Dans Le Figaro, l’essayiste François Bousquet, l’un des représentants de la « nouvelle » Nouvelle Droite, se demandait récemment « pourquoi le Rassemblement national ne livre pas la bataille culturelle ». D’une certaine manière, la réponse est dans la question : pour un parti politique, livrer la bataille culturelle, c’est d’abord reconnaître la pertinence d’un tel concept et, partant, consentir à tout ce qu’il implique sur le plan pratique. Or, ce concept, tel qu’utilisé par Bousquet, provient d’un héritage bien particulier, celui d’Antonio Gramsci, dirigeant communiste italien du début du vingtième siècle. La question de Bousquet est donc toute rhétorique : si l’on suit la logique qu’il suggère, « le RN ne livre pas la bataille culturelle » car ses dirigeants, par choix ou par ignorance, n’adhèrent pas à la vision gramscienne de la société, et à la stratégie politique qui en découle, ce qu’on appelle parfois la « métapolitique » – une vision et une stratégie dont Bousquet s’avère dans son texte un fervent promoteur.
Un pouvoir culturel qui « commanderait » au pouvoir politique ?
Pour faire simple, la « métapolitique » renvoie à l’hypothèse selon laquelle le pouvoir politique, qui se traduit par l’expression juridique d’une volonté et l’exercice institutionnel d’une souveraineté, serait influencé, manipulé et, pour finir, déterminé par un autre pouvoir, le « vrai », celui d’une « élite » hégémonique agissant sur les mentalités et les mœurs, autrement dit la culture. « C’est ce pouvoir, le pouvoir culturel, qui commande les autres pouvoirs », va jusqu’à écrire Bousquet. Ainsi, la prise du pouvoir culturel précéderait et conditionnerait la conquête du pouvoir politique (la victoire aux élections) et son exercice (la capacité à appliquer un programme).
En ce sens, le travail du militant (méta)politique consisterait donc à susciter, dans l’électorat, des automatismes mentaux et affectifs qui conduiraient nécessairement ce dernier, par osmose culturelle, vers le bon bulletin de vote.
Cette « métapolitique » à la mode Gramsci, c’est ce que propose Bousquet aux dirigeants du Rassemblement national pour parvenir au pouvoir et, ensuite, l’exercer. Une telle perspective me paraît pourtant une impasse, et ce pour quatre raisons principales.
Les idées, oui. Gramsci, non.
Avant de les détailler, une remarque : une chose est de constater et regretter la place insuffisante donnée, au sein d’un parti politique, à la pensée, aux idées, au travail théorique, à la créativité intellectuelle ; une autre est d’en conclure qu’il faut, pour remédier à ce problème, adopter tel ou tel système idéologique pour la seule raison qu’il semble faire de l’esprit humain l’enjeu principal de l’histoire politique.
Sur ce point, Bousquet recourt à une illustration qui, à l’épreuve des faits, tombe à plat. Il assimile en effet la campagne de Nicolas Sarkozy, en 2007, à un « moment gramscien », sous le prétexte que le ministre de l’Intérieur de l’époque avait utilisé la formule suivante : « Le pouvoir se gagne par les idées ». Or, le travail idéologique réalisé dès 2004 par l’équipe Sarkozy, bien réel en effet, ne correspond pas à ce que préconise Gramsci, à savoir l’établissement d’une hégémonie culturelle. Comme l’a rapporté Emmanuelle Mignon, qui fut la cheville ouvrière de cette entreprise intellectuelle inédite, il s’agissait, non d’imposer (même subtilement ou subrepticement) une nouvelle culture, mais de proposer une nouvelle articulation entre l’action et la pensée, de « bâtir un programme » à partir d’un « débat d’idées ». Un moment unique dans l’histoire de la vie politique française ?
Sans doute. Un moment gramscien ? En rigueur de termes, non. Nous avons besoin d’idées novatrices, crédibles, enthousiasmantes et, surtout, gages d’efficacité lorsqu’elles en sont à nourrir la décision politique ; mais cela n’implique pas de devenir gramsciste.
