Le rapport que Claude Bartolone a codirigé avec l’historien Michel Winock aboutit au constat que « La Ve République souffre d’une insuffisance démocratique » et qu’il convient d’y apporter remède. La Revue a décidé de reproduire l’avant-propos de Claude Bartolone paru dans cet ouvrage publié aux éditions Thierry Marchaisse.
Le présent rapport naît d’une conviction profonde : la Ve République souffre d’une insuffisance démocratique.
Conçue en 1958 pour répondre aux défis de son époque, la Ve République a apporté stabilité et continuité à notre pays. Dans une période trouble, pleine de bruit et de fureur – frappée par la guerre d’Algérie, la décolonisation et la Guerre froide – elle a su rester debout, comme un donjon au milieu d’un champ de ruines.
À bien des égards, elle a fait entrer la France, selon les mots de Guy Carcassonne, « dans le club, limité mais ouvert, des démocraties modernes ».
Et pourtant, c’est bien d’une insuffisance démocratique qu’elle semble aujourd’hui souffrir. Comme si ce qui faisait autrefois sa force contribuait aujourd’hui à l’affaiblir. Comme si la résistance et la robustesse de nos institutions, loin de favoriser la vitalité de notre démocratie, l’asphyxiaient en partie. Comme si notre régime n’était plus en mesure de répondre aux attentes légitimes des citoyens et des citoyennes.
De la démocratie découlent, en effet, deux exigences : que le citoyen ait le sentiment que sa volonté politique est pleinement représentée et que cette volonté soit en mesure d’agir sur l’avenir collectif de la Nation. En d’autres termes : que le peuple souverain est maître de son destin.
Or c’est bien là où le bât blesse. Nos compatriotes, à l’aube de ce nouveau siècle, pour l’écrasante majorité d’entre eux, ne partagent nullement ce sentiment. De là, l’impossibilité de construire tout nouveau projet commun.
Bien évidemment, la Ve République ne saurait être tenue pour la seule responsable. Les dérives d’une minorité d’élus, l’affaiblissement de la responsabilité politique au profit de la responsabilité judiciaire et pénale, le rejet de la prise de décision sur l’administration, l’hystérisation du débat public par certains médias au détriment de l’information, ont nécessairement contribué à l’apparition de ce symptôme.
Pourtant, le mal est plus profond. Il s’explique essentiellement, selon moi, par le fait que nous avons changé de monde et que les institutions de la Ve République n’ont pas été pensées pour ce monde-là. Un monde où l’émergence de l’Europe et la révolution de la décentralisation ont profondément changé la donne dans le fonctionnement de nos institutions. Un monde globalisé, numérisé, fonctionnant en flux et en réseau, où le capitalisme n’est plus managérial mais financier. Un monde plus incertain et plus instable, en proie à la peur de l’avenir et à l’idéalisation du passé. Un monde où les décisions ne sont plus acceptées simplement parce qu’elles ont été décrétées par une autorité constitutionnellement fondée. Mais aussi un monde porteur de nouvelles promesses, où émergent de nouvelles formes de coopération et de solidarités, d’engagements et d’expressions citoyennes, en marge de toute institution traditionnelle.
De cette idée est né notre groupe de travail. Une entreprise que l’on pourrait qualifier, en un sens, d’ « expérience démocratique » originale, dès lors qu’elle ne connaît nul précédent.
Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, en effet, une commission créée à l’initiative de l’Assemblée nationale a décidé de débattre librement et sous le regard des citoyens de l’avenir de nos institutions. Cette première caractéristique mérite à elle seule d’être soulignée, tant notre pays présente la particularité d’avoir pensé toutes ses révisions constitutionnelles – y compris celles touchant au Parlement – à travers des rapports administratifs issus de commissions créées par le seul pouvoir exécutif et composées quasi exclusivement de juristes et de hauts-fonctionnaires.
