Michel Fize, sociologue et politologue, déplore la montée de l’individualisme en France, symbolisée par l’augmentation des refus d’obtempérer et la déstructuration morale de la société. Il souligne la nécessité de réinculquer une tradition morale pour restaurer le vivre-ensemble et combattre l’« individualisme triomphant ».
Les violences individuelles et collectives se multiplient dans ce pays. L’augmentation est exponentielle.
À « chaque coin de rue », peut surgir un danger : une insulte, une agression, une altercation.
La victime peut être n’importe qui (et l’agresseur aussi). Les représentants de l’ordre sont à cet égard une cible privilégiée. La mort brutale, lundi dernier, de l’adjudant-chef Eris Comyn, 54 ans, lors d’un banal contrôle routier, en est une nouvelle illustration. Le refus d’obtempérer aux injonctions des forces de police et de gendarmerie est désormais quotidien.
Toutes les vingt minutes, un automobiliste fait le choix de ne pas consentir à s’arrêter, prenant le risque, dans 16 % des cas, de mettre en danger la vie d’autrui, et d’abord celle des policiers et des gendarmes.
En dix ans, la fréquence des refus d’obtempérer a augmenté de plus d’un tiers pour atteindre le chiffre de 30 652 (en 2022). Ces refus, on le sait, surviennent plutôt la nuit et sont généralement commis par des individus délinquants sans permis ou sous l’emprise d’alcool ou de produits stupéfiants illicites. Mais, comme le souligne Le Parisien qui a enquêté sur le sujet (édition du 28/08/2024) « cela peut arriver avec Monsieur ou Madame Tout-le-Monde pour une raison futile ».
Autant dire que le « sentiment d’insécurité » s’est mué, une fois pour toutes, en insécurité réelle.
La raison en est simple. Nous sommes bel et bien dans le monde du « chacun fait ce qu’il lui plaît » – ce que nous avons nommé naguère « l’individualisme triomphant ».
Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est la question que tout le monde aussi se pose. Il faut donc aller au-delà des commentaires sauvages, spontanés ou superficiels, exposés sur les plateaux de télévision. Il faut surtout, avant de définir les réponses au problème, poser, se poser, les bonnes questions. S’agit-il d’une question d’autorité (défaillante), de pouvoir politique (inefficace) ? Plus de policiers par exemple – que l’on doterait par exemple d’un « présomption de légitime défense » – suffiraient-ils à ramener l’ordre contrarié dans la Cité ?
Non, ce ne sont pas les bonnes questions. Alors, ne s’agirait-il pas plutôt d’une question morale (au sens des mœurs chères au sociologue allemand Norbert Elias) ?
Ne serions-nous pas face à une « dé-civilisation des mœurs » ?
On le dit parfois – président de la République en tête – pour l’oublier aussitôt. C’est une erreur car nous sommes bien dans une situation de déstructuration aigue de la vie morale de ce pays.
Dans un premier livre La Crise morale de la France et des Français publié aux Editions Mimésis en 2017 – livre totalement passé sous les radars médiatiques, j’ai tenté d’analyser cette situation (pas si nouvelle que ça en réalité) d’« a-moralisation sociale ». J’ai récidivé dans un deuxième livre, paru quatre ans plus tard, chez le même éditeur, intitulé De l’abîme à l’espoir. Enfin, dans un troisième, publié plus récemment chez Amazon, Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ces deux derniers livres ont connu, hélas, la même infortune médiatique que le premier. J’ai par ailleurs pu exposer, en de rares occasions il est vrai, cette analyse sur les chaînes d’info. En vain cette fois encore.
Redisons donc en quelques mots la teneur de mon propos [qui a fait l’objet de plusieurs articles dans la Revue politique et parlementaire et le site Atlantico]. Reparlons donc d’« individualisme triomphant », de cette montée de l’« individualiste-roi ». Le principe en est simple. Comme le rappelait un observateur dans la revue Christus, en octobre 1968, « L’interdit ne fonctionne plus. Les gens passent outre ».
Mais n’accablons pas mai 1968 qui n’a été qu’un simple accélérateur d’un mouvement en marche depuis les années 1950.
L’ « individu-roi » – dont Emmanuel Macron offre un parfait exemple… jusqu’à la caricature (cf. La mégalothymia d’Emmanuel Macron, essai de psycho-analyse, Amazon, 2023), est un individu qui veut toujours avoir raison, qui ne souffre aucune contradiction, refuse toute contrainte. Il veut faire « c’qui lui plaît, quand ça lui plaît ». À ses yeux, autrui n’existe pas – sauf pour lui rendre service. Et nous revenons au refus d’obtempérer qui est vécu – y compris par ce Monsieur ou Madame Tout-le-Monde évoqué plus haut – comme « une atteinte à l’égo », une « atteinte à l’intégrité du moi ». Dès lors, pour se soustraire à la contrainte, tous les moyens sont bons, comme donner la mort, la fin (l’égo) justifiant les moyens les plus extrêmes (la mort donc). Les policiers pris à parti lors des contrôles routiers ont ainsi raison de souligner que certains conducteurs jouent avec leur vie sans y penser et que beaucoup ne s’arrêteront pas lorsqu’ils le leur demanderont.
Concluons.
Une vie en société n’est pas, et ne sera jamais, « le laisser-dire » et le « laisser-faire ».
Or notre société a clairement perdu tous ses repères, le « sens du bien et du mal », qui, soit dit en passant, n’est plus compris faute d’être appris. Ce n’est évidemment pas raisonnable, mais au temps de la souveraineté émotionnelle, il est vrai que la Raison n’a plus grand sens, elle non plus.
Il faut cependant retrouver la tradition morale, la réinculquer à nos enfants (et aux autres). Les mœurs ne sont jamais un carcan mais la rançon de nos libertés.
Michel Fize, sociologue et politologue.
Auteur de « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Amazon, 2024)