La métapolitique, c’est la méta-guerre.
Car Gramsci est un marxiste. Comme tel, cela ne disqualifie pas son œuvre, qui est d’une acuité, d’une érudition et d’une portée hors du commun. Mais, pour bien saisir l’édifice théorique auquel il aboutit, en particulier les concepts autour desquels s’articule sa pensée, et la déclinaison politique susceptible d’en être donnée, on ne peut tenir une telle information pour marginale ou anecdotique. Au contraire, elle fonde et détermine tout le reste.
Or, le marxisme, autant qu’une doctrine politique, est une cosmodicée, c’est-à-dire une explication du fonctionnement de l’univers et des soubresauts de son histoire. Le fil rouge de la cosmodicée marxiste, le moteur de l’histoire selon Marx, Engels et Lénine ? L’affrontement à mort entre les « classes » qui, supposément, composent l’humanité. C’est d’ailleurs pour « corriger » une faille dans ce système dialectique que Gramsci en vient à recourir au concept d’hégémonie culturelle.
En effet, Marx ayant prédit que la révolution communiste partirait des pays industrialisés, Gramsci tente d’expliquer pourquoi elle a finalement surgi dans un pays peu industrialisé comme la Russie. Sa réflexion le conduit alors à la thèse selon laquelle la classe ouvrière des pays industrialisés (comme l’Italie dans sa partie septentrionale) ne pouvait déclencher la révolution, soumise qu’elle était à l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie : elle portait encore en elle les « incrustations petites-bourgeoises » (ce sont ses mots) laissées par les programmes scolaires, les journaux, l’art, le catéchisme, etc, eux-mêmes produits par la classe dominante.
L’œuvre à entreprendre, dès lors, selon lui ? Détruire la culture en question pour mettre fin à son hégémonie, et lui substituer l’hégémonie d’une culture authentiquement prolétarienne. L’affrontement à mort, classe contre classe, groupe social contre groupe social, bloc contre bloc : Gramsci est bien un marxiste pur et dur. A l’échelle d’une nation, une telle logique de division absolue et assumée a pour conséquence de légitimer la guerre civile, rampante ou déclarée, comme moyen de l’action politique. La métapolitique gramscienne, c’est en réalité la méta-guerre.
Ainsi, quand Bousquet écrit que le RN, pour parvenir au pouvoir, doit d’abord « assurer la direction des esprits » en se dotant d’« appareils d’hégémonie », « l’hégémonie n’étant rien d’autre que la faculté à transformer l’idéologie d’un groupe social en croyances universellement reçues et acceptées sans examen par tous », il reprend à son compte la dialectique marxiste. Examinons rapidement son propos. De quel « groupe social » parle-t-il ? Les Français de souche ? Qui sont-ils ? Les Français de droite ? Qui sont-ils ? Les Français patriotes ? Qui sont-ils ? Les électeurs du RN ? En quoi constituent-ils un groupe « social » ? Et quand bien même on parviendrait à le circonscrire, qui pourrait en définir « l’idéologie » ? Cette rhétorique ne résistait déjà pas à l’examen de la réalité dans l’Italie de Gramsci ; il n’en va pas autrement dans la France d’aujourd’hui.
L’hégémonie culturelle : une chimère hors de propos pour le RN.
Qu’on me permette de livrer, à la suite de Bousquet, quelques réflexions sur le positionnement du RN, à partir de la connaissance que j’ai, d’une part de ce parti, d’autre part de l’électorat qui semble lui manquer, les 5-10% qui pourraient « basculer » – ceux que je qualifierai de CSP+ « classic-open », des individus de plain-pied avec le monde d’aujourd’hui, attachés à la liberté individuelle, au travail (et à l’argent qui en est le fruit), à la responsabilité, au progrès technique et social, mais aussi à la sévérité de la loi, à la souveraineté du peuple et à l’identité millénaire de la France telle qu’elle s’incarne dans les traditions folkloriques et/ou spirituelles, la stabilité sociale, une certaine homogénéité démographique, etc.
