échelle des espaces vécus par les Français, en particulier au sein de l’espace rural.
Le déphasage entre la carte intercommunale et celle des zones d’emplois est frappant avec un rapport de 1 à 4. La promotion des instruments d’inter-territorialité que constituent les pays ou pôles d’équilibre territorial ruraux pourrait donner corps à des « territoires de projet », utiles à un développement local durable « à l’échelle de la vie des gens ».
Les débats autour des prochaines élections municipales invitent à réfléchir sur l’échelle critique d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques locales. La fragmentation de la carte administrative de la France demeure en effet un trait marquant de notre géographie qui affaiblit globalement l’efficacité des pouvoirs publics. Les communes demeurent les échelons essentiels de l’organisation territoriale de la France. Les maires restent les détenteurs d’une légitimité démocratique primordiale que leur confère leur élection au suffrage universel direct. Si les communes captent le gros des dépenses de fonctionnement à travers leur masse salariale, les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) sont, quant à eux, les structures juridiques porteuses des grands enjeux de l’aménagement de l’espace, du développement économique et de la préservation de l’environnement. En dépit des nombreuses réformes qui se sont succédé depuis le début de la décennie 2010-2020, force est de constater que le tissu local demeure d’une part complexe dans son organisation et la répartition des compétences et, d’autre part, fragmenté entre communes et intercommunalités dont les statuts paraissent par ailleurs de plus en plus différenciés.
Face à ce constat de nature institutionnel, la réalité géographique vécue par les populations dessine de vastes espaces de mobilité pendulaire à travers les concepts statistiques d’aire urbaine et de zone d’emploi, témoins de l’élargissement du périmètre de vie de citoyens.
Ces derniers s’appuient souvent sur une combinaison ville-campagne pour développer à la fois leurs activités professionnelles, de formation, d’accès aux soins et aux services publics notamment.
Comment dépasser le cadre devenu étroit des frontières administratives pour construire des espaces de régulation politique et d’aménagement du territoire au diapason des réalités quotidiennes des Français ? Confronté aux limites géographiques de la carte administrative ainsi qu’au facteur limitant d’une gouvernance intercommunale devenue pléthorique, le concept d’interterritorialité1 s’impose et ouvre sur la recherche de solutions innovantes, dans le sillage du rapport parlementaire dit Viala de mai 20182. Celui-ci propose de relancer la dynamique des territoires par la recherche, à l’échelle pertinente de « pôles territoriaux », de « ressources » susceptibles d’asseoir le développement local. La gouvernance territoriale est confrontée à l’émiettement et à la complexification de la prise de décision locale en dépit de plusieurs réformes d’ampleur. La maille politique des territoires ne correspond pas à l’échelle des espaces vécus par les Français, en particulier au sein de l’espace rural. La promotion des instruments d’interterritorialité que constituent les pays ou pôles d’équilibre territorial ruraux pourrait donner corps à des « territoires de projet », utiles à un développement local durable.
Un bloc communal reformaté mais toujours émietté et de plus en plus complexe
Depuis la loi du 16 décembre 2010 portant réforme des collectivités territoriales, le tissu local, c’est-à-dire celui d’échelle communale et intercommunale, a sensiblement évolué. L’ensemble des composantes ont été affectées à des degrés divers sans pour autant que ne soit revu le mode d’élection des maires et présidents d’établissement public de coopération intercommunale. Les premiers gardent toujours le primat que leur accorde le suffrage universel direct ; les seconds restent élus de manière indirecte par des représentants des communes de leur ressort.
Le développement encore timide des communes nouvelles
La création de communes nouvelles a été prévue par la loi du 16 décembre 2010 portant réforme des collectivités territoriales (loi RCT) afin de permettre une fusion plus simple des communes et de lutter contre l’émiettement de la carte politico-administrative. Des communes nouvelles sont établies à la demande d’au moins les deux tiers des conseils municipaux des communes d’un même établissement public de coopération intercommunale, à la condition qu’ils représentent plus des deux tiers de la population totale. Seule la commune nouvelle dispose de la qualité de collectivité territoriale de plein exercice, avec des droits et obligations identiques à ceux d’une commune, mais dont le fonctionnement et l’organisation sont adaptés à l’existence des communes déléguées. Elle bénéficie d’une fiscalité propre et de la clause de compétence générale. Les communes déléguées, qui précédaient la commune nouvelle, conservent des compétences en matière d’état civil ou de gestion des équipements de proximité qui permettent d’entretenir une forte relation avec les habitants pour lesquels la présence d’un maire, représentant de l’autorité, demeure importante.
