Le XIXe siècle est souvent lu, à la suite de Marx, comme la répétition sur un mode mineur de la Révolution française. En est-il ainsi à propos de la violence politique, véritable « mythe national » français depuis 178911 ? La violence affleure, de fait, à chaque rupture, crise ou anomie, qui agitent la France de la Restauration à la Commune : la « Terreur blanche » de 1815-1816, la Révolution de 1830, les insurrections parisiennes et lyonnaises de 1831, 1832, 1834, 1839, la Révolution de février 1848, l’insurrection ouvrière de juin 1848, le coup d’État du 2 décembre 1851, l’ « année terrible » qui court de l’été 1870 à la Commune de 1871, sans oublier les multiples attentats contre les souverains successifs (neuf contre le seul Louis-Philippe !). D’aucuns y ont vu la récurrence d’une guerre civile primordiale, entre Révolution et Contre-Révolution. Mais les formes et l’anthropologie de ces violences se distinguent assez nettement de celles de la Révolution française
Le XIXe siècle voit quasiment disparaître le massacre d’ancien type, entendu comme la mise à mort d’un groupe par une foule joyeuse, distingué par le calcul de la souffrance et le dépeçage des corps. Cette violence-là, qu’on avait pu observer dans les prisons parisiennes en septembre 1792, n’a plus lieu d’être au XIXe siècle – sinon sous forme d’anachronisme, ainsi lors du lynchage du maréchal Brune à Avignon en 1815, ou celui d’un jeune noble périgourdin, Alain de Moneys, dans le village de Hautefaye en août 18702. De manière générale, la visibilité du sang écoulé devient de plus en plus intolérable au cours du siècle, ainsi que l’atteste l’éloignement graduel des exécutions capitales des centres des villes. Mais cette rupture anthropologique n’empêche nullement les hécatombes politiques : la répression de l’insurrection de juin 1848 et celle de la Commune de Paris, durant la Semaine sanglante, se soldent par de véritables bains de sang. La violence est donc mise à distance, mais elle est sérialisée, voire industrialisée, dans le cadre de véritables guerres urbaines. La violence « légitime » de l’État s’abat avec lourdeur sur ceux que les élites au pouvoir perçoivent alors comme « barbares ». C’est ce paradoxe qu’il nous faut expliquer : le XIXe siècle a voulu s’arracher à la « Terreur » et pacifier les mœurs, mais il a rendu possibles des formes extrêmes de violence politique.
Violence et citoyenneté
Il faut d’abord comprendre que violence et citoyenneté n’apparaissent alors pas comme nécessairement étrangères l’une à l’autre, surtout (mais pas seulement) avant 1848 et l’introduction du suffrage « universel » masculin. Être citoyen, c’est exercer tout à la fois le droit de prendre la parole, de s’assembler, mais aussi d’affirmer sa souveraineté par le corps et par les armes. Cette conception agonistique de la citoyenneté est certes très éloignée d’une vision capacitaire (à la Guizot) dominante sous les monarchies censitaires (1814-1848), selon laquelle seule une petite élite douée de raison mériterait d’exercer des droits politiques. Mais le droit à l’insurrection, gravé dans le marbre par la Déclaration des droits de l’homme de 1793, ne cesse d’être réaffirmé par une large partie des républicains de l’âge romantique : quand la souveraineté du peuple est violée, il est nécessaire de prendre les armes pour la défendre. Jean Macé, dans un « catéchisme républicain » de 1848, distingue, comme plus tard Victor Hugo dans Les Misérables, l’émeute et l’insurrection, mais légitime cette dernière : c’est « la révolte de la volonté générale contre ceux qui la représentent mal »3.
De fait, des dizaines de milliers d’insurgés, au cours du siècle, n’ont pas hésité à prendre les armes au nom de la volonté générale ou des droits naturels, à s’emparer d’une parcelle de souveraineté et à exposer leur corps à la mort. « À cinq heures, nous serons tous morts », s’exclame ainsi le républicain Charles Jeanne sur une barricade du cloître Saint-Merry, en juin 18324. Seize ans plus tard, en juin 1848, les ouvriers insurgés du nord et de l’est parisiens construisent des centaines de barricades en toute conscience d’une mort possible, au nom du principe supérieur d’une République démocratique et sociale trahie par le pouvoir : « cette sainte cause compte déjà beaucoup de victimes ; nous sommes tous résolus à venger ces nobles martyrs et à mourir », peut-on lire sur une affiche placardée dans le faubourg Saint-Antoine. De même, le 22 mai 1871, le Comité de salut public lance un appel aux armes désespéré, au nom de la Commune de Paris menacée par les troupes versaillaises : « Place au peuple, aux combattants, aux bras nus ! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné »5.
« Mourir pour des idées » est au XIXe siècle un pari acceptable, presque religieux, y compris pour des représentants politiques.
