Après le bouleversement de ces dernières décennies, où les modèles économiques ont consacré l’avènement de l’immatériel, de la mondialisation quasi instantanée des échanges et du rôle cardinal des plateformes bifaces, un nouveau cycle a récemment émergé.
Loin d’être aussi messianique que l’affirmaient certains apôtres du web 2.0, celui-ci conjugue un éventail de promesses, sous fond d’accélération de l’innovation, de fusion de l’espace cyberphysique ou d’émergence de nombreuses technologies de rupture, à un ensemble de menaces telles que l’urgence écologique ou encore le délitement des démocraties et du tissu social.
Des éléments ouvrant un vaste champ des possibles, où les opportunités de chaque domaine se voient multipliées, justifiant ainsi l’essor de compétences appropriées à leur exploitation.
A ce titre, tout semble indiquer que nous ne sommes pas encore parfaitement prêts à relever ce défi. Notre système scolaire est ainsi jugé peu performant, difficile à rénover, inégalitaire et pas toujours pertinent dans ses orientations stratégiques[1]. Quant à l’enseignement supérieur, il a su afficher ses forces dans certaines disciplines et dans certains cursus, mais peine encore à s’affranchir de certains maux et à pallier au fort besoin de compétences numériques réclamé par le tissu économique[2].
Cependant, la numérisation constante de chaque structure de notre société confère également quelques avantages non négligeables pour soutenir notre système de formation et permettre aux citoyens d’embrasser pleinement cette course, à condition, peut-être, de prendre un peu de recul sur une vision parfois restrictive de l’éducation.
Ces papiers ne prétendent évidemment pas apporter une solution miracle au défi des compétences, ni de dresser un panorama de réponses exhaustif ou incontestable autour de ce sujet nébuleux, mais simplement de présenter une réflexion alimentée par différentes rencontres, tant auprès de professionnels que d’entreprises, opérant aussi bien dans le secteur public, privé ou encore dans l’enseignement.
L’omnipotence d’un cadre académique intéressant mais limité :
Il est tout d’abord intéressant de constater que lorsque l’on parle de formation, la grande majorité des professionnels pense immédiatement, si ce n’est exclusivement, au strict cadre académique. S’il semble effectivement logique d’aborder en premier lieu l’apprentissage scolaire et universitaire, il est en revanche étonnant, et certainement contreproductif, de cantonner le développement des compétences à cet unique cadre. En effet, la formation continue demeure encore en marge et nettement moins valorisée que la formation initiale, alors que les autres formes d’apprentissage (plateformes éducatives, applications, autoformation…) ne sont (quasiment) pas traitées.
Une vision restrictive nous obligeant en premier lieu à composer avec les lacunes structurelles du système éducatif qui n’est pourtant pas exempt de défauts. Celui-ci est tout d’abord prisonnier de sa structure. Du fait de son amplitude, de son organisation centralisée et d’une articulation parfois difficile avec les acteurs politiques et privés, il peine effectivement à afficher la réactivité nécessaire pour s’adapter à un monde bouleversé par le changement technologique et les nouveaux paradigmes de pensée. Faute de réformes structurelles et de moyens ambitieux, il tend à reproduire des schémas et des modes de raisonnement passés, à rebours d’un monde économique de plus en plus marqué par le besoin de création, d’adaptation constante et de capacité à résoudre des problèmes et à décider dans l’incertitude[3].
Des besoins nécessitant, dès le plus jeune âge, l’assimilation d’un esprit pionnier permettant à l’élève de comprendre ses spécificités cérébrales, de calquer son apprentissage en conséquence et d’enclencher une dynamique d’apprentissage continue tout au long de son parcours académique et professionnel, avec l’ensemble des nombreux outils à disposition (cours traditionnels et en ligne, pratique, applications, lecture…).
Ce modèle repose ainsi sur une approche ascendante de l’apprentissage, où l’on part des spécificités de l’individu (fonctionnement cérébral, type de mémoire et d’intelligence…) pour ensuite utiliser les outils les plus adaptés à celles-ci, pour enfin atteindre les finalités que souhaite cet individu (choix de carrière, secteur d’activité…).