La stratégie métapolitique de l’hégémonie culturelle, dont le but est de détruire la culture introuvable d’un groupe introuvable pour la remplacer par la culture introuvable d’un autre groupe introuvable, ne peut être celle du Rassemblement national. Le nom du parti lui-même suffit à s’en convaincre – il faudra d’ailleurs, un jour, faire l’histoire du changement de nom de ce parti, et montrer ce que signifie, sur le plan de la philosophie politique, le remplacement des mots « Front national » par ceux de « Rassemblement national », et l’ampleur de la transformation, voulue ou non, qu’il révèle : pensons à ce qu’est un « front », et à ce qu’est un « rassemblement », surtout dans la France multipolarisée d’aujourd’hui…
Si l’on suit ce qu’en disent ses dirigeants, le RN vise à rassembler – rassembler, non dans un vivre-ensemble artificiel et creux, où flottent nulle part des individus de nulle part, mais dans une nation, c’est-à-dire un groupe d’individus qui, s’étant donné une loi, devient un corps politique.
Ainsi, ceux qui placent leur réflexion sur le terrain dialectique ne comprennent pas ce qu’incarne Marine Le Pen et ce qu’elle cherche à proposer aux Français, avec les hauts et les bas de la vie politique, et toute l’hommerie qu’on y rencontre. Le RN n’est pas un parti de valeurs ; c’est un parti de programme. Le RN ne va pas vers l’homme nouveau ; il vient (ou en tout cas prétend venir) de l’homme réel. Le RN ne cherche pas à faire triompher des « croyances », pour reprendre le mot de Bousquet ; il cherche à faire triompher une volonté, celle du peuple, éclairée par la compréhension du réel. Nous reviendrons sur ces différents points.
La société ? Quelle société ?
En recommandant au RN une pensée qui repose sur la conflictualité, Bousquet se trompe de produit et/ou de cible. C’est la première raison qui me conduit à qualifier Gramsci d’impasse pour le RN.
La deuxième concerne une notion-clé de la pensée gramscienne, dont Bousquet estime quant à lui qu’elle doit être une boussole théorique et pratique pour le RN : la société civile. Au fond, la société civile est le substrat, le matériau de la métapolitique ; c’est elle que les machinistes de l’hégémonie culturelle cherchent à modeler, elle dont ils prétendent façonner les mentalités et les comportements, afin de la rendre « consentante » à leur projet politique, quel qu’il soit. C’est dire son importance pour Gramsci et ses épigones.
Pourtant, deux questions se posent aujourd’hui, qui se posaient déjà dans l’Italie de l’entre-deux-guerres : la société civile existe-t-elle en tant qu’entité homogène (première question) susceptible d’agir et/ou d’être agie dans le champ politique (deuxième question) ? Pour Bousquet, cela ne fait aucun doute : « La société civile est une réalité avec laquelle il faut compter et le langage qu’on lui tient est d’abord métapolitique, c’est-à-dire idéologique. »
A ce stade de notre réflexion, il faut littéralement jeter sur la table un phénomène anthropologique et socio-historique que Bousquet semble ignorer et qui, pourtant, selon moi, périme définitivement Gramsci et la métapolitique : la post-modernité. Dès 1979, Jean-François Lyotard en a livré une description saisissante dans son ouvrage La condition postmoderne : il y explique la disparition, en Occident, des « grands récits » porteurs d’une « puissance unificatrice et légitimante » et, à ce titre, pourvoyeurs de sens pour le monde et les sociétés. Selon lui, « le principe de l’unitotalité ou de la synthèse sous l’autorité d’un méta-discours de savoir » a disparu.