Le député Baudin, lors du coup d’État de décembre 1851, en fait l’amère expérience lorsqu’il s’exclame, face à des ouvriers peu enclins à prendre les armes au nom d’une République qui les avait largement oubliés depuis 1848 : « Vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs par jour » (montant de l’indemnité parlementaire). Son sacrifice, au cœur du faubourg Saint-Antoine, a contribué à forger une figure originale du héros civique, le député-martyr : il « restaurait la confiance dans le mandat représentatif par l’acte insoupçonnable du sacrifice suprême »6, éloignée d’une simple morale des intérêts.
Cet univers mental, assez éloigné de notre présent, a pour corollaire une conception extrêmement brutale du maintien de l’ordre. Les pouvoirs successifs, jusqu’au début de la Troisième République, n’hésitent pas à faire un usage disproportionné de la force contre des insurgés désignés comme des « barbares ». Barbares, les canuts lyonnais de 1831, et plus largement les ouvriers qui « menacent la société », tapis « dans les faubourgs de nos villes manufacturières »7 ; barbares encore les insurgés de juin 1848, « écume morale et physique de la société », contre lesquels sont diffusées toutes sortes de fausses nouvelles qui leur imputent des viols de religieuses, des têtes coupées et exhibées sur les barricades, des corps sciés et cloués, lacérés ou écorchés vifs8… Barbares également, les ruraux qui, dans les département « rouges », combattent le coup d’État du 2 décembre au nom de la Loi, désignés comme de vulgaires bandits « partageux » et incendiaires : « La question est nettement posée : entre la civilisation et la barbarie, entre l’ordre et l’anarchie, entre la propriété et le vol, entre la religion et le cynisme le plus dégradant »9
. Barbares enfin, les communards de 1871, réduits par les discours versaillais à des criminels vandales, « vermine des faubourgs » : il s’agit « de purger notre pays de toute la racaille qui sème le deuil et la misère partout »10. La tératologie et même, après la Commune, la psychiatrisation des foules révolutionnaires11
justifient une violence purificatrice, condition supposée du retour à l’ordre social. De fait, la purge se fait radicale : 10 à 15 000 victimes communardes pendant la seule Semaine sanglante12, sans doute 4 000 insurgés tués pendant l’insurrection de juin 1848. La difficulté même à compter les victimes, source de débats historiographiques, en dit long à la fois sur l’ampleur des déchaînements répressifs et sur la volonté d’en effacer les traces. La chronologie de ces violences (en 1815-1816, au début des années 1830, en juin 1848, en 1871) a conduit certains historiens à émettre l’hypothèse d’une violence fondatrice, comme si les « régimes du XIXe siècle [avaient] eu besoin d’un bain de sang […] au lendemain de leur instauration elle-même violente »13. Dans chacun des conflits frappe en tout cas l’asymétrie des morts – y compris bien sûr sous la Commune – entre l’insurrection et sa répression.
Les formes mêmes des combats insurrectionnels singularisent la violence politique du XIXe siècle.
De retour dans le paysage urbain en novembre 1827, la barricade est la véritable matrice – réelle et symbolique – des insurrections et révolutions de ce siècle. Faites d’un bric-à-brac de pavés, meubles, barriques, poutres, roues, les barricades ne dessinent pas seulement des frontières défensives face aux avancées des forces de l’ordre. Elles fixent un rapport à l’espace et à la souveraineté. Formées par des communautés de voisins et de compagnons d’ateliers, nouées en réseaux, articulées aux immeubles proches, elles permettent l’auto-organisation de quartiers entiers. Une division du travail insurrectionnel relie maçons, serruriers, menuisiers, typographes, vétérans, femmes et enfants, de la construction des barricades aux tirs de fusil et aux jets d’objets, en passant par la fonte de balles, la transmission de messages par des estafettes et le soin aux blessés.
Les frontières entre violence et non-violence en ressortent brouillées.
Les barricades brisent l’ordre quotidien, suspendent le temps ordinaire et placent au cœur de l’espace urbain la discorde sociale et politique. La menace de la guerre civile interpelle le pouvoir, si bien que la violence des « citoyens-combattants »14 est d’abord instrumentale, manière de trancher à ciel ouvert un nœud gordien. La barricade possède une fonction de dévoilement. C’est ainsi la nature même de la République et de la représentation – exclusive ou inclusive15 – qui est en jeu dans la guérilla urbaine de juin 1848.
L’art de la barricade et de la guerre urbaine
Avec le temps, surtout après 1848, l’art de la barricade et de la guerre urbaine se formalise et se militarise. Auguste Blanqui rédige en 1868 ses Instructions pour une prise d’armes et prévoit la constitution de commissions d’armement, des vivres et de sûreté publique. Sous la Commune, une Commission des barricades coordonne l’érection de quelques ouvrages défensifs d’envergure, notamment place de la Concorde, mais sans grande efficacité. La plupart des barricades, bricolées à la hâte, seront vite balayées par les troupes versaillaises. Du côté de l’ordre, se met en place une stratégie de contre-insurrection. En 1849, le maréchal Bugeaud, célèbre défenseur des « enfumades » algériennes, écrit un traité de « guerre des rues et des maisons », fondé sur la célérité implacable de la reprise en mains, « avec la rapidité du fluide électrique »16.