A contrario, le système éducatif reste figé dans une approche descendante, où l’enseignant s’adresse de manière uniforme à une classe d’élèves pourtant composée d’individus hétéroclites, avec des fonctionnements et des aspirations multiples. Une approche passive de l’éducation, où l’élève n’est pas moteur de son apprentissage, générant ainsi de faibles gains d’efficacité, un manque de motivation et de compréhension face à la pertinence de l’éducation et de son importance pour son accomplissement futur en tant que citoyen[4].
Pourtant, un apprentissage ludique et davantage personnalisé se révèle bien plus efficace, en particulier dans une approche à long-terme, qu’une approche plus austère de l’éducation.
Une difficulté accentuée par une utilisation restreinte du spectre intellectuel d’un individu. En effet, même si les travaux cherchant à définir précisément ce qu’est l’intelligence, ses déclinaisons et son fonctionnement opérationnel sont encore incertains et nébuleux, certaines avancées ont bien eu lieu, et là encore, tout laisse à penser que nous avons pris du retard en la matière.
Parmi les 8 formes intelligences définies par Howard Gardner, seules les intelligences verbo-linguistique et logico-mathématiques sont ainsi réellement exploitées par le système scolaire[5].
Et ce alors que les intelligences intrapersonnelles (se comprendre) ou interpersonnelles (comprendre les autres) constituent par exemple des compétences cardinales, la première permettant notamment de calquer son mode de travail et d’apprentissage sur ses points forts, décuplant ainsi leur portée, tandis que la seconde est essentielle dans un cadre professionnel, en permettant d’optimiser le rendement d’un collectif nécessaire pour relever des problèmes de plus en plus complexes et trans-sectoriels. Quant aux autres formes d’intelligence, elles sont également susceptibles d’alimenter le potentiel d’innovation en permettant d’autres approches de raisonnement ou davantage de parallèles entre des secteurs d’activités.
Idem pour les travaux réalisés, et de plus en plus appliqués au sein des entreprises américaines, sur la distinction entre intelligence fluide et intelligence cristallisée. La première démontrant notre capacité à raisonner logiquement et à résoudre des problèmes nouveaux tandis que la seconde relève de nos compétences, nos connaissances et notre expérience.
La dynamique d’apprentissage privilégie nettement la seconde au détriment de la première, alors que les enjeux contemporains justifient de plus en plus le recours à cette dernière. En outre, cette intelligence cristallisée est elle-même assimilée de manière imparfaite.
En effet, le calendrier et les modalités d’évaluation poussent souvent les élèves à bachoter en grande partie avant les différents contrôles et examens, stimulant leur mémoire à court et moyen-terme, mais pas celle à long-terme pourtant indispensable à une intégration profonde du savoir. Par conséquent, une grande partie des connaissances étudiées sont rapidement oubliées et donc difficiles à mobiliser en cas de besoin dans le futur[6].
En outre, le cadre très particulier du système français, reposant en grande partie sur l’assimilation de connaissances restituées à travers un socle méthodologique et un raisonnement contraignant, applicable à tous et jugé plus important que le résultat dans les grilles d’évaluation, n’est pas sans conséquence sur la valorisation de certains profils. Les profils créatifs ou « neuro-atypiques » sont ainsi lourdement pénalisés, puisque devant en permanence composer avec un mode de pensée qui n’est pas le leur, sans grand espoir d’exploiter pleinement leurs qualités[7]. Alors que celles-ci sont souvent déterminantes dans le monde professionnel, comme le témoigne l’exemple de la Silicon Valley.
Ce modèle n’incite également pas à la prise de risque, et récompense au contraire les copies entrant précisément dans ce schéma de raisonnement.
Enfin, le système éducatif est également marqué par de profondes inégalités. L’accès aux plus grandes écoles de la République est ainsi lourdement conditionné par le milieu social, le fonctionnement cérébral et la localisation géographique, créant de ce fait un vivier de recrutement extrêmement restreint et ébranlant sérieusement l’idéal méritocratique, comme l’atteste l’exemple de Polytechnique où 74% des élèves sont parisiens[8]. Ainsi, le fait de faire dépendre en grande partie le développement des compétences sur le strict cadre académique et créer un amalgame entre performance académique et performance intellectuelle va générer plusieurs difficultés dans le monde professionnel[9].