A l’échelle collective, la traduction du bouleversement copernicien qu’est la post-modernité, c’est la fin des sociétés holistes, un type de société où l’individu n’existe que par rapport au groupe, la seule unité reconnue étant celle du tout. Or, la société à laquelle se réfère Gramsci est précisément une société holiste – les sociétés, devrait-on dire : celle qu’il cherchait à abattre en y attisant la révolution, la société italienne de la première moitié du vingtième siècle, traditionnelle, catholique, paternaliste, corporatiste, organique ; et celle qu’il ambitionnait de construire, la société du « Grand soir », communiste, égalitaire, militaire et totalitaire. Sans société holiste, il n’y a pas de métapolitique.
On peut donc en déduire que le gramscisme, en tant que stratégie politique, s’appuie sur une sociologie dépassée et/ou chimérique. C’est une théorie datée, elle appartient à un passé qui n’est plus ou à un avenir qui, Dieu merci, n’est pas d’actualité.
D’ailleurs, Bousquet apporte lui-même la preuve que sa grille de lecture sociologique empruntée à Gramsci est caduque. Suivant le fil conceptuel du « groupe social » (très présent chez Gramsci), il part d’un postulat que la plupart des sondeurs et politologues impartiaux considèrent aujourd’hui comme obsolète, à savoir que le RN est le parti d’un « groupe social » en particulier, les « classes ‘subalternes’ », lesquelles n’auraient « aucune légitimité culturelle » en raison de leur « invisibilisation médiatique ». Et pour attester cette dernière, il prend l’exemple de la télévision : « Aucune série Netflix, aucun téléfilm de France Télévisions ne mettent en scène ces catégories sociales. La télévision les snobe avec une bonne conscience qui frise le racisme de classe. » C’est vrai, mais c’est réducteur : quid des réseaux sociaux, l’espace médiatique par excellence de la post-modernité, aujourd’hui plus puissants que la télévision ? A leur manière, ils nourrissent les esprits et construisent les opinions. Et, quoi qu’on en dise, ils ne représentent ni ne dépendent d’aucun de ces « appareils d’hégémonies » que Bousquet, à la suite de Gramsci, conseille aux dirigeants du RN de créer.
Ainsi, le fait que « les cadres supérieurs, qui ne représentent que 10% de la population, constituent 65% des personnes qui s’expriment sur les chaînes de la TNT » alors que « les ouvriers, qui représentent pourtant 12% de la population, n’occupent que 2% du temps d’antenne » ne signifie pas qu’on soit en situation d’hégémonie culturelle imposée par le groupe social des « cadres supérieurs » à l’encontre du groupe social des « ouvriers ». C’est un indicateur simpliste. Et quoi ? Il suffirait que l’espace médiatique reflète symétriquement la structure de la société pour que les problèmes politiques auxquels font face les uns et les autres soient réglés ? Les ouvriers ne voudraient donc voir et entendre à la télévision que des ouvriers, les cadres supérieurs que des cadres supérieurs ? Qu’un certain équilibre soit respecté, d’accord, et, de toute évidence, il ne l’est pas, mais, pour le reste, comment penser ces questions dans une perspective aussi déterministe, voire essentialiste ? Remarquons au passage la contradiction consistant d’un côté à revendiquer l’égalité de traitement et de l’autre à prôner l’hégémonie culturelle…
On s’y perd, et on ne peut que s’y perdre, car la stratégie métapolitique repose sur une vision biaisée de la réalité et recourt à des concepts erronés.
En outre, que le service public de l’audiovisuel soit gangréné par la mauvaise foi, le militantisme et le sectarisme, c’est un fait. Est-ce le signe d’une hégémonie culturelle ? Non, c’est aussi un fait : les Français qui s’y nourrissent, directement ou indirectement, sont minoritaires, et d’autres médias existent qui diffusent une autre musique idéologique ou font preuve d’un authentique pluralisme. Et à vrai dire, ce qui est politiquement inacceptable, ce ne sont pas les opinions politiques affichées plus ou moins ouvertement par les journalistes et animateurs du service public de l’audiovisuel, c’est qu’une telle entreprise soit alimentée avec l’argent du contribuable. D’où la proposition du RN : le privatiser. La loi plutôt que le combat culturel, la politique plutôt que la métapolitique.