Afin d’encourager la formation de telle collectivité, la loi du 16 mars 2015 relative à l’amélioration du régime de la commune nouvelle donne plus de place aux conseillers municipaux des anciennes communes. Pendant la période transitoire séparant la mise en place de la nouvelle structure au renouvellement de son conseil municipal, tous les élus municipaux siègent au conseil municipal transitoire. Les anciennes communes deviennent des communes déléguées. Un maire délégué est élu par le conseil municipal de la commune nouvelle. En outre, les spécificités communales sont mieux prises en compte dans les documents d’urbanisme (exemple, reconnaissance des spécificités des anciennes communes dans le projet d’aménagement et de développement durable). Enfin, un pacte financier garantit pendant trois ans le niveau des dotations de l’État aux communes fusionnant au sein de communes nouvelles de moins de 10 000 habitants. Les communes nouvelles créées et regroupant une population comprise entre 1 000 et 10 000 habitants bénéficient d’une majoration de 5 % de leur dotation forfaitaire calculée dès la première année. Cette disposition, initialement prévue pour les communes nouvelles créées au 1er janvier 2016, a été étendue aux communes créées au 30 juin 2016 par la loi de finances pour 2016.
Entre 2010 et 2019, 2 508 communes se sont regroupées pour créer 774 communes nouvelles.
Ces créations se sont accélérées depuis 2016 (DGCL, 2019). Au 1er janvier 2019, on compte 34 970 communes en France, soit 5 % de moins qu’au 1er janvier 2010. Ces 774 communes nouvelles sont plus nombreuses dans le quart Nord-Ouest de la France. C’est dans les départements du Calvados, de l’Eure, du Maine-et-Loire et de la Manche qu’il y en a eu le plus. A contrario, les communes nouvelles sont peu présentes sur le pourtour méditerranéen. Aucune commune nouvelle n’a été créée dans les départements d’Outre-mer. Il en va de même pour les départements de la petite couronne parisienne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne).
Si le mouvement engagé pouvait concerner à la fois des communes rurales qui souhaitent mutualiser leurs moyens pour maintenir, voire développer, des services publics aux habitants et peser davantage au sein de l’intercommunalité, que des intercommunalités et des communes plus urbaines qui recherchent un positionnement différent auprès des autres collectivités et de l’État, l’essentiel des communes nouvelles formées relève plutôt de l’espace rural avec des fusions de petites communes. Ainsi, dans la majorité des cas (56 %), une commune nouvelle est issue de la fusion de deux communes. Globalement, les communes regroupées au sein d’une commune nouvelle entre 2010 et 2019 sont moins peuplées que la moyenne. Elles sont surreprésentées parmi les communes de moins de 1 000 habitants : 71 % des communes nouvelles appartiennent à cette strate (DGCL, 2019). En contre-point, les cas de Cherbourg et d’Annecy attirent l’attention par leur singularité avec une volonté locale de concentrer le noyau urbain des deux agglomérations grâce à une commune nouvelle centrale.
En dépit du développement, depuis une dizaine d’années, des communes nouvelles, force est toutefois de constater que la France demeure, au sein des pays européens, celui qui reste le plus fragmenté à l’échelle la plus fine de son administration territoriale. Même avec 34 970 communes au 1er janvier 2019, la France demeure loin devant l’Allemagne avec 11 313 communes qui comprennent environ en moyenne 7 000 habitants par commune alors que la France compte environ 2 000 habitants par commune.