Tout d’abord, cela restreint considérablement le vivier des talents en favorisant un « profil type » d’individu ayant souvent un fonctionnement cérébral similaire et provenant de quelques zones géographiques et milieux sociaux. Impactant de ce fait sérieusement la complémentarité des intelligences et le potentiel de création. Cela crée également des frustrations dans le monde de l’entreprise, et a fortiori dans le secteur public, où le diplôme/concours joue parfois un rôle prépondérant.
Une situation éminemment problématique car la légitimité pour prétendre aux plus hautes sphères devient ainsi fermée et non pas ouverte. Une légitimité ouverte désignant la capacité à tout à chacun de répondre à celle-ci, par exemple en améliorant ses attitudes ou ses compétences. A contrario, une légitime fermée reposera sur une performance passée, sur lequel l’individu n’a aucune prise (comme par exemple le fait d’avoir réussi telle école à l’instant T, personne n’étant capable de remonter le temps pour effectuer ce concours).
Ainsi, les professionnels peu diplômés ne sont pas incités à se surpasser et à approfondir sans cesse leurs compétences, car ils ne seront que trop rarement récompensés de leurs efforts[10]. Ce qui freine évidemment la performance de la structure. Mais cette situation accentue également la fragmentation sociale et territoriale, faute de réelle possibilité d’ascenseur social et territorial via le cadre éducatif. Enfin, cela génère de ce fait à une concentration des diplômes dans certaines sphères, nuisant à la performance globale de la structure[11].
Par conséquent, on voit que le cadre traditionnel de formation, bien que très intéressant et nécessaire, comporte cependant de nombreuses limites, dont certains vont rejaillir sur le tissu économique. Une faible minorité d’individus peuvent ainsi bénéficier d’un cadre d’éducatif optimal, centré sur leurs aspirations et leur fonctionnement cérébral. Les angles morts en matière de formes d’intelligence, d’encouragement à l’innovation et à la créativité, freinent également la performance collective d’une entreprise ou d’une administration[12]. La pertinence d’une vision passive et centrée sur un laps de temps déterminé de l’apprentissage, pèse enfin fortement sur le développement continu et ambitieux des compétences.
Mais si ces éléments freinent la performance de notre tissu économique, ils rendent également notre système de formation vulnérable. En cas d’absence de réformes et d’allocations de ressources ambitieuses, il est certain que des solutions issues du secteur privé émergeront en étant plus performantes, ludiques et centrées sur l’individu. Le risque d’obsolescence est donc possible. Et ce d’autant plus que la défense d’un système éducatif incomplet et inégalitaire ne suscitera probablement pas l’adhésion complète de la population. Il semble donc pertinent pour ce dernier de s’appuyer au maximum sur les possibilités du numérique pour gagner en efficacité et combler ses angles morts.
Après cette première approche, théorique et macro, nous proposons donc, via de futurs développements, d’aborder plus en détail l’ensemble des points déjà traités et d’analyser comment les nouveaux outils d’éducation peuvent améliorer une approche dynamique et ambitieuse de l’acquisition de compétences.
Charles Mariaux,
Délégué e-santé, secteur public, collège des ESN et bureau technologies chez Numeum.
[1] Voir par exemple les classements PISA des trente dernières années et les comparaisons effectuées
[2] https://www.medef.com/uploads/media/default/0019/99/14256-propositions-du-medef-election-presidentielle-2022-janvier-24.pdf
[3] Voir par exemple la critique du système académique de Peter Thiel dans son livre « From zero to one »
[4] Ibid
[5] Howard Gardner, « les intelligences multiples », 1993
[6] Voir notamment les travaux de Piotr Wozniak sur la répétition espacée (spaced repetition)
[7] Voir par exemple, « tout le monde n’a pas eu la chance de rater ses études », Olivier Roland, 2016
[8] https://www.lemonde.fr/campus/article/2014/11/25/l-ecole-polytechnique-ce-concentre-d-inegalites_4529264_4401467.html
[9] https://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2019/04/25364-les-diplomes-servent-ils-encore-a-quelque-chose/
[10] Voir par exemple, Pierre-Noël Giraud et Thierry Weil, « L’industrie française décroche-t-elle ? », 2013
[11] https://start.lesechos.fr/apprendre/universites-ecoles/x-ena-la-puissance-du-reseau-un-obstacle-au-controle-du-dirigeant-aux-effets-deleteres-1312420
[12] Des problèmes identifiés par certaines entreprises technologiques qui proposent des systèmes de formation en conséquence, à l’image d’Udacity