En somme, quand bien même on considérerait la société civile comme un espace politique, ce n’est pas un « guichet unique » où l’on parle d’une seule voix et où l’on n’entend qu’une seule voix. L’envisager de cette façon, comme un tout mécaniquement homogène, et prétendre l’assujettir à quelque hégémonie culturelle, c’est partir à la chasse au dahu : on ne peut en revenir que bredouille.
République, État : deux mots-clés qui manquent sous la plume de Bousquet.
En réalité, la société civile, cet « archipel » pour reprendre le mot de Jérôme Fourquet, n’est pas un lieu de pouvoir politique – en France moins qu’ailleurs, contrairement à ce qu’affirme Bousquet quand il écrit que notre pays est une « vieille démocratie libérale où la société civile est solidement implantée ». Eh non, justement, la France n’est pas une vieille démocratie libérale ! La société civile n’y est pas « coproductrice du pouvoir politique », c’est tout juste si elle l’oriente à la marge.
En effet, la France est ce qu’on pourrait appeler une République-Etat : après la chute de l’Ancien régime, la politique y est née une seconde fois quand les individus-citoyens, dans leur infinie diversité, ont peu à peu pris conscience du « commun » qu’ils ont en partage, un « commun » qui les contraint autant qu’il les rassemble, la res publica, et ont confié à l’État le mandat de s’en occuper – un mandat exécuté par des gouvernants que les mêmes citoyens, agissant à partir du huis-clos de leur conscience personnelle, peuvent changer à tout moment, ou presque.
République, État, voilà deux mots cruciaux qui manquent dans le texte de Bousquet. En France, ce sont les deux piliers de la politique ; eux seuls rendent possibles l’exercice réel de la souveraineté, c’est-à-dire la capacité à dire : « Nous voulons ; tu dois ». C’est donc, me semble-t-il, à partir de ces deux réalités, à partir d’une réflexion sur ces deux réalités, que le RN, parce qu’il est un parti français du XXIe siècle et non un parti italien du XXe siècle, doit engager le nécessaire travail intellectuel sans lequel, c’est vrai, son accession au pouvoir et son exercice du pouvoir pourraient être compromis.
Hégémonie ? Oui, politique, celle du peuple !
Cela nous conduit à la troisième raison qui m’incite à penser que Gramsci et la métapolitique sont une impasse pour le RN : la nature et la fonction du pouvoir. Penseur de l’hégémonie, Gramsci est un théoricien de la conservation du pouvoir (ce n’est pas un hasard s’il s’est beaucoup inspiré de Machiavel). Rien que de très logique, du reste : dans la cosmodicée marxiste, l’aboutissement de l’histoire se définit par rapport au pouvoir, au pouvoir seul, au pouvoir total, au pouvoir pur – car il faut que le pouvoir soit devenu total et pur pour s’annihiler dans la « société sans classe », tel un trou noir. C’est le critère ultime.
Rien de tel dans la tradition républicaine-étatique française, à laquelle Gramsci est étranger : le pouvoir politique n’y est que le cadre instrumental de la volonté populaire. Lorsque Bousquet écrit « Pas de victoire politique durable sans hégémonie culturelle », il semble faire de la « durée » du pouvoir, de son exercice, un but en soi, dans une optique de quasi-prédation. Or, le RN ne cherche pas à conquérir le pouvoir pour le posséder et le conserver à tout prix, il cherche au contraire à être possédé par le pouvoir, au sens où il aspire à être un instrument docile de la volonté populaire, son relais, son véhicule.
C’est d’ailleurs pour cela qu’on le qualifie de « populiste ».