La réduction drastique des intercommunalités à fiscalité propre
Au 1er janvier 2019, la France compte 1 258 établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre. On dénombre parmi eux 21 métropoles, 13 communautés urbaines, 223 communautés d’agglomération et 1 001 communautés de communes. Le mouvement de recomposition de la carte intercommunale s’est fortement accéléré depuis la loi Maptam de 2014 pour tendre aujourd’hui vers une couverture de quasiment 100 % de la population et du territoire. La loi obligeait à la mise en œuvre d’une nouvelle génération de schémas départementaux de coopération intercommunale au 1er janvier 2017 qui a particulièrement affecté la carte des communautés de communes dont le nombre a été réduit de 47 % entre 2014 et 2019.
Sur le plan qualitatif, le droit des collectivités s’est sensiblement complexifié depuis les premières communautés urbaines instaurées par la loi du 31 décembre relative aux communautés urbaines. Le paysage juridique intercommunal recouvre désormais plusieurs modalités adaptées à des configurations plus ou moins urbaines ou rurales : les communautés de communes instituées par la loi du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République (plutôt en milieu rural ou autour des petites villes) ; les communautés d’agglomération introduites par la loi du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale (en général autour des villes moyennes, voire des chefs-lieux de département) ; les communautés urbaines originellement installées par la loi de 1966 mais dont la taille critique a été rehaussée par la loi de 1999 et qui ont été longtemps assez hétérogènes (par exemple : Arras, Dunkerque, Nancy, Lyon) avant que certaines ne deviennent des métropoles (par exemple Nancy) ; les métropoles de droit commun (exemples : Bordeaux, Nantes ou Toulouse) instaurées par la loi Maptam de 2014 ; les métropoles tournées vers la coopération européenne transfrontalière (Strasbourg, Lille) ; les métropoles à statut sur mesure (Grand Paris, Aix-Marseille-Provence), voire la collectivité territoriale unique du Grand Lyon.
Les derniers mois ont rappelé aux pouvoirs publics centraux l’importance des maires qui ont été en première ligne pour renouer le dialogue entre l’État et les populations de la France dite périphérique3. Le primat démocratique accordé aux édiles municipaux ne semble donc pas devoir être remis en cause via une reconnaissance au suffrage universel direct des présidents d’intercommunalité.
Ces dernières, bien qu’ayant sensiblement élargi leur périmètre, touchent cependant aux limites d’une gouvernance devenue pléthorique. Comme le souligne le rapport public thématique de la Cour des comptes dédié aux finances publiques locales d’octobre 2017 : « Par ailleurs, la nouvelle carte intercommunale présente une proportion importante de grandes intercommunalités, soit 22 % d’EPCI de plus de 50 communes (groupements dits XXL). Dans certains territoires, des ensembles de plus de 130 communes ont été constitués : la communauté d’agglomération Le Cotentin compte 132 communes et près de 190 000 habitants ; celle du Pays Basque 158 communes et près de 300 000 habitants. Le principe de la représentation de chaque commune au sein des conseils communautaires en alourdit la gouvernance. Le nombre élevé de communes-membres engendre des conseils communautaires pléthoriques. Ainsi, la communauté de communes de la Haute-Saintonge, qui réunit 131 communes, compte 161 conseillers communautaires pour 70 000 habitants, soit environ quatre fois plus que le conseil municipal d’une commune de population équivalente. »4 Une enquête réalisée par l’Association des communautés de France (AdCF) début 2019 confirme les nombreux dysfonctionnements des instances décisionnelles intercommunales5. L’AdCF note ainsi que « si les élus sont bien présents lors des réunions du conseil communautaire, les débats les plus stratégiques n’ont pas lieu à cette occasion ». Ce sont 79 % des répondants qui constatent que les débats « se limitent à l’intervention de quelques élus ». Pour environ le quart des répondants, le fait que la fusion « ait augmenté le nombre de conseillers dans des proportions telles que le débat est devenu impossible ».
De cette nouvelle organisation institutionnelle locale fort compliquée découle sans doute une perte de repères pour de nombreux élus, de maires en particulier, qui ont du mal à se positionner dans un grand tout intercommunal pour donner une impulsion à leur territoire6.