À l’inverse, et c’est une deuxième originalité, ce groupe de travail, paritaire et transpartisan, est composé d’autant de parlementaires – issus de l’ensemble des groupes politiques – que d’universitaires et de personnalités qualifiées, bien au-delà des seuls cercles juridiques. Ce format en dit long sur notre démarche. D’une part, il exprime notre souhait de ne pas nous situer dans un quelconque affrontement partisan mais de nous placer sur le terrain des idées et du débat politique. D’autre part, il souligne que notre objectif n’est pas de proposer un nouveau « mécano institutionnel », mais de partir des évolutions qu’a connues notre société depuis cinquante ans pour imaginer ce que pourraient être demain les institutions de la République. Pour cette raison, le regard de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire, l’expérience de la démocratie politique, sociale et environnementale, étaient tout aussi indispensables que l’analyse juridique.
Je tiens à ce titre à remercier les personnalités qualifiées qui ont accepté notre invitation, au premier rang desquelles Michel Winock, qui a présidé à mes côtés cette mission. Il a su déposer sur nos travaux la patine de l’histoire, qui seule prévient de toute hubris constitutionnelle et dissipe certains mythes tenaces, y compris sur nos institutions.
L’originalité de cette expérience se traduit également par notre méthode de travail et la confection du rapport. Il est le résultat de nos débats – qu’il cite abondamment – et des réponses apportées par chaque membre au questionnaire dit « préférentiel », annexé au présent document. Toutes les propositions présentées ci-après se sont ainsi imposées, soit de façon consensuelle, soit de manière clairement majoritaire. Cela ne signifie donc nullement qu’elles ont fait l’unanimité ou que chaque proposition engage la totalité du groupe.
Mon collège et prédécesseur Bernard Accoyer a ainsi rappelé, à de nombreuses reprises, son opposition à toute évolution constitutionnelle majeure. Si beaucoup d’entre nous ne partagent pas sa position, il n’en demeure pas moins qu’il a su, par la grande qualité de ses mises en garde, enrichir la qualité de nos débats. Je tiens à le remercier pour sa présence et son apport à nos travaux.
De la même manière, il se peut que certains membres soient en désaccord avec telle ou telle mesure. À titre personnel, j’ai fait part de mes réserves quant à la limitation des mandats dans le temps, qui présente le risque d’un transfert du pouvoir politique vers l’administration. Pour autant, cette proposition a recueilli une majorité de soutiens, elle figure donc dans le rapport.
Un certain nombre de points – en vérité très peu – ont quant à eux scindé le groupe en deux blocs de taille égale. C’est le cas de la question du vote obligatoire. Malgré l’absence de tout consensus, je demeure convaincu, qu’associé à la reconnaissance pleine et entière du vote blanc, son instauration demeure une piste intéressante de revitalisation de notre démocratie.
Pour le reste, le groupe de travail s’est accordé sur l’essentiel et a formulé des propositions particulièrement intéressantes sur au moins quatre questions fondamentales pour notre démocratie.
Tout d’abord, celle de la nature du régime : il y a un an, une partie de notre commission – dont je faisais partie – appelait de ses vœux l’instauration d’un régime présidentiel, quand une autre défendait l’idée d’un régime parlementaire strict sur le modèle de nos voisins européens ; un dernier bloc défendant, quant à lui, le statu quo.
Au fil de nos discussions, nos réflexions ont cheminé et évolué pour se rejoindre sur plusieurs points.
En premier lieu sur un constat partagé : le quinquennat, en mettant le Président de la République, en première ligne, a ajouté à la confusion des rôles entre le chef de l’État et le Premier ministre. De plus, revenir sur l’élection du Président de la République au suffrage universel direct n’aurait guère de sens, à une époque où la personnalisation du pouvoir touche l’ensemble des démocraties.