J’évoquais plus haut les deux mots-clés que l’on ne trouve pas sous la plume de Bousquet, à savoir Etat et République. Il en est un autre : démocratie, justement. Et pour cause : on ne peut faire de l’« hégémonie » l’horizon de l’action politique et adhérer à la démocratie comme système institutionnel dont le pluralisme est l’une des règles et l’alternance partisane un sain tempo ; on ne peut espérer qu’une idéologie se transforme en « croyances universellement reçues et acceptées sans examen par tous » (« sans examen », on se pince en lisant une telle expression sous la plume d’un intellectuel !) et reconnaître que la démocratie, comme culture, est une déclinaison de la liberté individuelle, fondement de notre civilisation forgée à Athènes, Jérusalem et Rome.
Pour Gramsci comme pour les adeptes de la métapolitique, il n’y a que des masses pavloviennes, obéissant aux déterminations de leur condition. Le RN ne partage pas cette ligne, au contraire. Quoiqu’en disent les observateurs superficiels et/ou malhonnêtes, son biotope est la démocratie, c’est-à-dire le pouvoir et la force (le grec « cratos » admet les deux acceptions) du peuple, non en tant qu’agrégat indistinct, mais en tant que rassemblement de citoyens libres et capables, chacun selon sa personnalité et son histoire, de penser, de réfléchir et de décider.
Dernière remarque : comment Bousquet ne se rend-il pas compte qu’en adressant publiquement aux dirigeants du RN, sur le registre de la connivence intellectuelle, la recommandation d’établir sur la société française une hégémonie, fût-elle culturelle, il donne du grain à moudre à tous ceux qui craignent, ou feignent de craindre, que ce parti n’entretienne un projet secret de remise en cause de la démocratie pluraliste ? Avec des amis pareils, pas besoin d’ennemi… Un tel manque de sens politique, pour le coup, impose la méfiance à l’égard de spéculations intellectuelles de ce type, aussi brillantes soient-elles. Le parti des purs finit toujours par apparaître comme le parti des purges.
Et si l’on suit les déclarations de ses dirigeants, le RN ne vise aucune hégémonie, sinon celle du peuple, dans une optique qu’on pourrait qualifier, à nouveau, de « populiste », ou encore de « démocratie radicale ».
Gramsci : ça n’a jamais marché !
Le motif le plus convaincant, toutefois, pour disqualifier Gramsci et la métapolitique est sans doute celui que nous enseigne l’histoire : ça n’a jamais marché. Une telle arithmétique, où victoire culturelle = victoire politique comme 2+2 = 4, est une vue de l’esprit.
Dans l’histoire occidentale récente, il n’existe en effet aucun exemple de victoire électorale – conquérir le pouvoir politique, en démocratie, c’est cela, et Bousquet n’en disconvient pas – dont on pourrait démontrer qu’elle procède d’une victoire sur le champ de bataille culturel, quand bien même celui-ci existerait. Aucune famille politique, nulle part, n’est arrivée au pouvoir parce qu’elle aurait réussi, au préalable, en vertu d’une stratégie dûment établie, comme Gramsci l’appelait de ses vœux, à instaurer une hégémonie culturelle sur la société, c’est-à-dire à transformer son idéologie en « croyances universellement reçues et acceptées sans examen par tous », pour reprendre les mots de Bousquet.
En Italie, les partisans et héritiers de Gramsci eux-mêmes ont échoué à imposer leurs vues : entre 1945 et les années 70, l’affrontement entre la Démocratie chrétienne et le Parti communiste italien (qu’illustre, sur un mode comique quoique riche d’enseignements, la série des Don Camillo) ne correspond pas à la lutte culturelle selon Gramsci, et son dénouement (l’alliance tacite, jusqu’au début des années 90, entre les appareils de la DC et du PCI, communiant dans la corruption et le cynisme) en est même l’exact opposé.