Le cadre institutionnel local paraît ainsi figé sur le plan géographique en dépit des progrès non négligeables mais encore relativement modestes enregistrés du côté des communes nouvelles. La carte administrative des territoires arrive en fin de cycle de recomposition. Il va falloir gérer les grands enjeux d’aménagement du territoire avec cet état des lieux encore fortement fragmenté.
L’échelle de la vie des gens : une question supra-intercommunale
Parmi les services publics locaux faisant l’objet des attentes les plus fortes figure l’organisation des transports et, plus largement, des mobilités. La réglementation prévoit actuellement que l’autorité organisatrice des transports est partagée par certains types d’intercommunalités et les régions. Aux régions revient l’organisation des transports interurbains par voie de trains express régionaux (TER) et de cars. Cette dernière compétence a été reprise aux départements qui organisaient, jusqu’à la loi NOTRe, les déplacements en car entre les villes de leur frontière. Aux communautés d’agglomération, urbaines et aux métropoles revient la compétence d’organiser les transports urbains en recourant aux divers vecteurs techniques à leur disposition (par exemple : vélo, bus, tramway, métro). En milieu rural, les communautés de communes ne disposaient pas de la compétence en matière de transport jusqu’à la loi d’orientation sur les mobilités en cours d’adoption.
Avec ce projet de loi d’orientation sur les mobilités (LOM), le gouvernement envisage de confier l’autorité organisatrice des mobilités (AOM), dans un premier temps à l’échelon intercommunal, quelle qu’en soit la nature juridique, et, en cas de carence, à la région afin d’éviter des « zones blanches » de mobilité. Cette disposition de la loi se heurte cependant à la difficulté matérielle d’exercer pleinement une compétence « transports » en milieu rural pour les communautés de communes. La mise en place d’un nouveau versement mobilité, successeur du versement transports, ne va pas dans le sens de simplifier la tâche des édiles ruraux. Le risque est fort que les plus grandes intercommunalités ne mutent en AOM et continuent d’enrichir l’offre de mobilité des populations urbaines qui va croissante (exemples : tramways, bus à horaires variables, véhicules en partage, vélos ou trottinettes en libre-service) alors que la plupart des territoires ruraux resteront prisonniers de la basse fréquence de passage des cars interurbains ou TER. Si l’intérêt de l’AOM intercommunale tombe sous le sens, reste donc à en préciser l’échelle pertinente d’application et à définir les modalités concrètes d’une coopération territoriale efficace. De ce point de vue, le projet de loi LOM, en instituant la notion de « bassin de mobilité » laisse ouverte la porte à bien des incertitudes qu’il conviendrait de lever rapidement pour parer au « déni de mobilité » au sein de la France dite périphérique.
Comment répondre à la question la plus importante actuellement posée aux pouvoirs publics, centrale dans les revendications premières du mouvement des « gilets jaunes », à savoir l’organisation des transports « du quotidien » ? Ceux-ci correspondent aux déplacements domicile-travail, déplacements actuellement réalisés de manière prédominante en voiture avec un budget carburant orienté à la hausse qui étrangle les ménages les plus modestes qui ont dû s’éloigner des centres d’activité pour trouver du foncier peu cher7 ? Ces mobilités dites pendulaires structurent la vie des Français non seulement dans leur relation au travail, mais également via les déplacements connexes effectués par les familles pour se rendre dans les crèches, à l’école ou dans les centres d’enseignement secondaire. L’Insee et la Dares offrent un cadre d’analyse de ces déplacements à travers la notion de zone d’emploi (ZE). Une zone d’emploi est définie comme étant « un espace géographique à l’intérieur duquel la plupart des actifs résident et travaillent, et dans lequel les établissements peuvent trouver l’essentiel de la main-d’œuvre nécessaire pour occuper les emplois offerts. Le découpage en zones d’emploi constitue une partition du territoire adaptée aux études locales sur le marché du travail.
Le zonage définit aussi des territoires pertinents pour les diagnostics locaux et peut guider la délimitation de territoires pour la mise en œuvre des politiques territoriales initiées par les pouvoirs publics ou les acteurs locaux.