En second lieu, sur l’idée que le choix binaire entre deux modèles « parfaits », à savoir le régime présidentiel et le régime parlementaire, était sans doute, par bien des aspects, dépassé. Et qu’au fond nous partagions les mêmes objectifs, à savoir : mieux définir le rôle de chaque institution, renforcer notre système de contre-pouvoirs et instaurer des mécanismes permettant à ceux chargés de prendre des décisions d’en rendre régulièrement compte et d’en assumer clairement la responsabilité politique. C’est ce qui nous a conduits à défendre un retour au septennat, sans prôner pour autant un retour en arrière, dès lors qu’il s’accompagnerait d’une meilleure définition des rôles de chacun et que le Président de la République verrait sa mission davantage tournée vers le long terme.
La question de la représentation, ensuite, a également été au cœur de nos discussions ; et de ce fait, celle du mode de scrutin. L’éclairage des historiens membres du groupe de travail et de Jean-Claude Casanova, au cours de son audition, a été sur ce point essentiel : il a permis de tordre le cou à plusieurs idées reçues, en particulier celle qui voudrait que le scrutin proportionnel rime nécessairement avec instabilité politique.
Soulignons ainsi, avec eux, que le scrutin majoritaire à deux tours actuel était également celui de la période marquée par la plus grande instabilité gouvernementale : celle de la IIIe République. Insistons également sur le fait que la France est quasiment le seul pays en Europe, avec le Royaume-Uni, à ne pas avoir adopté le scrutin proportionnel et que, dans les pays où il est en vigueur, on ne note aucune instabilité particulière. Rappelons enfin, que la Ve République en instaurant un « parlementarisme rationalisé » a offert au pouvoir exécutif les moyens de gouverner, y compris en l’absence du fait majoritaire, que nul en 1958 ne pouvait anticiper.
Plus fondamentalement, il apparaît à la lumière de nos débats, que le scrutin proportionnel est le seul à pouvoir répondre aux principes de justice et de représentativité. Il garantit, en effet, à tous les électeurs d’être représentés, y compris ceux qui appartiennent à des formations politiques minoritaires. En outre, il permet de favoriser la parité et la diversité et donc la représentation de la société française.
Telles sont les raisons qui ont poussé le groupe de travail à défendre, à la quasi-totalité de ses membres, a minima l’introduction d’une dose de proportionnelle à l’Assemblée nationale, en moyenne de l’ordre de 15 %. Une large majorité d’entre nous, dont Michel Winock et moi-même, a exprimé le souhait d’aller plus loin : nous nous sommes majoritairement prononcés en faveur soit d’un « régime mixte » – reposant sur un scrutin uninominal avec représentation proportionnelle et permettant l’élection de la moitié des députés à la proportionnelle – soit d’un scrutin de liste, à deux tours, avec prime majoritaire, ces deux modèles permettant de combiner représentativité et stabilité.
Le groupe de travail a bien évidemment conscience des inquiétudes légitimes que suscitera cette proposition, formulée alors que notre pays doit affronter une montée des extrêmes et des discours xénophobes. Nous sommes néanmoins convaincus, d’une part, qu’au regard des résultats électoraux enregistrés par ces formations politiques, le scrutin majoritaire ne constituera plus à terme une barrière et, d’autre part, que le vote en faveur de ces formations comporte également une dimension protestataire. Or, comme le soulignait Jean-Claude Casanova : « la meilleure manière de réduire le vote de protestation c’est d’élire les gens pour lesquels les protestataires votent ».
Enfin et surtout, ce dilemme interroge directement le rôle du Parlement. Si celui-ci a, en vertu de la Constitution, pour mission de voter la loi, de contrôler l’action du Gouvernement et d’évaluer les politiques publiques, il a également la responsabilité d’animer le débat public. Or il ne peut assumer ce rôle si les débats qui agitent la société française en sont exclus. Il ne peut assumer ce rôle si les adversaires de la République et de ses valeurs ne sont pas combattus dans l’arène de la démocratie. C’est ma plus profonde conviction : on ne peut gagner les combats qu’on refuse de mener.