Quant à la gauche française d’après-guerre, elle n’est pas davantage l’illustration de la pertinence de la stratégie métapolitique, contrairement à la légende qui circule dans les cercles néo-gramscistes. On y raconte qu’à la Libération, la gauche aurait jeté son dévolu sur la culture, que la droite lui aurait abandonnée « comme un os à ronger » ; elle aurait su attirer dans ses rangs les Sartre, Aragon, Montand et Ferrat (pour reprendre les noms cités par Bousquet), ce qui aurait permis, au bout du compte, l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, trente ans plus tard. L’hégémonie culturelle à la Gramsci aurait donc bien accouché de la victoire électorale. CQFD.
Or, il se trouve qu’une telle lecture téléologique de l’histoire (histoire fort brève, soit dit au passage) ne résiste pas à l’épreuve des faits : pourquoi, si hégémonie culturelle il y avait, Mitterrand a-t-il lamentablement perdu les élections législatives, cinq ans plus tard ? Pourquoi un corps électoral prétendument soumis à l’hégémonie culturelle de la gauche se serait-il assez massivement tourné vers une droite qui, à l’époque, ne laissait aucun doute sur ses options idéologiques, diamétralement opposées à la politique menée depuis cinq ans ? On rappellera que Philippe de Villiers succède alors à Jack Lang (certes pour peu de temps) : on a vu des hégémonies plus solides… Bref, les faits sont têtus.
Le RN, parti de la loi et du réel
Que retirer de cet examen ? Je pourrais commencer par reprendre la formule d’un auteur qui figure sûrement au panthéon intellectuel de François Bousquet, le contre-révolutionnaire, catholique et franc-maçon Joseph de Maistre, qui écrivait en 1797 : « La contre-révolution n’est pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution. » Analogiquement, en prétendant substituer une hégémonie culturelle à une autre, après les avoir jetées l’une contre l’autre dans un grand affrontement appelé « bataille culturelle », les gramscistes et les adeptes de la métapolitique sont des partisans de la révolution contraire.
Le RN, quant à lui, récuse une telle approche, qu’on y vienne par la droite ou par la gauche. Marine Le Pen et Jordan Bardella l’ont déclaré à plusieurs reprises. Il n’est pas question, pour eux, d’exercer la souveraineté par des moyens révolutionnaires, c’est-à-dire arbitraires et sans limites, mais par le seul instrument qui convienne à l’expression de la volonté populaire, source et sommet de la politique : la loi. Dans un pays qui s’est construit et se déconstruit par l’Etat, devenu obèse et impuissant, seule la loi, avec les droits qu’elle confère et les devoirs qu’elle impose, est le véhicule des progrès attendus par le peuple en tant que corps politique. Ces progrès eux-mêmes ne peuvent être que politiques, ils ne peuvent porter que sur le quotidien de la res publica. L’amélioration du pouvoir d’achat, l’équilibre des comptes publics, la fin de l’immigration, le rétablissement de la sécurité, la modernisation du système de santé sont, à cet égard, autant d’exemples de cet empire du réel – un réel analysé avec les outils de la science.
De manière tout à fait significative, et qui ne doit rien au hasard, François Bousquet considère, lui, à l’école de Gramsci, que les fruits de la politique – de la politique jumelée à la métapolitique –, ce sont avant tout des « croyances ». Or, le RN se veut un parti politique, pas une organisation religieuse, un mouvement scout ou un cercle de perfectionnement moral. Peu lui importe que les électeurs pensent ou vivent de telle ou telle façon, et s’imaginent que l’univers est en route vers tel ou tel destin. Une hégémonie culturelle ne pourrait d’ailleurs que signifier, à terme, l’imposition d’une pensée officielle ou d’un art officiel, comme dans les dictatures ou les régimes totalitaires. Dans les écoles et les musées, quand ils relèvent de l’Etat, veut-on interdire Salvador Dali, sous prétexte qu’il était un compagnon de route du surréalisme, un mouvement d’inspiration marxiste ? Veut-on en bannir Arthur Rimbaud, anarchiste, homosexuel, anti-militariste, hostile à la religion chrétienne et quasi-sociopathe ? Veut-on liquider Ferrat, Ferré, Brassens, Dalida, Renaud, Lavilliers, Thiéfaine, voire Zaz ou Manu Chao ? Une telle perspective est assez écœurante, pour tout dire.