Ce zonage est défini à la fois pour la France métropolitaine et les DOM. » L’actuel découpage des ZE, réalisé par la Dares et l’Insee, est fondé sur les flux de déplacements domicile-travail observés lors du recensement de la population de 2006. On compte 322 zones d’emploi en France (DROM compris), dont 304 en France métropolitaine. La population moyenne d’une zone d’emploi est d’environ 204 500 habitants (la médiane se situe à environ 105 000 habitants) en France métropolitaine. Une zone d’emploi compte en moyenne 120 communes (médiane à 93 communes).
Par contraste entre les 304 zones d’emploi, les 1 258 EPCI à fiscalité propre demeurant en France métropolitaine soulignent, par leur nombre, l’écart entre les espaces de vie vécue par nos concitoyens avec les instruments de coopération intercommunale qui sont censés gérer les services publics utiles notamment en termes d’aménagement du territoire et en particulier de transport. En France, début 2019, le ratio d’inadéquation spatiale est d’environ de 4 (4,1). Sans forcément que les zones d’emploi deviennent les cadres indépassables de la gouvernance territoriale, force est de constater que le déphasage des échelles est sensible. Il renvoie concrètement à la difficulté de penser les mobilités pendulaires villes/campagnes, en particulier entre des villes chefs-lieux de département et leur périphérie avec le schéma classique d’une communauté d’agglomération centrale entourée par deux ou trois communautés de communes.
Pour et vers une interterritorialité opérationnelle
De nombreux géographes ont déjà pointé l’inadéquation entre les cadres institutionnels de la gouvernance territoriale et l’espace vécu par les citoyens8. Selon Martin Vanier, « Les territoires en tant que sujets politiques sont en retard sur les territoires en tant que sujets sociaux et économiques. Tandis que ces derniers passent progressivement à l’âge de l’interterritorialité, les premiers demeurent construits selon leur conception initiale, qui n’est rien d’autre que féodale dans ses origines. Or, du fait de la dynamique sociale et économique, les territoires sujets politiques ont désormais moins à organiser et exercer le pouvoir sur l’étendue qu’ils délimitent chacun en et pour eux-mêmes (par expression d’une légitimité interne, la collecte d’impôts territoriaux et l’exercice de compétences propres), qu’à contribuer à organiser et exercer le pouvoir interterritorial, lequel est, par définition partagé. Ce passage d’une conception politique du territoire à une autre nature ne peut pas se faire spontanément et c’est pourquoi il tarde ». La question se pose en particulier dans le domaine des mobilités pendulaires qui lient, par définition, des espaces résidentiels et récréatifs avec des lieux de production de biens ou de services, n’appartenant que rarement à la même commune ou regroupement intercommunal avec un effet de concentration de l’emploi dans le centre urbain des zones d’emploi9.
Selon la grille d’analyse de l’interterritorialité proposée par Martin Vanier, trois éléments sont à prendre en compte pour caractériser l’interaction entre les territoires : la centration, qui suppose un lieu servant de point d’ancrage et de référence pour permettre à un groupe de se situer dans ses liens avec l’extérieur ; la combinaison qui implique une stratégie d’accès démultipliée à des ressources pour leur caractère complémentaire ; la connexion, marchande, physique, sociale, est quant à elle la condition de la centration et de la combinaison, en cela que les territoires sont considérés comme des réseaux et qu’ils se présentent comme un enchaînement de lieux à vivre. Ainsi, comme le souligne Martin Vanier « l’interterritorialité ne cultive pas l’ancrage territorial mais la centration, elle ne prône pas l’unicité territoriale, le « tout dans le même territoire », mais la combinaison, elle ne valorise pas la proximité territoriale, mais la connexion. »
Concrètement, l’interterritorialité s’exprime déjà en droit de l’aménagement, mais de manière assez discrète, à travers divers outils comme les contrats de réciprocité, les pôles métropolitains ou encore les pays et pôles d’équilibre territoriaux ruraux. Encore peu nombreux, les contrats de réciprocité sont en général développés entre une métropole, au sens juridique du terme, et son espace avoisinant. Tel est par exemple le cas entre la métropole de Toulouse et le Pays Portes de Gascogne ou encore entre la métropole de Brest et le Pays du Centre-Ouest Bretagne. Cette formule reste cependant assez confidentielle et ne parvient pas à embarquer de nombreux territoires. Les pôles métropolitains font jouer, quant à eux, des complémentarités entre systèmes urbains, agglomérations de grande taille, et peuvent être utiles par exemple pour optimiser une offre de formation universitaire ou structurer de grands équipements routiers au sein d’ensemble d’échelle régionale ou interdépartementale comme c’est par exemple le cas entre les principales villes de Lorraine.