Ce qui nous amène mécaniquement à un troisième sujet fondamental : l’avenir du Parlement. Une large partie de ce rapport y est consacrée. Le contraire aurait été étonnant. Cette partie exprime bien des idées en moi solidement ancrées.
Nous y avons ainsi abordé la question difficile mais inéluctable de la rénovation du bicamérisme. Je regrette à ce titre qu’un seul sénateur ait pu participer à nos débats, et cela au moment même où de nombreux voisins européens se penchent sur cette question. Voilà pourquoi je tiens à remercier ici sincèrement Luc Carvounas, qui a activement participé à nos travaux.
Nous avons formulé des propositions concrètes, s’agissant de la fabrique de la loi, qui doit être selon nous refondée. De la même manière, nous avons émis plusieurs recommandations de nature à renforcer la place de l’opposition et le contrôle de l’exécutif.
Enfin, avant de conclure cet avant-propos, je souhaite insister sur une proposition présentée ci-après et qui est à mes yeux capitale : l’instauration d’un véritable référendum d’initiative citoyenne.
Si nous voulons insuffler un véritable renouveau démocratique dans notre pays, nous devons redonner du pouvoir aux citoyens et leur offrir la possibilité d’interpeller leurs représentants.
La démocratie ne peut plus se résumer, comme ce fut trop longtemps le cas, au temps de l’élection, sous peine d’être condamnée à disparaître. Pour les mêmes raisons, toutes les nouvelles formes de participation et d’innovation démocratique doivent être encouragées.
En conclusion, le présent rapport ne prétend nullement à l’exhaustivité. Bien des sujets, notamment celui que nous venons d’évoquer, et que l’on résume parfois sous le terme de « démocratie participative », aurait mérité de plus amples développements. De la même manière, il ne prétend pas apporter de réponses définitives.
Il a pour seule ambition – et elle est déjà grande – d’aborder sous un angle différent un débat qui a été trop souvent mal posé dans notre pays, et qui mérite pourtant d’être à nouveau engagé et porté.
Parce que, comme l’écrivait Jacques Derrida, la démocratie est toujours « à venir ». Parce qu’elle est toujours inachevée et qu’elle doit être sans cesse réinventée. Et parce qu’elle a besoin, pour cela, de chaque citoyenne et de chaque citoyen.
Oui, c’est de l’imagination et de l’engagement des Françaises et des Français que dépend l’avenir de notre démocratie. En ce sens, ce rapport est une invitation.
LES DIX-SEPT PROPOSITIONS
Proposition n°1 – Imposer le non-cumul des mandats dans le temps.
Proposition n°2 – Mettre en place un véritable statut de l’élu.
Proposition n°3 – Introduire une représentation proportionnelle à l’Assemblée nationale.
Proposition n°4 – Élargir le champ du référendum et instaurer un véritable référendum d’initiative populaire.
Proposition n°5 – Revoir les procédures d’inscription sur les listes électorales.
Proposition n°6 – Redéfinir le rôle du Président de la République.
Proposition n°7 – Réinventer le septennat.
Proposition n°8 – Renforcer la responsabilité de l’exécutif et améliorer son contrôle sur les questions européennes.
Proposition n°9 – Réduire le nombre de députés (à 400) et de sénateurs (à 200) afin de renforcer leur poids dans les institutions.
Proposition n°10 – Rénover le bicamérisme.
Proposition n°11 – Libérer le Parlement de ses carcans.
Proposition n°12 – Améliorer la fabrique de la loi.
Proposition n°13 – Améliorer les instruments de contrôle et les droits de l’opposition.
Proposition n°14 – Faire une place plus large aux citoyens et aux questions européennes.
Proposition n°15 – Renforcer l’indépendance de la justice.
Proposition n°16 – Étudier la proposition tendant à la création d’un véritable ordre des juridictions sociales.
Proposition n°17 – Moderniser le Conseil constitutionnel.
Claude Bartonone
Président de l’Assemblée nationale
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