Même le patriotisme, en tant que sentiment, ne relève pas du champ d’action propre au RN. Pas plus qu’aucun autre parti politique, il ne peut forcer quelqu’un à éprouver un sentiment, surtout un sentiment qui a pour objet une réalité aussi complexe que la patrie. Ce qu’il peut, en revanche, sur le terrain culturel, c’est présenter la patrie, avec son histoire, sa culture, son identité, sa réalité charnelle – la présenter, c’est-à-dire la rendre présente, incontournable, pour ceux qui la connaissent et ne la connaîtront jamais assez, et ceux qui ne la connaissent pas encore. C’est un enjeu de savoir, presque un enjeu scientifique, pas un enjeu de contrôle mental ou sentimental. Ce que le RN peut également, c’est empêcher ceux qui n’aiment pas la patrie de nuire aux autres, et de profiter indûment de ses bienfaits – c’est avaliser, quant à la patrie, non une politique des sentiments, mais une hiérarchie politique des sentiments. Et cela, seule la loi le permet.
En réalité, à mon avis, s’il y a une bataille que le RN doit mener, ce n’est pas la bataille culturelle, c’est la bataille scientifique, au sens où il doit être le parti dont le programme s’inspire d’une connaissance scientifiquement incontestable du réel. Immigration, comptes publics, créations d’emplois, sécurité, système de santé : nul besoin, pour le RN, de mettre sur pied des « appareils d’hégémonie culturelle » stricto sensu pour présenter aux électeurs son diagnostic et ses propositions (encore faut-il qu’elles soient adéquates et suffisamment précises). Il appartient à ses militants de connaître les chiffres-clés, les tenants et aboutissants du désastre, et les mesures techniques à mettre en œuvre.
Bref, un défi de communication et de crédibilité, où autrui n’est pas le rejeton d’une hégémonie hostile mais un interlocuteur du même corps politique.
Le RN au pouvoir : l’alternance, pas la révolution ; l’espérance, pas la vengeance
Nous disions plus haut que l’approche gramscienne n’a jamais marché. Il y a peut-être une raison à cela : il s’agit d’une stratégie d’opposition, « réactive », « en contre », « anti-ceci, anti-cela » – c’était d’ailleurs l’un des reproches faits par les caciques soviétiques à Gramsci. L’adversaire mène la danse, on ne fait que cogner à sa porte en prétendant lui cogner dessus. Comme le reconnaît Bousquet lui-même, la bataille culturelle consiste à faire « émerger (…) une contre-culture. » Un tel positionnement, une telle posture, peut-être valables dans le champ « civil », n’aboutissent à rien dans le champ politique. Au contraire, il alimente une mentalité d’assiégé où, paradoxalement, l’envie le dispute à la répugnance, et donne crédit aux approches conflictuelles (« le système contre les extrêmes » – en réalité, le système n’existe pas plus que les extrêmes) qui empêchent le rassemblement, fût-il de raison et non de cœur. Chez certains gramscistes, la métapolitique apparaît parfois comme l’exutoire de complexes sociaux ou intellectuels, en mode « Je te hais mais je te veux » : sus à cette culture pourrie, à ce système décadent, où je n’ai pas ma place, où je ne suis pas reconnu, dont je n’ai pu acquérir les codes ou suivre le cursus honorum… Marine Le Pen l’a compris, qui œuvre depuis près de quinze ans à neutraliser au sein du parti le vieux fond sado-manichéen hérité du FN de son père. En somme, l’accession au pouvoir du RN doit être une alternance, non une révolution ; elle doit apparaître comme une espérance, non comme une vengeance.
Mathieu Grimpret,
Enseignant et auteur.