Au plus près des mobilités domicile-travail que connaissent les Français, les pays et pôles d’équilibre territoriaux ruraux (PETR) semblent a priori assez proches de l’échelle des zones d’emploi et pourraient servir de soubassement à une relance globale mais différenciée de l’aménagement du territoire.
Dans un contexte où les évolutions institutionnelles en matière d’articulation communes/EPCI à fiscalité propre ne paraissent pas devoir s’accélérer, il paraît pertinent de s’intéresser aux instruments de nature contractuel, en particulier aux pôles d’équilibre territoriaux ruraux qui pourraient constituer des espaces de planification et d’organisation des mobilités pendulaires. Une partie importante d’entre eux, 35 % des PETR au 1er janvier 2018 selon l’Association nationale des pays et pôles territoriaux (ANPP), porte d’ores et déjà un schéma de cohérence territoriale (SCoT) institué par la loi solidarité et renouvellement urbain du 13 décembre 2000. Instaurés par la loi du 4 février 1995 relative à l’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire (LOADT), les pays correspondent à des territoires présentant « une cohésion géographique, culturelle, économique ou sociale » et ont pour mission d’exprimer « la communauté d’intérêts économiques et sociaux ainsi que, le cas échéant, les solidarités réciproques entre la ville et l’espace rural. Les collectivités territoriales et leurs groupements définissent, dans le cadre du pays, en concertation avec les acteurs concernés, un projet commun de développement ». Repris et renforcé par la loi du 25 juin 1999 relative à l’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire (LOADDT), le pays est, par nature, un facilitateur de développement économique et, potentiellement, un lien entre l’espace rural et urbain10. Rebaptisés pôles d’équilibre territoriaux ruraux (PETR) par la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (Maptam) du 27 janvier 2014, les pays ou PETR ont bénéficié d’une relance depuis quelques années. Bénéficiant d’un statut de droit commun de syndicat mixte ouvert, ils rassemblent les forces vives des territoires : représentants élus des communes ou des EPCI constitutifs, du tissu associatif ou entrepreneurs.
Aujourd’hui, les pays et PETR représentent une grande diversité de réalité géographique. La plupart sont des espaces de coopération en milieu rural, ne contiennent aucune ville-centre11 d’une unité urbaine de plus de 50 000 habitants. Dans certains cas cependant, les pays ou PETR recouvrent une agglomération de plus de 50 000 habitants (Pays de Bourges par exemple), voire servent de liaison entre une métropole et son hinterland (exemples : Pays de Rennes, Pays de Clermont-Ferrand). Début 2018, environ 70 % du territoire de la France métropolitaine est couvert par un des 278 pays ou PETR, ce qui correspond à près de 45 % de la population. La surface moyenne d’un PETR est de 1 800 km². Ils recouvrent, en moyenne environ 89 500 habitants (la médiane se situe environ à 79 000 habitants) et sont composés de 91 communes en moyenne (médiane à 90 communes). Leur échelle se rapproche ainsi de celle des zones d’emploi qui demeurent cependant un peu plus hétérogènes en termes de superficie et de population.
Sans forcément rechercher une correspondance exacte entre la carte des 304 zones d’emploi métropolitaines et des 278 pays ou PETR, force est de constater que ce type de structure, assez légère sur le plan institutionnel, permet de développer la coopération interterritoriale à une échelle qui se rapproche de celle des déplacements quotidiens des Français. À l’aune d’un nouvel acte de décentralisation très imprégné des difficultés de mobilités de nos concitoyens, il serait judicieux, de prendre en compte ces instruments afin d’en faire des espaces de référence pour l’amélioration de la coordination des politiques publiques territoriales de l’État, des régions et des intercommunalités.