Lorsque s’abat la vague répressive, la violence s’exerce moins dans des corps à corps que dans des mises à mort à distance : canonnades, fusillades, complétées il est vrai par des coups de baïonnettes attestés par l’état des cadavres – ainsi pour le massacre de la rue Transnonain, en 1834.
Les tueries, massives, ne s’accompagnent pas d’une violence-spectacle, elles s’accomplissent souvent au crépuscule, la nuit ou au petit matin17.
Les terrains vagues, les cours de casernes, les carrières, les caves, les cimetières, les pieds de murs, les parcs et jardins deviennent les espaces du massacre dans sa nouvelle acception, celle d’une mort sérielle, en 1848 comme en 1871. Pendant la Semaine sanglante, à la suite des combats de barricades, on fusille à la chaîne, dans des exécutions sommaires contre tous ceux qui « ont une mine d’insurgé ». Des pelotons d’exécution, à la suite de simulacres de procès par des « cours martiales », procèdent à un abattage continuel, dont témoigne un commerçant du IIe arrondissement, pro-versaillais : « Le nombre des insurgés qu’on fusille est considérable, il y a une très grande quantité de cours martiales qui fonctionnent de tous côtés, et cela va rondement. […] Il faut qu’on nous débarrasse de ces abominables brigands »18. S’ensuit un travail d’élision des traces, d’enfouissement des cadavres dans des fosses communes, dans les cimetières parisiens et hors des cimetières, dans des squares, des terrains vagues, des puits, aux carrières d’Amérique, aux Buttes-Chaumont… On ne promène plus les cadavres en trophées, on efface leurs traces. L’effroi demeure l’horizon de la violence répressive, mais ses modalités ont été adaptées aux nouveaux seuils de tolérance de ce siècle postrévolutionnaire. À partir des années 1880, et plus encore après la vague d’attentats anarchistes des années 1890, l’économie de la violence politique est réaménagée avec l’abandon graduel du modèle insurrectionnel – sans effacement des armes19 – et l’affinement – sans irénisme ni linéarité – des techniques républicaines de maintien de l’ordre20.
Emmanuel Fureix
Université Paris Est Créteil, CRHEC
- Jean-Clément Martin, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006. ↩
- Alain Corbin, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990. ↩
- Petit catéchisme républicain, par Jean Macé, Paris, Garnier, 1848, p. 10-11. ↩
- Charles Jeanne, À cinq heures nous serons tous morts ! Sur la barricade Saint-Merry, 5-6 juin 1832 ; présenté et commenté par Thomas Bouchet, Paris, Vendémiaire, 2011. ↩
- « Au peuple de Paris, à la garde nationale », Journal officiel de la République française, 22 mai 1871. ↩
- Alain Garrigou, Mourir pour des idées. La vie posthume d’Alphonse Baudin, Paris, Les Belles Lettres, 2010. ↩
- Article sans titre de Saint-Marc-Girardin, Le Journal des débats, 8 décembre 1831. ↩
- Emmanuel Fureix, « Mots de guerre civile. Juin 1848 à l’épreuve de la représentation », Revue d’histoire du XIXe siècle, 1997, n° 5, p. 21-30. ↩
- Proclamation du préfet de l’Oise, décembre 1851. ↩
- Lettre d’un officier versaillais du 17 mai 1871, citée par Robert Tombs, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871, Paris, Libertalia, 2014, p. 360. ↩
- Catherine Glazer, « De la Commune comme maladie mentale », Romantisme, 1985, n° 48, p. 63-70. ↩
- La dernière mise à jour est due à Michèle Audin, La Semaine sanglante. Mai 1871. Légendes et comptes, Paris, Libertalia, 2021. Elle conteste l’estimation faite précédemment par Robert Tombs, autour de 7 000 victimes. ↩
- Alain Corbin, Histoire du corps, tome 2, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Le Seuil, 2005, p. 223. ↩
- Louis Hincker, Citoyens-combattants à Paris, 1848-1851, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008. ↩
- Samuel Hayat, Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848, Paris, Seuil, 2014. ↩
- Maréchal Bugeaud, La guerre des rues et des maisons ; manuscrit inédit présenté par Maïté Bouyssy, Paris, Jean-Paul Rocher, 1997. ↩
- Alain Corbin, Histoire du corps, op. cit., p. 225. ↩
- Cité par Michèle Audin, op. cit., p. 64. ↩
- Éric Fournier, La Critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires sous la IIIe République, Paris, Libertalia, 2019 ; Anne Steiner, Le goût de l’émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle Époque », Montreuil, L’Échappée, 2012. ↩
- Jean-Marc Berlière, « Du maintien de l’ordre républicain au maintien républicain de l’ordre ? Réflexions sur la violence », Genèses. Sciences sociales et histoire, 1993, p. 6-29. ↩