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Malgré plusieurs années d’effort de rationalisation de la carte intercommunale et de l’émergence des communes nouvelles, les espaces de régulation des politiques publiques territoriales demeurent trop petits pour pouvoir asseoir une stratégie pertinente d’aménagement du territoire, en particulier dans le domaine des mobilités pendulaires. Si un rapport d’échelle de 1 à 4 sépare les environs 304 zones d’emploi métropolitaines des 1 260 EPCI à fiscalité propres tels qu’ils ressortent de la dernière génération des schémas départementaux de coopération intercommunale, une possible convergence vers la carte des environs 280 pays ou PETR aux espaces vécus par les Français attire l’attention sur un instrument concret d’interterritorialité qui porte souvent les schémas de cohérence territoriale.
Jusque-là essentiellement défendu par le monde de la recherche des géographes aménageurs, le concept d’interterritorialité qui promeut l’interaction entre des territoires complémentaires plus que concurrents mériterait aujourd’hui de trouver à s’appliquer concrètement pour éviter que la fragmentation juridique de l’espace ne se traduise par des ruptures sociologiques et politiques, plus exactement que ces ruptures ne s’amplifient davantage. Si la France demeure en droit « Une et indivisible », il convient de parer à sa désunion géographique de fait, corollaire d’une division politique durable. Nos politiques doivent désormais penser et agir « à l’échelle » de la vie de nos concitoyens.
Robin Degron
Professeur associé de Droit public, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne
Maître de conférence en développement durable à Sciences Po
- Martin Vanier, Le pouvoir des territoires – Essai sur l’interterritorialité, Economica, 2008. ↩
- Assemblée nationale, Rapport d’information n° 1015 de la mission sur la préparation d’une nouvelle étape de la décentralisation en faveur du développement des territoires présidée par
M. Arnaud Viala, député, MM. Jean-François Cesarini et Guillaume Vuilletet, députés, rapporteurs, 31 mai 2018. ↩ - Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, septembre 2014. ↩
- Cour des comptes, « Rapport sur les finances publiques locales », Cour des comptes, octobre 2017. ↩
- Assemblée des communautés de France (AdCF), « Enquête nationale : La gouvernance politique des intercommunalité », AdCF, mars 2019. ↩
- Éric Kerrouche, « Le blues des maires », Fondation Jean Jaurès, novembre 2018. ↩
- Robin Rivaton, La ville pour tous, Éditions de l’Observatoire, 2019. ↩
- Voir Martin Vanier, op. cit. ; Robin Degron, « Vers une ville durable. L’intercommunalité reformatée : De la nécessaire remise en cause du périmètre et de la gouvernance intercommunale de gestion », in Pierre-Yves Monjal et Vincent Aubelle (dir.), La France intercommunale – regards sur la loi de réforme des collectivités territoriales du 16 décembre 2010, L’Harmattan, collection GRALE, 2013 ; Robin Degron, « L’Europe, la France et ses territoires face au développement durable : Quelle organisation sous contrainte financière ? », Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université François Rabelais, Tours, 2 tomes, à paraître 1er semestre 2020. ↩
- Fédération nationale des agences d’urbanisme (FNAU), « Dynamiques territoriales : Quelle(s) divergence(s) ? Analyse des trajectoires économiques des régions et territoires qui les composent depuis 40 ans », Les dossiers de la FNAU, n° 43, juin 2018. ↩
- Robin Degron et Floriane Boulay, « Les périmètres de l’intercommunalité : entre simplicité juridique et cohérence administrative », L’actualité juridique. Droit administratif, Dalloz, 2009. ↩
- Lorsqu’une unité urbaine est constituée de plusieurs communes, on la désigne sous le terme d’agglomération multicommunale. Les communes qui la composent sont soit ville-centre, soit banlieue. Si une commune représente plus de 50 % de la population de l’agglomération multicommunale, elle est seule ville-centre. Sinon, toutes les communes qui ont une population supérieure à 50 % de celle de la commune la plus peuplée, ainsi que cette dernière, sont considérées comme villes-centres. ↩